Voir sans cône ni bâtonnet

Docteur-MouseSi vous avez reconnu la bestiole figurant sur l’image ci-dessus, c’est probablement parce que vos yeux fonctionnent assez bien. Ce n’est malheureusement pas le cas de tout le monde mais une étude parue dans la revue Neuron du 15 juillet, à défaut de rendre la vue aux aveugles et malvoyants, ouvre un nouvel axe de recherche pour les aider. Avant tout, ce travail vient bousculer une idée reçue selon laquelle les cônes et les bâtonnets seraient les seuls photorécepteurs à tapisser notre rétine.

Pour ceux qui auraient oublié leurs cours de sciences naturelles (on dit SVT aujourd’hui, je sais…), un petit rappel peut s’avérer nécessaire. Contrairement à ce que certains croient, les images du dehors ne se contentent pas d’entrer dans votre tête par vos yeux… C’est un petit peu plus compliqué que cela. Quand la lumière a traversé votre œil puis le multicouche qu’est votre rétine, elle termine son chemin sur les quelque 120 millions de bâtonnets, ceux qui vous font voir (en noir et blanc) dans la quasi obscurité, et les quelque 7 millions de cônes, qui vous ont permis de passer à la télé couleur. D’où la formule mnémotechnique de mon invention, un peu bancale, mais qui me sert depuis un quart de siècle : Cône comme Couleur et Bâtonnet comme… Black and white. Une fois que les photons, les particules de lumière, les frappent, que se passe-t-il ? Les pigments photosensibles que contiennent cônes et bâtonnets changent momentanément de forme, ce qui induit une cascade de réactions chimiques aboutissant à la création d’un signal électrique qui va courir tout droit dans le cerveau.

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Et, jusqu’à présent, on pensait que sans cônes ni bâtonnets, point de salut, point de vue. Mais, depuis le début des années 2000, on sait que nous (je parle des mammifères, hommes compris) calons notre horloge biologique interne sur la lumière du jour SANS l’aide des cônes et des bâtonnets, grâce à un autre photopigment appelé mélanopsine, contenu dans les cellules ganglionnaires de la rétine, les premières que la lumière touche quand elle arrive au fond de notre œil (voir schéma ci-dessus). C’est précisément à cette mélanopsine et à ces cellules ganglionnaires que se sont intéressés les auteurs de l’étude publiée dans Neuron. Sans entrer dans les détails extrêmement pointus de leur travail, on peut résumer ainsi leur recherche : en ayant désactivé les cônes et les bâtonnets de souris, ces biologistes basés aux Etats-Unis ont prouvé que les animaux “aveuglés” étaient toujours capables de se diriger par la “vue”, de reconnaître des structures, et que cette prouesse était due aux cellules ganglionnaires photosensibles, dont le rôle ne se réduit pas à régler l’horloge biologique ou à ajuster le diamètre des pupilles en fonction de la lumière. Un des tests réalisés a consisté à faire nager des souris dans un circuit plein d’eau en forme de Y et, au carrefour où le bassin se divisait en deux, à leur indiquer, grâce à une image, la branche au bout de laquelle une plateforme les sortirait de la piscine. Les rongeurs privés de cônes et de bâtonnets mais qui avaient conservé leur mélanopsine, ont réussi, avec un bon entraînement, à trouver la sortie. Les souris sans cône, sans bâtonnet et sans mélanopsine, n’y sont pas parvenues, si ce n’est par hasard (je vous rassure, on ne les laissait pas se noyer).

Sur le plan fondamental, c’est donc une vraie découverte. Les chercheurs soupçonnent le couple mélanopsine-cellules ganglionnaires d’être le reste d’un système de vision archaïque qui aurait été supplanté par nos amis les cônes et les bâtonnets. Quoi qu’il en soit, sur le plan pratique, un des auteurs de l’étude, Samer Hattar, professeur assistant de biologie à la Johns Hopkins University, estime “qu’en théorie du moins, [ce résultat] signifie qu’une personne aveugle pourrait être entraînée à utiliser ses cellules ganglionnaires photosensibles de la rétine pour réaliser des taches simples qui nécessitent une acuité visuelle faible”. Pour avoir lu quantité d’articles et de communiqués de presse censés faire naître ou renaître l’espoir chez des malades, j’apprécie la prudente réserve du docteur Hattar.

Pierre Barthélémy

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