Alors que le procès de Jacques Chirac et de ses neuf co-prévenus, pour l’affaire des “emplois fictifs” de la mairie de Paris, va s’ouvrir lundi 7 mars, doit-on conseiller à l’ancien président de la République de se rendre au tribunal avec ses célèbres lunettes ? C’est du moins ce que feraient des avocats américains s’il s’agissait d’un procès pour crime avec violence. Ceux-ci ne jurent que par cette astuce pour obtenir des peines moins lourdes, voire pour innocenter leurs clients. Du coup, on constate une subite épidémie de myopie parmi les accusés outre-Atlantique…
Si l’on en croit un article du New York Daily News, cette mode porte un nom : la défense “grosse tête”. Les avocats américains exploitent le fait qu’inconsciemment, on considère un porteur de lunettes comme plus intelligent, plus fiable, plus travailleur et, surtout, plus honnête qu’une personne sans correction visuelle apparente. La mode semble être partie de deux procès retentissants tenus contre Larry Davis en 1988 : celui-ci était accusé du meurtre de quatre revendeurs de drogue et d’avoir blessé six policiers qui étaient venus l’arrêter. A ces deux procès, Larry Davis ne s’est pas présenté avec la panoplie du parfait délinquant (grosses chaînes en or, blouson, casquettes, etc) et a immédiatement démoli l’image de dealer voyou que la police lui avait attribuée : vêtu comme un gentil étudiant bien propret, avec chandail et… lunettes. Il fut reconnu innocent des charges principales dans les deux procès mais fut tout de même condamné pour détention illégale d’armes. Pour la petite histoire, Larry Davis fut une nouvelle fois acquitté dans une autre affaire de meurtre, puis finalement condamné en 1991 pour sa participation à un assassinat. Il a été tué en prison par un codétenu en 2008.
Dans l’article cité plus haut, un avocat chevronné déclare sans ambages : “Si les lunettes ont donné un air doux à un gars comme Larry Davis, ça marchera avec tout le monde. Je dis toujours à mes clients d’en avoir une paire. Plus ils auront l’air de grosses têtes, mieux ce sera.” Cette stratégie ne fonctionne évidemment pas à tous les coups mais l’exemple récent de Thomas Cordero, acquitté en janvier du meurtre d’un avocat (poignardé derrière la tête) après avoir plaidé la légitime défense, prouve qu’elle peut être efficace : Thomas Cordero a assisté à son procès avec des lunettes et les a retirées une fois le verdict rendu. Le blog Ethics Alarm se demande d’ailleurs si les avocats ne franchissent pas les barrières de l’éthique en demandant à leurs clients dotés d’une vue parfaite d’apparaître à leur procès avec des lunettes sur le nez…
Alors, à accusé à lunettes jury clément ? Que dit la science ? J’ai trouvé une étude, réalisée en 2008, sur ce sujet. Publiée dans l’American Journal of Forensic Psychology, elle a voulu tester l’hypothèse et la coupler avec l’origine ethnique de l’accusé, pour voir si l’effet “grosse tête” est comparable si le prévenu est noir ou blanc. Pour ce faire, ils ont divisé une cohorte de 220 étudiants en quatre groupes de 55 personnes. Tous ont reçu le dossier fictif d’un cas de vol avec violence, où la place pour un doute raisonnable sur la culpabilité de l’accusé était habilement ménagée. Les quatre groupes disposaient d’une photographie du suspect différente : le premier voyait un Blanc sans lunettes, le deuxième un Blanc à lunettes, le troisième un Noir sans lunettes et le quatrième un Noir à lunettes. Dans les deux cas, les lunettes étaient identiques. Les modèles avaient été sélectionnés pour avoir la même taille, la même corpulence, la même couleur d’yeux et de cheveux, la même taille d’yeux et la même longueur de cheveux. Une étude préalable avait aussi décrit leur charme comme comparable.
Résultats du “procès” ? Sur les 220 juges, 113 ont condamné l’accusé et 107 l’ont acquitté. Il faut noter que, parmi les 113 cas de culpabilité, seulement 50 concernaient un suspect à lunettes et 63 un suspect sans. Une différence faiblement significative, mais significative tout de même. Ce qui est sans doute plus intéressant, ce sont les critères qui accompagnaient le jugement. Le critère qui prédit le mieux si le juge sera clément ou pas est l’intelligence attribuée à l’accusé. Plus celui-ci semble intelligent, plus il a de chances d’être acquitté. L’effet “grosse tête” existe donc vraiment.
Or, dans ce cadre, les lunettes ne sont pas un atout négligeable… surtout si l’accusé est noir. Car c’est surtout chez les Afro-Américains que le port de lunettes améliore l’impression que la personne est intelligente. Probablement, écrivent les auteurs de l’étude, parce que cela casse “le stéréotype du «criminel noir violent»”. Quand il a des lunettes, le suspect noir semble aussi nettement moins menaçant, plus amical et plus charmant que sans binocles. Ce phénomène est moins saillant chez les Blancs.
En conclusion, les auteurs signalent toutefois les limites de leur travail : il faudrait selon eux le compléter en utilisant des jurés de tous âges, voir si les lunettes produisent les mêmes résultats quand une femme est accusée (car les stéréotypes associés ne sont pas forcément les mêmes), tester ce protocole sur davantage de groupes ethniques et, surtout, voir si l’effet “grosse tête” produit la même clémence lorsqu’il s’agit non plus d’un crime violent mais d’un crime en col blanc. Des études analogues à celle-ci ont prouvé que les “jurés” condamnaient plus lourdement un escroc blanc qu’un escroc noir, parce que le préjugé selon lequel les Blancs sont plus intelligents a la peau bien dure. En suivant cette logique, on s’aperçoit que “le surcroît d’intelligence perçue que confèrent les lunettes peut devenir un handicap pour les personnes accusées de crimes en col blanc. On a en effet tendance à penser que les escroqueries et autres blanchiments d’argent nécessitent, pour être réalisés, un certain niveau d’habileté et d’intelligence. Dans les cas de crime en col blanc, les accusés qui portent des lunettes pourraient sembler plus intelligentes et donc plus aptes à commettre ce genre de crimes.”
Finalement, on va peut-être conseiller à Jacques Chirac de venir à son procès sans lunettes, afin de ne pas passer pour le cerveau de l’énorme machination qu’est l’affaire des emplois fictifs. Peut-être le côté décontracté, terrien, avec une touche d’animalité, exploité dans la campagne d’affichage ci-dessous, convaincra-t-il les juges de sa bonne foi…
Pierre Barthélémy
Post-scriptum : rien à voir avec ce qui précède mais je signale à qui cela peut intéresser que je participe, ce vendredi 4 mars, à l’émission de Mathieu Vidard “La Tête au carré” sur France Inter, à 14h05. J’y parlerai du manuscrit Voynich.
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