Les insectes, dernières victimes du syndrome du lampadaire

Une fois n’est pas coutume, les chercheurs nous pardonnerons un léger sourire. En effet, une équipe de l’université anglaise d’Exeter, dont nous avons récemment rapporté les travaux sur le graphène, vient de publier un article qui laisse légèrement perplexe. Il s’agit en effet d’une version inattendue du fameux syndrome du lampadaire (ou du réverbère suivant l’époque où se situe l’action…). Sous un lampadaire, un homme cherche les clés qu’il a perdues … parce que c’est là qu’il y a de la lumière. Thomas Davies, lui, rend compte dans un article publié le 23 mai 2012 dans la revue Biology Letters, de son étude des populations d’insectes qui se trouvent sous les lampadaires de la ville de Helston. Et il a eu plus de chance que l’homme qui cherche ses clés. Il a en effet trouvé de nombreux insectes sous la lumière ! Étonnant, non ?

Chasse aux insectes

Au cours de trois nuits de chasse, grâce à 28 pièges placés juste sous les lampadaires ou bien hors de la portée de leur lumière, Thomas Davies a attrapé 1194 insectes de 60 espèces différentes. Et il nous confirme ce que nous pressentions: les insectes sont plus nombreux sous la lumière que dans l’obscurité… A son crédit, tout de même, il a aussi découvert que cette différence de population perdure pendant les heures diurnes. Les pièges étant posés au sol, le chercheur a collecté de nombreux représentants d’espèces prédatrices ou charognardes. Il apparaît donc que ces insectes trouvent le coin sous la lumière particulièrement giboyeux et qu’ils ne prennent pas la peine de le quitter pendant la journée, attendant simplement le festin du soir.

Déséquilibre des populations…

Thomas Davies conclue que nos éclairages nocturnes engendrent de véritables déséquilibres dans les populations d’insectes… Une perturbation écologique regrettable, certes… Néanmoins, si l’on considère la quantité d’insectes sur Terre, soit les deux tiers des espèces animales vivantes avec de 3 à 30 millions d’espèces différentes, on peut considérer l’impact des désordres engendrés par les lampadaires comme relativement mineurs. Si l’homme menace de nombreux animaux, les insectes sont sans doute les meilleurs candidats pour lui survivre. Pour autant, il existe bien d’autres bonnes raisons d’éteindre de nombreux éclairages nocturnes, comme la gène qu’ils causent aux astronomes qui tentent d’observer le ciel étoilé et, surtout, l’impérieuse nécessité de faire des économies d’énergie.

Michel Alberganti

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Pour les moucherons, small is very small

Un éléphant de modèle courant est doté d’un cœur, de neurones et de cellules de peau. Une musaraigne à trompe possède aussi tous ces organes, mais elle pèse dix mille fois moins que son camarade à défenses. Ce n’est qu’un exemple d’un problème universel : en biologie, la question de l’échelle des organismes se pose souvent et les réponses sont variées.

Par exemple, le ver Caenorabditis elegans, qui dépasse rarement un millimètre de longueur, se montre fort économe et fonctionne avec seulement un millier de cellules, c’est-à-dire environ dix milliards de fois moins que toi, ô lecteur. Une stratégie très efficace, mais pas forcément suffisante à la miniaturisation extrême de certains aventuriers du microscopique.

Prenons le cas d’un des plus petits insectes connus, trompeusement nommé Megaphragma mymaripenne , ou plus joliment « guêpe-fée » (fairywasp) en anglais : ce moucheron atteint avec difficulté le quart de millimètre des antennes à l’abdomen. Il se fait donc ridiculiser par des organismes unicellulaires comme la paramécie et l’amibe que voici :

Crédit : Alexey A. Polilov

Pour fonctionner à une taille pareille, le système nerveux est réduit à 7 400 neurones, cent fois moins que pour une simple abeille, mais ce nombre reste énorme pour la taille de l’animal : comment caser tout cela dans une si petite tête ?
Son astuce pour gagner de la place a été découverte par Alexey Polilov, chercheur à l’université Lomonosov de Moscou. Les neurones de M.mymaripenne se débarrassent tout simplement de leur plus gros composant : ils deviennent des cellules sans noyau comme de vulgaires globules rouges, ce qui permet à la petite bête d’avoir une tête à la fois bien pleine et bien faite.

