Le palmarès du bonheur

Par Jean-Michel Frodon

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Quelle joie ! Une joie, il faut bien le dire, à laquelle les palmarès cannois ne nous ont guère accoutumé, tant on y décèle souvent de calcul, ou de volonté de consacrer des valeurs déjà établies (souvent pas avec leur meilleur film). Rien de tel cette fois : un choix clair et net, en faveur d’œuvres de cinéma singulières, et ô combien différentes entre elles. Qui aura suivi les chroniques de ce blog sait combien j’avais aimé, et espéré retrouver au palmarès Tournée de Mathieu Amalric, Un homme qui crie de Mahamat-Saleh Haroun, Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois, Copie conforme d’Abbas Kiarostami et ce qu’y accomplit Juliette Binoche. Autant de films qui, chacun à sa façon, inventent leur propre forme, tentent des aventure du récit et de la mise en scène, pour mieux approcher du monde tel qu’il est, tel que nous le vivons et le rêvons.

Mais qui aurait pu imaginer que ce choix serait couronné par la plus radicale et la plus légitime des plames d’or, à l’Oncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul ? Tout nous réjouit dans cette récompense, donnée à un film magnifique, cinquième long métrage d’un des artistes les plus importants de ce début de siècle.  Un artiste dont, sur slate.fr, on avait déjà salué l’importance lors d’une récente exposition à Paris .

Le film, Oncle Boonmee qui se souvient de ses vies antérieures semble un conte fantastique, où un personnage approchant de la mort est rejoint par les fantômes du passé, sous des apparences parfois quotidiennes et parfois fantastiques. Il est cela, mais surtout la construction d’un espace-temps inconnu, où les lieux, les durées, les présences, les relations entre les actes n’obéissent pas aux lois habituelles. Un tel cinéma, qui est une expérimentation proposée à chaque spectateur, suscite des réticences chez beaucoup, peu disponibles à se laisser aller à d’autres attitudes, à d’autres modes de fonctionnement que ceux auxquels ils sont accoutumés. C’est leur droit le plus strict, bien sûr, c’est aussi la marque d’un refus de découvrir ce que le cinéma, comme tout art, recèle de plus riche : la découverte non pas d’autres mondes (il n’y en a qu’un, le nôtre), mais d’autres rapports au monde. Passe l’espoir que cela pourrait même nous aider à le changer un peu, notre vieux monde qui ne va pas si bien – en Thaïlande non plus, le pays de Weerasethakul.

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Comme il m’arrive souvent, à la sortie de la projection d’Oncle Boonmee je me suis disputé avec des amis, rendus furieux par le film. C’est que le défi  que posent les œuvres vraiment novatrices ne laisse pas indifférent, il peut facilement fâcher qui demeure extérieur – et souvent se moque. C’est une longue histoire, à laquelle il convient de ne répondre que par la parole qui accompagne et tente de convaincre, par l’incitation à apprivoiser ces formes inédites, à apprendre à se laisser aller à des sensations inconnues : les beautés innombrables qu’offre ce film-fleuve, ce film-univers, ce film-rêve qui est aussi volontiers rieur, parfois burlesque, sont la récompense de cet apprentissage. N’apprend-on pas à regarder de la peinture abstraire, à écouter de la musique classique, à rencontrer des formes qui d’abord nous semblaient opaques, hostiles, ou ridicules ?

Dans le débat qui m’opposait à mes contradicteurs, un mot fuse : c’est du cinéma élitiste !  Alors là, non. Tout ce que vous voudrez mais élitiste, non. Le cinéma de Weerasethakul ne réclame aucun savoir particulier, encore mois une appartenance à une catégorie sociale. Il ne parie que sur les sensations, sur ce que chacun est capable de ressentir, à partir de ses propres émotions inspirées par cet univers sensuel, mystérieux, enchanté.

Cet univers ne nait pas tout nouveau de l’imagination du cinéaste. Il est inspiré par un rapport au monde qui est celui de centaines de millions d’être humains, et qu’on désigne par le mot « animisme ». Ce rapport au monde, on le notait ici il y a quelques mois, est quasiment ignoré des arts occidentaux, cinéma compris, alors même qu’il est au principe d’une immense quantité de productions symboliques. Si, comme il se répète à l’envie, le cinéma peut aider à mieux comprendre les autres, et le cas échéant à les traiter avec plus de considération, c’est  précisément en permettant de rencontrer des univers mentaux qui nous sont étrangers, et qui le restent. A les rencontrer comme étrangers.

