Au-delà de l’arc-en-ciel : quatre cônes et des millions de couleurs

L’histoire de la physiologie est formelle, on apprend beaucoup des erreurs : la compréhension du fonctionnement du corps humain doit énormément à l’étude des problèmes, anomalies, accidents ou pathologies qui permettent de décomposer le ballet si complexe de notre petit intérieur.

La vision des couleurs, par exemple, a commencé à être comprise grâce aux travaux de John Dalton au XVIIIe siècle, qui diagnostiqua son propre daltonisme. On sait aujourd’hui que la vision humaine des couleurs est due à des cellules spécialisées de la rétine : les cônes, dont nous avons trois types, que l’on classe en fonction de la couleur qu’ils captent. Selon que la longueur d’onde la mieux perçue est courte, moyenne ou longue, on les appellera S (short, captant le bleu), M (medium, le vert) et L (long, le rouge).

Sensibilité des cônes S, M, et L

Quand l’un de ces trois récepteurs ne fonctionnent pas, c’est la dyschromatopsie (nom médical du daltonisme). Le cône touché L, M ou S (protanopie, deutéranopie ou tritanopie), correspond à un problème avec le gène qui produit ce récepteur. Dans les deux premiers cas, la déficience génétique est portée par le chromosome X, ce qui explique la transmission assez particulière du défaut. Les femmes sont en général dépourvues de symptômes et ont une chance sur deux de transmettre la version mutée du gène d’un récepteur à leurs enfants. En l’absence de deuxième chromosome X non-muté, les fils n’auront alors que deux cônes fonctionnels sur trois.

Et les filles, alors ? Au premier coup d’œil, elles n’ont rien de particulier : après tout, n’ont-elles pas une version normale du gène pour produire le cône ? C’est vrai pour la plupart d’entre elles,  mais leur cas continuait à exciter la curiosité des chercheurs. En effet, la mutation peut entraîner la fabrication d’un cône certes anormal, mais fonctionnel, c’est-à-dire sensible à certaines longueurs d’onde, mais pas les « bonnes ».
Voici longtemps que des scientifiques, comme la chercheuse Gabriele Jordan de Cambridge, s’interrogent : ce qui pose un problème quand on n’a que cela à disposition (daltonien) ne pourrait-il pas apporter une sensibilité supplémentaire à des couleurs insoupçonnées ?

Cette question est autrement plus difficile que le diagnostic de daltoniens par des médecins à la vue normale, qui n’ont eux-mêmes pas de problème avec les tests d’Ishihara. Comment évaluer une capacité sensorielle quand on ne la possède pas soi-même ?

Des études avaient déjà détecté des porteuses de quatre cônes différents, mais le signal nerveux était traité comme s’il n’y en avait que trois : pas de super-pouvoir… Comment Jordan a-t-elle tenté de dénicher la toute première tétrachromate au monde ? Elle a couplé une approche purement sensorielle à des analyse moléculaires.

Pour tenter de détecter ces insaisissables mutantes, la chercheuse a conçu un exercice qui demande de mélanger deux types de lumière pour former une couleur donnée. Avec une vision banalement trichromate, plusieurs combinaisons différentes produiront une sensation colorée identique, sans que les sujets puissent faire la différence. La plupart des gens sont incapables de différencier un violet monochromatique (une seule longueur d’onde) de la couleur obtenue en mélangeant du bleu et du rouge.
Chez un tétrachromate au contraire, le nombre de combinaisons perçues de la même façon sera très réduit. Parmi les quatorze femmes qui ont passé ce test, toutes mères de fils daltoniens, une seule, dont le nom de code est cDa29, a obtenu les résultats attendus et l’analyse génétique a montré qu’elle avait bien trois cônes distincts dans les hautes fréquences, là où une personne normale n’a que le M et le L. D’après son entourage, elle avait déjà démontré sa finesse d’observation pour les couleurs, mais personne ne se doutait qu’elle pouvait voir des couleurs normalement invisibles.

Si vous êtes une femme et que vous avez des daltoniens dans votre famille, il y a donc une (faible) probabilité que vous soyez tétrachromate. En fonction de la mutation qui affecte votre cône surnuméraire, votre perception peut être finalement assez proche de celle des trichromates, ou, plus exceptionnellement encore, offrir vraiment une dimension colorée supplémentaire à votre espace chromatique, comme pour cDa29. Mais si par extraordinaire c’était le cas, ne vous étonnez pas d’avoir du mal à vous faire comprendre quand vous parlez décoration…

Ces différences de perception vous plongent peut-être dans des abîmes métaphysiques, mais consolez-vous. Chez la plupart des singes du Nouveau monde, elles sont encore plus brutales : les femelles ont en général trois types de cônes alors que les mâles n’en ont que deux. Les pauvres ? Pas forcément. Si les premières perçoivent mieux les couleurs, les seconds sont plus à même de détecter les fruits camouflés en feuilles, ce qui ne peut que bénéficier à la cueillette faite en commun.

Pour conclure, chers lecteurs trichromates, si cet article a déçu vos espoirs, ne reposez pas tout de suite votre costume de super-héros ! Qui sait, peut-être êtes-vous un super-goûteur ?

Fabienne Gallaire

Références :

 

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