À l’époque d’entre les deux guerres, la plupart des gens n’avaient pas de quoi s’acheter un costume pour aller aux réunions importantes. La location de vêtements était donc très à la mode, et Gesdon était L’ENDROIT pour faire des bons affaires à Paris.
Les boutiques Gesdon s’étendaient tout au long du passage du rez-de-chaussée de notre immeuble, en plein cœur du IX arrondissement. Elles appartenaient au couple Geoffroy Marie, jusqu’au ce qu’elles soient rachetées, en 1932, par le père de notre charmante dame aux yeux bleus, actuelle propriétaire de l’immeuble.
Celle-ci, est l’histoire d’un client assidu…
Dans sa garçonnière déserte, le beau Vicomte Joël de Kernanskedec se promène avec mélancolie, en se parlant à lui-même. Le Vicomte frise la quarantaine, mais il porte beau et ne paraît pas plus de trente ans. Il n’a jamais su que faire la guerre pendant quatre ans, et depuis l’Armistice, disperser sa petite fortune dans des placements de fils de famille…
Le monde, le pays, et l’âme du Vicomte sont en pleine crise. Il n’y a plus d’argent, plus des joies mondaines et il ne reste presque rien des rêves d’antan.
– Alors, conclu-t-il, il faut sauter le pas et épouser Madame Veuve Regrattier, dont le premier mari a gagné une trentaine de millions dans les conserves.
Je sais bien parbleu, qu’il vaudrait mieux travailler… Mais à quoi ? je n’ai jamais aimé que l’Art : et c’est une denrée qui ne se vend plus !
Après tout, ma foi, elle est encore très jolie pour son age, Madame Regrattier ! Et aujourd’hui, trente-sept ans, pour une femme, c’est la jeunesse !, et moi, je n’ai que mon beau physique, mes talents d’agréments, et cette garde-robe qui m’a valu la réputation d’être un des gentlemen les mieux habillés de France.
Le Vicomte se rend aux boutiques Gesdon…
– Voyons ! Passons la revue des armes ! Je vais d’ici ou six semaines voir presque chaque jour, Madame Regrattier, dans le monde et sur les grandes routes, je vais avoir l’insigne d’honneur de l’accompagner en Normandie et de passer huit jours dans son Villa de…
Tout ça veut dire autos, grands bars, palaces, terrains de golf (elle y joue presque aussi bien que moi), pardessus de voyage, smoking et habit naturellement, jaquette indispensable, et petit jeu de complets affriolants, depuis le complet croisé jusqu’aux discrets complets de ville… Une petite fortune quoi!
Heureusement que l’on peut être chic et très à la page tout en restant simple ! La Simplicité n’a jamais été plus de mode qu’aujourd’hui. On la recherche partout : dans l’architecture, dans le mobilier, dans les réceptions, dans la cuisine et dans le vêtement. D’ailleurs, la Simplicité c’est le comble de l’Art ; n’est-il pas vrai que la Grande Règle du Bon Ton consiste à ne jamais se faire remarquer ?… Sauf, bien entendu, de Madame Regrattier !
– Aimera-t-elle ce pardessus ajusté qui fait discrètement valoir la noblesse de ma stature ?
– Ce pardessus de voyage qui souligne l’aisance et la souplesse de mes attitudes ?
– Ce complet de sport qui dégage la sveltesse de mes formes athlétiques !
Le Vicomte sourit et tout en passant « sa Revue », se moque gaiement de lui-même. Mais il n’ignore point que, jamais homme mal vêtu et négligé dans sa mise ne sut plaire à une jolie femme.
– Ah ! chère Madame Regrattier, que diriez-vous de ce complet demi gala que je mettrais pour nos visites et à nos cinq à sept,
– Et de ce veston croisé si propice à nos courses et à nos rendez vous d’après-midi,
– Et de ce smoking d’une si charmante intimité, et qui pourtant peut aller dans le monde,
Allons, voilà le tour de ma garde-robe rêvée ! Avec tout ça, je pourrais affronter sans trop de crainte le verdict de Madame Regrattier, et le Tour du Nord serait sans doute surélevé de deux étages.
Seulement, je n’ai pas les moyens pour m’offrir tous mes rêves… Heureusement, je peux tout de même les louer chez Gesdon !