L’immeuble de la dame aux yeux bleus

Yeux bleus

La porte rouge s’ouvre. Et derrière elle, une paire d’yeux bleus souriants, couronnés d’une chevelure blanche et spongieuse, se penchent pour voir qui est là. Peu importe, en réalité. Tout passant est une bonne proie… Enfin, une bonne occasion, pour discuter pendant des heures… et des heures…

Discuter avec cette dame, propriétaire de l’immeuble où elle habite, est tout à la fois un délice et un défi. Elle a 88 ans d’histoires à raconter, mais elle ne vous dira jamais ce que vous cherchez à savoir. Que ce qu’elle a envie de vous raconter… Et rien d’autre.  «Je n’ai pas toujours été comme ça», dit-elle avec sa voix aiguë et touchante. «Avant, j’étais extrêmement timide, je ne parlais à personne… Mais depuis que j’ai dû gérer l’immeuble, j’ai commencé à avoir confiance en moi».

Les paliers de cet immeuble du quartier du Faubourg Montmartre dans le IXeme arrondissement ont vu défiler toute sorte des personnalités. Il y a eu le metteur en scène de la pièce «Communion Solennelle» et l’actrice Hélène Frott, sans oublier un célèbre journaliste du magazine «Salut le copains» dont nous tairons le nom.  «Il y a aussi eu un écrivain metteur en scène, mais je ne sais plus qui c’était… Seulement sa femme. Ah la la, qu’est-ce qu’elle était ravissante!», raconte la mamie avec un enthousiasme d’enfant. «La bouchère de la rue Cadet et moi, on la faisait parler juste pour avoir le temps de bien la regarder, tellement elle était belle».

– Ah oui? Pourquoi? Elle était comment?
– Bah, ravissante, je te dis.
– Oui mais, brune? blonde?
– Ah ça, je n’en sais rien! Mais elle était vraiment ravissante.

Un silence, éphémère, s’installe, puis elle reprend. Notre dame aux yeux bleus est arrivée dans cet appartement en 1956, et depuis, tout s’est accumulé dans un chaos organisé: des foulards multicolores ici et là, des petits peluches qui regardent la scène depuis les coins les plus improbables, des photos de famille, de superbes vases japonais, des livres par centaines… Le tout, submergé par un océan des coupures de presse qui envahissent, tel un lierre, toutes les superficies disponibles.

Elle relance la conversation. «Papa a acheté cet immeuble en 1948, mais déjà en 1939, il possédait le fond de commerce du rez-de-chaussée». La boutique s’appelait Gesdon et sa spécialité était la vente et location des vêtements de cérémonie. «Il y a eu une robe qui est allée plusieurs fois à l’Elysée… posée sur  différents corps», sourit-elle.  “Vous voulez voir des photos?”
– Bien sûr… mais… on fait ça la prochaine fois?
– Pourquoi? Vous partez déjà? Je ne vous ai pas encore raconté l’histoire de la rue Geoffroy Marie… Et il faut que vous sachiez qu’avant, cet immeuble faisait partie du passage Verdeau…un vrai labyrinthe! Vous savez, jadis, c’était une rivière souterraine qui venait depuis l’Opéra, traversait la rue de la Grange Batelière jusqu’à la rue Saulnier….

Ca y est… du suspense. Elle est très convaincante quand elle laisse supposer que les histoires qui l’habitent elle et son immeuble en valent la peine. Elle nous reconduit jusqu’à sa porte rouge, d’un pas si hésitant qu’on devine qu’elle a du mal à nous laisser partir…

Nous, en tout cas, nous n’aurons aucun mal à revenir!

2 commentaires pour “L’immeuble de la dame aux yeux bleus”

  1. […] racontées. A Wagram, tout le monde prend Madame Roger pour une folle. Dans le neuvième, la doyenne raconte seulement ce qui l’arrange. Chroniques du Palier, c’est aussi ça. Mettre dans […]

  2. […] premier étage, côté Geoffroy Marie, il y a une pièce qui sert de cave à notre dame aux yeux bleus. Elle y met tous ses objets venus du passé et qui ne rentrent plus dans son appartement, déjà […]

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