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Pour toutes ces raisons, raisons qui contiennent la beauté vertigineuse et ludique de ce film habité de grands singes velus aux yeux brillants comme des lucioles de foire et où les princesses se font lutiner par des poissons chats à l’occasion de la plus joyeuse parabole sur les puissances de l’image, l’attribution de la Palme d’or est admirablement judicieuse. Elle l’est également en récompensant cet artiste-là. Celui qui depuis 2000 (Flying Object at Noon, beau film pas assez remarqué), et surtout depuis la reconnaissance gravie degré par degré avec Blissfully Yours (2002), Tropical Malady (2004) et Syndrome and a Century (2006), s’impose peu à peu comme grand cinéaste, mais aussi par les œuvres multiples dans d’autres formats et par d’autres supports (beaucoup sont accessibles sur son site http://www.kickthemachine.com/works/index.html ), et pour l’homme engagé aux côtés des minorités de son pays, son combat contre la censure, son soutien aux nouveaux créateurs, bref pour la vie-œuvre incroyablement riche de ce jeune homme de 40 ans.

La Palme, il faut s’en féliciter encore pour ceci : le film n’avait pas de distributeur en France, elle va sans aucun doute lui en trouver un. Elle va aussi aider considérablement la suite du travail de Weerasethakul en même temps qu’elle permettra de montrer son film dans de multiples endroits où il n’aurait pas été sûr d’être accueilli. Mais la récompense, au-delà de cet artiste que les grands médias disent quasi-inconnu mais qu’une assemblée de critiques américains a désigné fin 2009 comme figure majeure de la décennie, cette récompense est un encouragement pour tous les artistes audacieux qui, jour après jour, voient se fermer devant eux des possibilités de travailler et de partager les fruits de leur travail, pour cause d’originalité et de refus des codes mercantiles.

Et encore, tiens : elle est bienvenue, cette Palme, parce que les Occidentaux ont du mal à prononcer ce nom, Apichatpong Weerasethakul. Comme disait Brassens, tout le monde peut pas s’appeler Durand, ou Smith, il y a quelque chose d’effrayant à lire (dans Le Journal du dimanche) qu’on surnommerait Apichatpong « chapi-chapo », pourquoi pas Bamboula plutôt ? Etre au monde, dans ce monde, c’est aussi apprendre le nom des autres, et s’y confronter si c’est une difficulté, avec respect et humilité si on n’en est pas bien capable plutôt qu’avec cette arrogance goguenarde de colonisateurs jamais vraiment départis du sentiment de leur supériorité.

Conclusion inespérée, donc, d’un Festival qu’on aurait de toute façon tort de ne pas saluer : outre ce palmarès de rêve, outre les si beaux films mentionnés au début, Cannes 2010 aura été le festival de l’immense événement de cinéma que constitue Carlos d’Olivier Assayas, il aura montré à Un certain regard des films mémorables, à commencer par la Angelica d’Oliveira, mais aussi Film socialisme de Godard, I Wish I Knew de Jia Zhang-ke et Hahaha de Hong Sang-soo, à bon droit couronné du Prix de cette sélection, sans oublier trois beaux films latino-américains et deux roumains qui attestent de la vitalité de la création dans ces contrées. Et à la Quinzaine quelques perles (Les Quatre Volte de Frammartino, Vous êtes tous capitaines d’Olivier Laxe, The Tiger Factory de Woo Ming-jin), plusieurs beaux films à l’ACID, et je ne parle que ce que j’ai vu, j’en ai manqué le double !

C’est une grande joie, donc, de voir la Palme attribuée à Apichatpong Weerasethakul, on la doit d’abord à lui et à ceux qui ‘accompagnent pour ces aventures que sont chacun de ses films, on la doit  au jury que comme Weerasethakul l’a dit en recevant le prix on aimerait aller embrasser. On la doit aussi, c’est moins évident qu’il n’y paraît, à Thierry Frémaux. Parce que par les médiocres temps qui courent il n’est pas évident d’inscrire un tel film en sélection officielle. Et que surtout, à la différence des années précédentes, la sélection 2010 a évité qu’une œuvre aussi radicale soit par trop isolée dans la sélection. Qui connaît un peu le fonctionnement d’un jury sait que c’est parce qu’il y a Haroun, parce qu’il y a Beauvois et Amalric, parce qu’il y a Kiarostami réinventant avec une incroyable clairvoyance son cinéma, que Weerasethakul devient éligible à la palme. Il faudrait ajouter un autres très beau film de la compétition, My Joy de l’Ukrainien Sergei Loznitsa, poème visuel hanté par la violence du quotidien post-soviétique, premier film de fiction d’un poète du montage héritier de Tarkovski et de Pelechian.

Il y avait tout ça à Cannes cette année. Si quelqu’un vous dit que c’était une année médiocre, souriez poliment. Mais allez voir les films, s’il vous plait.

Au revoir, à bientôt j’espère.

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