C’est une disparition discrète, presque silencieuse, qui fait rarement la “une” des médias. Depuis environ trente ans, entre 30 et 40 % des populations d’amphibiens (grenouilles, crapauds, salamandres, tritons) ont subi un déclin très rapide. Des dizaines, voire des centaines, d’espèces sont soit très menacées soit déjà rayées de la carte. On ne connaît le principal coupable, un champignon microscopique nommé Batrachochytrium dendrobatidis (Bd pour les intimes), que depuis 1998. Cette année-là, j’avais rapporté dans Le Monde la minutieuse enquête qui avait permis à treize scientifiques de trois continents d’identifier ce champignon comme le responsable des “vagues de la mort” qui ravageaient les forêts tropicales. Une biologiste américaine, Karen Lips, de retour d’une campagne au Panama, racontait : “Je sortais le matin et voyais les grenouilles assises par terre le long du ruisseau. Elles avaient l’air parfaitement vivantes, comme si elles dormaient.” Mais les grenouilles, dont la couleur avait pâli, étaient mortes et toutes rigides. Leur peau souple avait durci comme du cuir séché.
Bd est un champignon. Les amphibiens meurent donc… d’une mycose. Celle-ci se développe dans la peau et la rend épaisse. Or, les amphibiens respirent, boivent par la peau et c’est aussi au travers de cette membrane que se fait l’absorption de certains sels minéraux. En perturbant tous ces échanges, Bd provoque des arrêts cardiaques ou des asphyxies chez les animaux.
Etant donné le déclin sans précédent que connaissent les amphibiens, les scientifiques recherchent des moyens d’enrayer l’épizootie et de combattre le champignon qui en est responsable, lequel s’est propagé un peu partout dans le monde. Il n’est d’ailleurs pas impossible que, dans certains cas, ce soient les biologistes eux-mêmes qui l’aient emmené dans certaines forêts reculées, à la semelle de leurs bottes… On a remarqué que des espèces résistaient mieux à Bd en raison de la présence, sur leurs corps, d’une bactérie jouant le rôle d’un antifongique. Lorsqu’on la rajoute sur la peau de grenouilles qui en sont dénuées, celles-ci sont ensuite protégées quand on les met en contact avec le champignon. Mais autant cette solution fonctionne bien en laboratoire, autant il est compliqué de l’appliquer dans la nature.
Une autre parade possible serait la lutte biologique : faire tuer le tueur de grenouilles par un autre organisme vivant, en l’occurrence par un être lui aussi très petit, un zooplancton. Dans une étude publiée le 25 août par la revue Biodiversity Conservation, une équipe de l’université de l’Oregon explique qu’aucun des efforts entrepris pour éradiquer le champignon dans les zones contaminées n’a été suivi de succès. Il serait donc plus réaliste, selon elle, de se contenter de contrôler Bd, dont les effets pathogènes sont moindres tant que ses spores ne sont pas suffisamment nombreux. Et, pour ce faire, ces chercheurs américains comptent sur une daphnie, un minuscule crustacé dont ils ont prouvé qu’il mangeait les spores aquatiques du champignon. L’idée serait donc d’augmenter artificiellement la présence de ces daphnies, déjà présentes dans les milieux naturels, non pas pour éliminer totalement le champignon, ce qui relève de la gageure, mais juste pour faire baisser sa densité, ce qui suffirait à protéger les amphibiens.
Encore faudra-t-il faire des essais en grandeur nature, d’une part pour vérifier que les daphnies sont aussi bons prédateurs sur le terrain qu’en laboratoire et, d’autre part, pour s’assurer que l’augmentation du zooplancton ne s’accompagnera pas de conséquences néfastes. L’histoire des luttes biologiques est en effet ponctuée de catastrophiques effets indésirables. Un des plus beaux exemples concerne… un amphibien, le crapaud buffle, introduit en Australie dans les années 1930 pour détruire les insectes qui s’attaquaient aux cannes à sucre. Non seulement l’animal n’a pas été très efficace dans sa lutte contre les coléoptères, mais il a aussi (et surtout) fait décliner des espèces locales de reptiles…
Pierre Barthélémy
Post-scriptum : pour ceux que les amphibiens et les menaces qui pèsent sur eux intéressent, je conseille le livre Evolution, extinctions : le message des grenouilles, écrit par deux spécialistes du Muséum national d’histoire naturelle, Alain Dubois et Annemarie Ohler.
De quoi être terrifier si on imagine le même scénario avec comme victime non pas ces pauvres batraciens mais homo sapiens aujourd’hui plus internatus que sapiens…..
D’où vient notre obscession de contrer la lutte des espèces entre elles, pourtant aussi ancienne que la vie sur terre ? A quoi nous servent les enseignements de Darwin et toutes les découvertes qui ont suivi ? Et quand bien même l’homme aurait joué un rôle dans la propagation géographique de telle ou telle espèce qui va bouleverser des écosystèmes, pourquoi croire que ce qui en résultera sera pire qu’en l’absence de notre intervention volontaire ou non ?
Peut-être avons-nous tant de mal à imaginer le renouvellement de la diversité –il nous est d’ailleurs tellement difficile de recenser les espèces existantes — que nous ne savons mieux faire qu’avoir les yeux rivés sur les espèces menacées ou réellement éteintes, et crier à la catastrophe. Il faudra des siècles pour que nous identifions — éventuellement — les espèces qui naissent en ce moment même par l’exercice de la sélection naturelle. D’ici là nous n’aurons eu d’yeux que pour celles qui auront disparu dans le même temps.
Peut-être est-ce un effet socio-culturel moderne, un vaste anthropomorphisme qui nous fait prendre en horreur l’idée même de la mort animale.
L’homme étant espèce animale lui-même, on peut se demander quel rôle joue ce comportement dans notre propre évolution…
@Davidf92 : une tentative de réponse à votre intéressante question : peut-être parce que les chercheurs savent que le rythme actuel des extinctions est beaucoup plus rapide que par le passé (et donc plus rapide que celui de l’apparition de nouvelles espèces), que l’homme, comme tous les grands prédateurs, a besoin d’une certaine biodiversité pour survivre et que ces disparitions massives de grenouilles sont interprétées comme le signe que les milieux naturels sont fortement perturbés.
Merci pour ce post documenté.
question grenouille, je n’ai plus le lien sous la main, et guére qu’un vague souvenir que l’étude génétique d’un crapaud Xénope, pouvant apporter des ” solutions” à des maladies humaines..
j’ai retrouvé un morceau d’article
ici : http://www.genopole.fr/Les-avancees-scientifiques-sur-le.html.
on a toujours besoin d’un plus petit que soi…