De la mouette au papillon

mouetteCe premier vrai “post” du blog aurait pu, aurait dû, s’intituler “Du coq à l’âne”. Tout est parti d’un article publié cette semaine par la vénérable et influente revue scientifique Nature. Dans lequel une équipe de chercheurs anglais tente de répondre à une vieille question : comment notre cerveau, qui est la plus fantastique gare de triage de l’Univers puisqu’il reçoit une myriade d’informations en permanence, arrive-t-il à travailler dans ce bazar puisqu’il permit un jour au pauvre étudiant que je fus de répondre tant bien que mal à des questions aussi profondes que “La liberté demande-t-elle des preuves ?” ou bien “La Nature est-elle un principe de légitimation ?” Oui, comment parvenez-vous à vous concentrer sur cet article (au hasard…), alors que, dans le même temps, vos neurones traitent les messages de votre organisme, entendent le bruit de la pendule de la cuisine ou celui du piano martelé par la petite voisine qui s’acharne à reproduire une chanson de Lorie, tout en vous incitant à vous demander quand cette phrase va bien vouloir se terminer ?

Ce qui titille le plus les chercheurs, c’est la capacité de notre cerveau à tenir et à suivre plusieurs fils en même temps (Bill Gates ou Steve Jobs diraient qu’il est multi-tâches) alors même que ces actions parallèles se parasitent les unes les autres. Disons-le tout net, cela ressemble à un souk là-dedans. L’idée de ces neuroscientifiques de l’University College de Londres a donc consisté à créer un petit pic d’activité sur un seul neurone (de rat anesthésié) et d’en mesurer les conséquences sur ses voisins. Ou bien la perturbation s’éteignait d’elle-même. Ou bien elle contaminait tout l’encéphale, en une illustration cérébrale du fameux effet papillon.

Et c’est en pensant à cet effet papillon que mon cerveau passa du coq à l’âne. J’avais oublié qui l’avait inventé. Non pas l’âne ni le coq, mais “The Butterfly Effect”. Pas grave. Grâce à Internet, ce disque dur externe qui nous permet de ne plus nous casser la tête à apprendre les dates, les noms, les faits, j’allais retrouver les références de l’effet papillon en deux temps, trois clics. Google d’abord, Wikipedia francophone ensuite, et enfin le Wikipedia anglophone souvent plus complet. Le nom du mathématicien et météorologue américain Edward Lorenz (1917-2008) me sauta aux yeux, ainsi que le titre de sa fameuse conférence de 1972 : “Prédictibilité : le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ?” L’idée fondatrice de ce qu’on appelle aujourd’hui la théorie du chaos est qu’une infime variation des conditions initiales peut avoir des conséquences immenses sur le résultat final.

J’aurais pu m’arrêter là et retourner à mes neurones, enfin à ceux des rats anglais. Cependant, une petite phrase wikipediesque attira mon attention : neuf ans avant sa conférence historique, Lorenz avait déjà évoqué le même concept mais en parlant d’une mouette plutôt que d’un papillon. Amusant de voir comment, au cours du temps, le concept initial s’affine et se poétise… La légèreté et la fragilité du lépidoptère confèrent de la force à l’image. Pour retrouver la citation exacte de 1963, je filai droit à la référence donnée par le Wikipedia anglophone (car le francophone ne disait rien à ce sujet…), un article de 12 pages paru en mars de cette année-là dans le Journal of the Atmospheric Sciences. Et là, aucune mouette à se mettre sous la dent. J’en vins aussitôt à médire de la pseudo-fiabilité de Wikipedia, me demandant même s’il ne s’agissait pas d’un canular. Une mouette ! Et pourquoi pas un ptérodactyle tant qu’on y était  ? Mais l’idée de raconter comment l’effet papillon aurait pu ne jamais voir le jour était trop tentante. Le wikipédagogue avait dû confondre deux articles. Il “suffisait” de retrouver le bon parmi toute l’œuvre scientifique de Lorenz. Et c’est ainsi qu’émergea un article paru en février 1963, consacré à la prédictibilité d’un flux hydrodynamique, dont je traduis ici la conclusion : “Quand, pour expliquer la présence de cyclones et d’anticyclones dans l’atmosphère, on suggéra pour la première fois l’instabilité d’un flux uniforme liée à des perturbations infinitésimales, l’idée ne fut pas universellement acceptée. Un météorologue remarqua que si cette théorie était juste, le battement d’ailes d’une mouette suffirait à modifier la météo pour toujours. La controverse n’a toujours pas été réglée, mais les plus récentes preuves semblent donner raison aux mouettes.” L’effet mouette était bien né au détour de cet article de 1963.

Si j’ai un peu de temps un de ces jours, je modifierai les articles des Wikipedia anglophone et franchophone… Qui sait si cette infime perturbation du cyberespace ne fera pas gagner l’équipe de France de football lors de la prochaine Coupe du monde ? A moins qu’elle ne l’empêche de se qualifier. Je vais bien y réfléchir.

Et les neurones au fait ? Que se passe-t-il lorsqu’on en pousse un ? S’écroulent-ils tous comme une rangée de dominos ? La réponse est oui… et non. Lorsqu’un pic parasite est créé dans un neurone et un seul, en moyenne pas moins de 28 neurones voisins sont dans un premier temps excités, qui contaminent à leur tour chacun 28 autres copains… Si la vague déferlait indéfiniment, au bout de seulement cinq étapes, plus de 17 millions de neurones “s’allumeraient” et, de proche en proche, la vague s’amplifierait jusqu’à emplir la boîte crânienne de ces pauvres rats endormis. Mais ce que dit en réalité l’expérience, c’est que ce ramdam neuronal demeure anecdotique et n’empêche en rien le cerveau de fonctionner. Le bazar est une constante, sans doute le prix à payer pour nos 8 millions de kilomètres de câblage cérébral, un “bourdonnement” filtré par nos petites cellules grises qui savent faire la différence entre ce bruit de fond et les informations pertinentes et qui savent, contrairement à cet article, éviter de sauter trop souvent du coq à l’âne, de la mouette au papillon…

Pierre Barthélémy

Post-scriptum musical…


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