Et si l’image ci-dessus vous intrigue, cette animation très réussie de l’université d’Utah sur les échelles du monde cellulaire vous donnera à coup sûr le tournis :

 

animation échelle

Fabienne Gallaire


Sources

  • The smallest insects evolve anucleate neurons, Alexey A. Polilov, Arthropod Structure & Development, Volume 41, Issue 1, January 2012, Pages 29-34 doi:10.1016/j.asd.2011.09.001.

Mise à jour : correction d’une erreur sur le rapport du nombre de neurones chez C. elegans et chez l’être humain.

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Vraiment fine mouche la guêpe!

Quoi de plus naturel et de plus important en société que de reconnaître le visage de ses congénères ? Les personnes atteintes de prosopagnosie peuvent en témoigner… La capacité à reconnaître les visages se retrouve sans surprise chez les primates mais aussi chez des animaux moins connus pour leur vive intelligence : les moutons, par exemple, sont très physionomistes.

Une nouvelle étude vient de démontrer que cette compétence est encore plus partagée qu’on ne le pensait : des entomologistes américain l’ont trouvé chez certaines guêpes. Dans le cadre de sa thèse, Michael Sheehan s’est intéressé à Polistes fuscatus, une espèce de guêpes vivant en sociétés moins hiérarchisées que de classiques abeilles, avec plusieurs reines au lieu d’une seule.

Pour tester leur coup d’œil, il a placé ces guêpes dans des labyrinthes aux branches identifiées par des portraits de différentes individus. Avec de l’entraînement, les cobayes ont vite appris à rejoindre les zones-cibles avec fiabilité, ce qui démontre leur capacité à faire la différence entre les plusieurs photos d’identité proposées.

On n’oublie pas un visage

Tout cela est bel est bon, mais ne suffit pas à conclure : cela prouve simplement que les guêpes ont une bonne vue et une bonne mémoire, rien de plus. C’est pourquoi une autre série d’expériences les a mises à l’épreuve dans des circonstances identiques, à ceci près que les indications étaient données par des symboles géométriques simples, aux différences bien plus marquées que les subtiles variations entre deux minois hyménoptères. Résultat : l’apprentissage est moins efficace et bien plus lent. La même chose se produit lorsqu’on leur présente des images de chenilles, leurs proies favorites, ou même de visages de guêpes retouchés numériquement ; ce sont donc bien les traits des individus qui sont le mieux reconnus.

Mais attention, cette virtuosité semble être l’exception plutôt que la règle: les guêpes de l’espèce proche Polistes metricus sont bien moins bonnes pour se repérer grâce aux visages, qui sont d’ailleurs beaucoup moins variés que chez P. fuscatus. La logique évolutive de cette différence tient à la structure sociale de chaque espèce. Avec une seule reine toutes les guêpes P. metricus d’un même nid sont des sœurs et ne sont pas en compétition pour la reproduction, tandis que dans une colonie à plusieurs reines comme celles de P. fuscatus, les liens familiaux sont moins serrés et la compétition est rude…

Pour se repérer dans une hiérarchie aussi complexe, il est donc important de faire la différence entre ses camarades, ce qui est facilité par la plus grande diversité physique entre les individus. D’après Michael Sheehan, « si  les guêpes ne peuvent pas se reconnaître, il y a plus d’agressivité ».

