Quoi de plus naturel et de plus important en société que de reconnaître le visage de ses congénères ? Les personnes atteintes de prosopagnosie peuvent en témoigner… La capacité à reconnaître les visages se retrouve sans surprise chez les primates mais aussi chez des animaux moins connus pour leur vive intelligence : les moutons, par exemple, sont très physionomistes.
Une nouvelle étude vient de démontrer que cette compétence est encore plus partagée qu’on ne le pensait : des entomologistes américain l’ont trouvé chez certaines guêpes. Dans le cadre de sa thèse, Michael Sheehan s’est intéressé à Polistes fuscatus, une espèce de guêpes vivant en sociétés moins hiérarchisées que de classiques abeilles, avec plusieurs reines au lieu d’une seule.
Pour tester leur coup d’œil, il a placé ces guêpes dans des labyrinthes aux branches identifiées par des portraits de différentes individus. Avec de l’entraînement, les cobayes ont vite appris à rejoindre les zones-cibles avec fiabilité, ce qui démontre leur capacité à faire la différence entre les plusieurs photos d’identité proposées.
On n’oublie pas un visage
Tout cela est bel est bon, mais ne suffit pas à conclure : cela prouve simplement que les guêpes ont une bonne vue et une bonne mémoire, rien de plus. C’est pourquoi une autre série d’expériences les a mises à l’épreuve dans des circonstances identiques, à ceci près que les indications étaient données par des symboles géométriques simples, aux différences bien plus marquées que les subtiles variations entre deux minois hyménoptères. Résultat : l’apprentissage est moins efficace et bien plus lent. La même chose se produit lorsqu’on leur présente des images de chenilles, leurs proies favorites, ou même de visages de guêpes retouchés numériquement ; ce sont donc bien les traits des individus qui sont le mieux reconnus.
Mais attention, cette virtuosité semble être l’exception plutôt que la règle: les guêpes de l’espèce proche Polistes metricus sont bien moins bonnes pour se repérer grâce aux visages, qui sont d’ailleurs beaucoup moins variés que chez P. fuscatus. La logique évolutive de cette différence tient à la structure sociale de chaque espèce. Avec une seule reine toutes les guêpes P. metricus d’un même nid sont des sœurs et ne sont pas en compétition pour la reproduction, tandis que dans une colonie à plusieurs reines comme celles de P. fuscatus, les liens familiaux sont moins serrés et la compétition est rude…
Pour se repérer dans une hiérarchie aussi complexe, il est donc important de faire la différence entre ses camarades, ce qui est facilité par la plus grande diversité physique entre les individus. D’après Michael Sheehan, « si les guêpes ne peuvent pas se reconnaître, il y a plus d’agressivité ».
De la pratique du référendum en monarchie absolue
Les abeilles domestiques n’ont qu’une seule reine, mais cela ne les empêche pas d’avoir à trancher lorsqu’il s’agit de prendre une décision aussi fondamentale que l’emplacement de la ruche. Lorsqu’une colonie se cherche un point de chute, la reine se pose en compagnie de la majorité des ouvrières sur un arbre accueillant ou un apiculteur qui passait par là pendant que des éclaireuses quadrillent les environs à la recherche du coin idéal*. Une fois toutes les informations collectées, comment la colonie choisit-elle sa nouvelle résidence?
Le processus ressemblerait presque à une campagne électorale : chaque éclaireuse entreprend de faire la publicité de son petit paradis avec une danse bien déterminée pour encourager ses camarades à aller explorer le site, jusqu’à ce que le groupe le plus enthousiaste l’emporte numériquement et que tout l’essaim déménage.
Ce processus rappelle beaucoup la façon dont un grand groupe de neurones parvient à se synchroniser sur un type d’activité donné., mais les neurophysiologistes savent que la résolution de ces situations tient à une propriété du câblage des neurones : l’inhibition croisée. Des chercheurs américains sont donc partis à la recherche d’un équivalent dans le mécanisme de prise de décision des abeilles : est-ce que les abeilles défendant leur lieu cherchent aussi à bloquer la danse de recrutement des autres éclaireuses ?
La réponse tient en une vidéo :
Suivez bien des yeux l’abeille marquée en rose et tendez l’oreille : elle ne se contente pas d’émettre une espèce de bruit de buzzer qui correspond à un signal « stop », elle accompagne chacun de ces avertissements par un vigoureux coup de tête sur l’abeille concurrente, marquée en bleu et jaune. À la longue, ce comportement finit par inhiber la danse des factions minoritaires.
L’inhibition croisée se retrouve donc à l’échelle du neurone comme à celle de la colonie et permet aux abeilles d’éviter le triste sort de l’âne de Buridan. Même avec deux options de qualité équivalente, une très faible différence se trouvera amplifiée par ce mécanisme jusqu’à ce qu’une décision soit prise. Et une ruche de plus, une !
* Pour plus de détails indémodables sur la vie d’une ruche, je reporte le lecteur amateur de dessin naturaliste vers le n° 28-29 de La Hulotte, détenteur du titre (certes peu contesté) de journal le plus lu dans les terriers.
Fabienne Gallaire
Sources
Specialized Face Learning Is Associated with Individual Recognition in Paper Wasps. M. J. Sheehan, & E. A. Tibbetts. (2011). Science, 334 (6060) : 10.1126/science.1211334
Stop Signals Provide Cross Inhibition in Collective Decision-Making by Honeybee Swarms. Thomas D. Seeley & al. Science. 8 décembre 2011 : 10.1126/science.1210361
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