De la pratique du référendum en monarchie absolue

Les abeilles domestiques n’ont qu’une seule reine, mais cela ne les empêche pas d’avoir à trancher lorsqu’il s’agit de prendre une décision aussi fondamentale que l’emplacement de la ruche. Lorsqu’une colonie se cherche un point de chute, la reine se pose en compagnie de la majorité des ouvrières sur un arbre accueillant ou un apiculteur qui passait par là pendant que des éclaireuses quadrillent les environs à la recherche du coin idéal*. Une fois toutes les informations collectées, comment la colonie choisit-elle sa nouvelle résidence?

Le processus ressemblerait presque à une campagne électorale : chaque éclaireuse entreprend de faire la publicité de son petit paradis avec une danse bien déterminée pour encourager ses camarades à aller explorer le site, jusqu’à ce que le groupe le plus enthousiaste l’emporte numériquement et que tout l’essaim déménage.

Ce processus rappelle beaucoup la façon dont un grand groupe de neurones parvient à se synchroniser sur un type d’activité donné., mais les neurophysiologistes savent que la résolution de ces situations tient à une propriété du câblage des neurones : l’inhibition croisée. Des chercheurs américains sont donc partis à la recherche d’un équivalent dans le mécanisme de prise de décision des abeilles : est-ce que les abeilles défendant leur lieu cherchent aussi à bloquer la danse de recrutement des autres éclaireuses ?

La réponse tient en une vidéo :

Suivez bien des yeux l’abeille marquée en rose et tendez l’oreille : elle ne se contente pas d’émettre une espèce de bruit de buzzer qui correspond à un signal « stop », elle accompagne chacun de ces avertissements par un vigoureux coup de tête sur l’abeille concurrente, marquée en bleu et jaune. À la longue, ce comportement finit par inhiber la danse des factions minoritaires.

L’inhibition croisée se retrouve donc à l’échelle du neurone comme à celle de la colonie et permet aux abeilles d’éviter le triste sort de l’âne de Buridan. Même avec deux options de qualité équivalente, une très faible différence se trouvera amplifiée par ce mécanisme jusqu’à ce qu’une décision soit prise. Et une ruche de plus, une !

* Pour plus de détails indémodables sur la vie d’une ruche, je reporte le lecteur amateur de dessin naturaliste vers le n° 28-29 de La Hulotte, détenteur du titre (certes peu contesté) de journal le plus lu dans les terriers.

Fabienne Gallaire


Sources

Specialized Face Learning Is Associated with Individual Recognition in Paper Wasps. M. J. Sheehan, & E. A. Tibbetts. (2011). Science, 334 (6060) : 10.1126/science.1211334
Stop Signals Provide Cross Inhibition in Collective Decision-Making by Honeybee Swarms. Thomas D. Seeley & al. Science. 8 décembre 2011 : 10.1126/science.1210361

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Filles faciles : la faute des parents ?

Dans le monde animal, l’inégalité sexuelle entre mâles et femelles est intrinsèque à la reproduction. Les premiers ont toute liberté d’aller déposer leur semence à chaque fois que l’on voudra d’eux, sans trop se soucier de la suite en général : en multipliant les aventures, ils multiplient les chances de transmettre leurs gènes, ce qui semble être une de leurs priorités dans la vie (le fameux instinct de reproduction). C’est a priori différent pour les femelles qui, une fois inséminées, ne peuvent plus répandre leurs gamètes aux quatre vents. Il n’empêche que les cas de polyandrie sont nombreux, chez les insectes, les batraciens et même les mammifères. Ainsi, si l’on met de côté le cas un peu particulier d’Homo sapiens, on peut citer l’exemple de dame putois qui s’accouple souvent avec plusieurs mâles (pas en même temps…).

Sur le plan évolutif, ce comportement tient du mystère car le bénéfice que la femelle peut en tirer n’est pas évident à mettre en lumière (si l’on part du principe que la plupart des espèces animales ne font pas cela pour le plaisir). On peut même parier que, lorsqu’un seul accouplement suffit à féconder la femelle, celle-ci a tout à perdre sur le plan énergétique à rejouer plusieurs fois à la bête à deux dos, surtout qu’elle est d’ordinaire dessous : en théorie, elle a mieux à faire de ses calories que de les dépenser en d’inutiles galipettes. Néanmoins, ce comportement existe et il doit bien avoir une raison, si ce n’est plusieurs.

Une étude européenne publiée le 23 septembre dans Science semble avoir trouvé au moins une explication. Ses auteurs sont partis de l’hypothèse selon laquelle, dans les populations animales présentant un fort taux de consanguinité, les femelles devraient multiplier les accouplements pour être sûres de trouver des mâles dont les gènes seraient suffisamment différents des leurs pour assurer une descendance viable. En effet, une trop grande proximité génétique augmente la probabilité pour que des caractéristiques délétères s’expriment. Dans leur étude, ces chercheurs ont donc créé des lignées consanguines d’un petit insecte, le tribolion rouge de la farine, qui sert souvent de modèle aux généticiens. Ils ont tout d’abord vérifié deux choses. Primo, que, dans les populations normales utilisées pour le contrôle, le nombre de partenaires des femelles (un ou plusieurs) était sans conséquence significative sur le succès reproductif. Secundo, que le poids de la consanguinité était avéré. Par rapport à leurs congénères des populations normales, les femelles des populations consanguines qui ne s’accouplaient qu’une fois présentaient bien un succès reproductif nettement affaibli.

Restait donc à s’intéresser à la dernière catégorie d’insectes : les femelles des populations consanguines pratiquant la polyandrie. Et là, les chercheurs n’ont pas été déçus : tous les indicateurs qu’ils surveillaient se sont mis à clignoter. Ces dames tribolion se sont transformées en véritables marathoniennes du sexe, allant jusqu’à y consacrer près de 40 % de leur temps soit le double de ce qui a été mesuré pour les femelles des populations de contrôle. Non seulement le temps de récupération des “consanguines” entre deux copulations étaient drastiquement réduit, mais les actes sexuels en eux-mêmes étaient plus longs, histoire d’augmenter le transfert de gamètes… Et pour ce qui est du nombre de partenaires, il montait à 17 en moyenne contre 12 pour les “filles faciles” du groupe témoin. Grâce à toute cette activité, les femelles de la population à forte consanguinité ont obtenu un succès reproductif équivalent à celles, monogames ou polygames, de la population normale. La polyandrie permet donc à la femelle de sélectionner un mâle dont les caractéristiques génétiques sont le plus compatibles avec son propre génome.

Reste à savoir ce qui conduit ces insectes à adopter ce comportement. La consanguinité a-t-elle, au fil des générations (15 en l’occurrence), rapidement sélectionné des individus à forte constitution et gros appétit sexuel ? Ou existe-t-il, dans ces populations, une alarme secrète, génétique ou épigénétique, qui pousse les femelles à multiplier les accouplements pour compenser le handicap de la consanguinité ? Quoi qu’il en soit, rien ne prouve que l’exemple des tribolions puisse être transposé à l’espèce humaine. Alors, si votre épouse vous apprend qu’elle vous a trompé avec tous vos copains de l’équipe de rugby, ne commencez pas à suspecter vos beaux-parents d’avoir fait un mariage consanguin…

Pierre Barthélémy

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Quand les mouches emportent l’âme des morts

Huchet, Greenberg, Fig.1C’est une histoire archéologique qui pourrait se lire comme un polar dont les héros seraient des experts de la police scientifique. Une histoire de cadavres et d’animaux plus ou moins analogue à celles qu’aime écrire l’archéozoologue Fred Vargas… Tout commence avec la fouille de tombes de la culture mochica, une civilisation précolombienne qui a fleuri entre 100 et 750 de notre ère le long de la côte nord du Pérou et a fait l’objet, au début de l’année, d’une exposition au musée du quai Branly, à Paris.

Dans ces tombes, on trouve, évidemment, des morts, des objets, ainsi que de nombreuses et étranges petites capsules (voir photo ci-dessus). Il s’agit de puparia, sortes de cocons durs dans lesquels se développent les larves de certains diptères.  Que faisaient là toutes ces larves de mouches, à quoi servaient-elles ? C’est à cette question que deux entomologistes (ou peut-être devrais-je dire archéoentomologistes), le Français Jean-Bernard Huchet et l’Américain Bernard Greenberg, ont tenté de répondre dans une étude publiée dans le numéro de novembre du Journal of Archaeological Science.

Sur le grand site archéologique mochica de la Huaca de la Luna, le locataire de la tombe 45 était un homme jeune, d’une vingtaine d’années, mort il y a plus de 1 700 ans et dont le crâne conservait des traces de cinabre, un pigment minéral rouge. On a retrouvé auprès de lui quatre pièces de vaisselle en céramique et quelque 200 puparia… L’examen anthropologique a montré que le squelette était incomplet puisqu’un morceau du bras gauche et le bas des jambes manquaient à l’appel. Par ailleurs, l’humérus droit était à l’envers. De toute évidence, la tombe avait été rouverte et le cadavre un peu bousculé mais la présence du mobilier prouvait que ce n’était pas le fait de pillards. D’autres études de squelettes ont suggéré que les Mochicas avaient développé des pratiques funéraires complexes incluant des inhumations tardives ainsi que des réouvertures de tombes. Etait-ce ce qui s’était produit dans la sépulture 45 ?

C’est là que les mouches entrent en jeu. Jean-Bernard Huchet et Bernard Greenberg ont adapté à l’archéologie les méthodes de la police scientifique, laquelle exploite l’attraction qu’exercent les cadavres sur certains insectes pour dater le délai post-mortem. C’est selon un calendrier très précis que les bestioles nécrophages arrivent, mangent, pondent, se développent, etc. Un calendrier qu’influencent de très nombreux facteurs, comme la météorologie, les vêtements ou l’état du corps. Nos deux entomologistes ont donc tout d’abord analysé les puparia au microscope électronique à balayage afin d’identifier les espèces en présence. Puis Jean-Bernard Huchet a mené sur le site archéologique péruvien des expériences avec des morceaux de viande de porc, animal qui est un excellent analogue à l’être humain, pour connaître les différents “timings” de ces mouches. Une fois ces chronologies connues, les deux chercheurs ont pu conclure que le cadavre de la tombe 45 était resté un mois à l’air libre avant d’être enterré.

Pour quoi faire ? La meilleure hypothèse à ce jour est peu ragoutante si l’on en juge par nos critères… Elle consiste à dire que les Mochicas voulaient délibérément attirer les mouches et leurs larves nécrophages (qui peuvent dévorer la moitié d’un corps en l’espace d’une semaine) pour libérer l’âme des morts, une pratique que les Espagnols ont retrouvée  dans les Andes un millénaire et demi plus tard et que l’iconographie mochica confirme, la mouche y tenant une place de choix près des morts ou… des futurs morts que sont les prisonniers en partance pour le sacrifice. Une vision à l’exact opposé de ce qui était pratiqué dans l’Egypte antique, notent judicieusement les auteurs de l’étude, où l’on déployait des stratégies complexes pour empêcher la putréfaction du corps (embaumement, momification, prières, amulettes) et permettre au défunt d’accéder à l’immortalité. Dans un cas, l’âme se libère lorsque le corps est détruit, dans l’autre lorsqu’il est préservé…

Pierre Barthélémy

(Crédit photo : C. Chauchat, J.-B. Huchet)

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La suprême ruse de l’orchidée

Orchidée

Que ne ferait-on pas pour plaire et se reproduire ? Beaucoup d’espèces vivantes se posent la question, à commencer par une qui marche sur deux pattes, mais une famille de plantes a poussé l’art de l’attraction à son paroxysme : les orchidées. L’exemple le plus célèbre est celui de l’ophrys abeille, dont un des pétales poilus imite à s’y méprendre l’abdomen de la femelle de son insecte pollinisateur. Les mâles inexpérimentés s’y laissent prendre, d’autant que la fleur reproduit aussi les phéromones de la bestiole. En tentant, tout excités, de s’accoupler avec une pseudo-compagne, ils pollinisent l’orchidée. Autre exemple : plusieurs espèces du genre Bulbophyllum dégagent une répugnante odeur de viande pourrie qui fait venir à elles les mouches attirées d’ordinaire par les cadavres d’animaux. La gamme des stratagèmes de ces expertes ès mimétisme est large mais l’un des plus ingénieux était encore inconnu des chercheurs il y a peu.

C’est une équipe d’écologues allemands et israélien qui vient de le dévoiler dans une étude publiée dans les Proceedings of the Royal Society B. Ces scientifiques se sont intéressés de près au cas de l’orchidée Epipactis veratrifolia (voir photo au début de l’article), que l’on retrouve essentiellement au Proche et au Moyen-Orient. Un de ses pollinisateurs est le syrphe ceinturé, un insecte (présent aussi en France) qui ressemble à s’y méprendre à une guêpe mais ne possède pas de dard. La femelle du syrphe pond là où il y a des pucerons car ses larves s’en nourrissent, raison pour laquelle les jardiniers les apprécient particulièrement. Des chercheurs avaient déjà constaté que dame syrphe venait polliniser l’orchidée en y déposant ses œufs, alors même que les pucerons en étaient absents. Ils avaient pensé que l’insecte était abusé par les petites verrues sombres présentes sur la fleur, qu’il prenait pour des pucerons. La réalité est autrement plus subtile…

Pour en avoir le cœur net, nos écologues se sont intéressés aux composés volatils que fabrique Epipactis veratrifolia. Et ils se sont rendus compte qu’elle produisait les mêmes molécules que celles que dégagent les pucerons lorsqu’ils sont attaqués. D’une certaine manière, la plante tire le signal d’alarme chimique des pucerons, sans pucerons. Mais est-ce ce signal qui attire les pollinisateurs ? Afin de le savoir, les chercheurs ont placé des syrphes femelles fécondées près de plants de fèves, certains “parfumés” aux molécules produites par l’orchidée et d’autres pas. Le résultat a été plus que probant : les syrphes déposaient beaucoup plus d’œufs dans le premier cas que dans le second.

Cette orchidée a donc, pour attirer son pollinisateur, ou plutôt sa pollinisatrice, trompé son instinct maternel en reproduisant le signal d’alarme des pucerons dont se gavent ses petits. A l’arrivée, pourtant, les larves de syrphe ne trouvent rien à manger et meurent. Comme Epipactis veratrifolia n’offre pour ainsi dire pas de nectar à ses hôtes, le bénéfice que les syrphes tirent à sa pollinisation est quasiment nul, un phénomène rare et dangereux (pour l’orchidée) sur le plan évolutionniste. En général, la pollinisation relève du donnant-donnant (les économistes diraient que c’est un win-win deal et pas une escroquerie)… Les auteurs de l’étude se demandent par conséquent s’ils ne sont pas en présence d’un cas de pré-adaptation : la production des phéromones d’alarme pourrait bien, à l’origine, avoir eu pour seul but “de maintenir les pucerons à distance des précieux organes reproducteurs” de l’orchidée, en effrayant les petits insectes parasites. Par la suite, ces molécules auraient joué un rôle inattendu dans l’attraction des syrphes et leur fonction serait passée “de la défense de la plante à l’attraction des pollinisateurs”. Dans les faits, une fonction n’exclut pas l’autre : la fleur d’Epipactis veratrifolia est le plus souvent dépourvue de pucerons alors que tiges et feuilles sont régulièrement infestées. Si l’on peut joindre l’utile à l’utile…

Pierre Barthélémy

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