Après les JO, qu’est-ce-que l’esprit britannique? Réponse avec 10 bandes-dessinées amoureuses du Royaume-Uni, de Blake et Mortimer à V pour Vendetta.
The End. Les vacanciers vont pouvoir retourner pleinement à leur torpeur estivale et les travailleurs n’ont plus de divertissement pour les aider à affronter l’ennui d’un mois d’août au boulot. Après deux intenses semaines de compétition, les Jeux Olympiques se sont achevés à Londres. C’en est terminé des épreuves sportives, mais aussi des célébrations festives du patrimoine et de la culture britannique. La cérémonie de clotûre fut globalement ennuyeuse, mais chacun conservera en mémoire celle qui a ouvert les olympiades. Le show à grand spectacle orchestré par Danny Boyle était un véritable hymne à la Grande-Bretagne, son histoire, ses traditions et sa culture populaire. Le coup de projecteur (et de feux d’artifices) parfait pour faire, pendant quelques jours, de Londres le centre du monde.
Comme ça va être dur de se déshabituer de voir tous les jours Tower Bridge à la télévision ou d’entendre Big Ben sonner l’heure sur les chaînes du service public, je vous ai préparé une petite sélection de bandes-dessinées pour rester dans l’ambiance britannique, à travers des événements historiques ou des traits culturels bien marqués. La plupart ne sont pas le fait d’auteurs insulaires (même si l’incontournable Alan Moore est là deux fois), car la Grande-Bretagne fascine bien au-delà de ses frontières, y compris dans le monde de la BD.
Dans l’esprit, c’est peut-être la plus britannique des bandes-dessinées. Et pourtant, en dépit du nom et de la dégaine très anglo-saxonne de son auteur, elle est l’oeuvre d’un Belge. Le mythique tandem formé par Blake et Mortimer est en effet la quintessence d’un certain british way-of-life. D’un côté un blond capitaine gallois du MI-5, de l’autre un roux professeur écossais flanqué de son fidèle serviteur Indien. Le tout ponctué des fameux “Damned” et autres “By Jove” qui font toute la saveur des dialogues. Leurs nombreuses aventures les amènent à sauver le monde au cours d’une épique troisième guerre mondiale, à découvrir des civilisations perdues et même à voyager dans le temps. Mais si vous ne devez lire qu’un album, probablement le plus british de tous, c’est bien évidemment sur La Marque Jaune qu’il faut vous jeter. Le duo enquête sur une mystérieuse série de vols, dont le plus audacieux n’est rien de moins que celui de la couronne royale au sommet de la Tour de Londres. Un modèle d’ambiance en bande-dessinée… Et si vous voulez reprendre une tasse de thé humoristique, la parodie des Aventures de Philip et Francis est particulièrement réussie.
Tintin, le plus célèbre globe-trotter de la bande-dessinée, ne pouvait pas faire l’économie d’un voyage en Grande-Bretagne. C’est chose faite dans l’Île Noire, où le reporter belge suit la piste d’un gang de faux-monnayeurs. Cette aventure dans la campagne britannique, bien menée, riche en action et en rebondissements, est aussi l’occasion de développer une belle galerie de personnages, de la première apparition du maléfique Docteur Müller jusqu’à Ranko, l’inoubliable gorille gardien d’une ruine écossaise et dont les cris terrorisent les marins des alentours. Mais l’Île Noire se singularise par son souci de l’exactitude du détail, présent dans toute l’oeuvre hergéenne mais ici poussé à son paroxysme. Et pour cause: si une première version est parue en 1938, puis une seconde en couleurs en 1943, Hergé a du s’atteler à une troisième version en 1965 car… les britanniques ne trouvaient pas les deux premières assez réalistes. L’ensemble de l’album a été repris avec minutie, et chaque véhicule, chaque vêtement qui apparaissent sont désormais issus d’une recherche documentaire rigoureuse. Les tintinophiles les plus fous peuvent s’offrir le beau livre grand format Dossier Tintin l’Île Noire, qui permet de contempler l’évolution entre ces trois versions.
Pour s’attaquer à un mythe aussi énorme que Jack l’Éventreur, il fallait un scénariste hors-normes. Ca tombe bien, Alan Moore est de ceux-là. L’auteur de Watchmen, probablement l’un des meilleurs comics de tous les temps, s’est associé au dessinateur Eddie Campbell pour livrer une véritable fresque sur le Londres de l’époque victorienne. Car au-delà du serial killer anglais, c’est bien la ville de Londres qui est l’héroïne de ce très sombre roman graphique. A travers les pérégrinations du tueur, Alan Moore dresse une géographie londonienne ésotérique, où chaque monument, chaque clocher recèle une signification cachée. Comme un contrepoint aux très sophistiquées intrigues maçonniques de la haute société, le duo Moore-Campbell dépeint aussi le peuple des bas-fonds et bien évidemment le milieu de la prostitution. C’est là le revers de la médaille victorienne, de cette Angleterre triomphante et sûre d’elle-même issue de la révolution industrielle.
La meilleure illustration que l’Histoire a pu donner au légendaire flegme britannique est sûrement l’attitude des Londoniens durant le Blitz. Le Blitz, c’est cette intense campagne de bombardement menée par la Luftwaffe durant la Seconde guerre mondiale, entre 1940 et 1941. Chaque nuit, un tombereau de bombes s’abattait sur les plus grandes villes de l’Angleterre, Londres au premier chef, et chaque matin, leurs habitants sortaient constater les dégâts et se mettaient aussitôt à réparer avec ce qui leur tombait sous la main. Dans la trilogie du Blitz, François Rivière et Floc’h, deux passionnés de la Grande-Bretagne, rendent hommage au caractère inouï des britanniques durant cette période. Illustrées par une ligne claire typique, leurs histoires mettent en scène ces Londoniens confrontés aux bombardements mais qui continuent à vaquer à leurs préoccupations “normales”, depuis des intrigues amoureuses jusqu’à la fameuse cup of tea de 5 o’clock.
Une guerre mondiale plus tôt, les Anglais venaient combattre sur les champs de bataille du continent, notamment dans la Somme où ils payèrent un très lourd tribut. La Grande Guerre de Charlie, oeuvre des deux auteurs britanniques Pat Mills et Joe Coldhoun, nous raconte la Première guerre mondiale d’un point de vue anglo-saxon, en l’occurrence celui de Charlie, engagé dans un des conflits les plus meurtriers de l’Histoire à l’âge de 16 ans. Les descriptions réalistes des conditions de vie sur le front et des horreurs de la guerre, alimentés par des faits-réels, évoquent évidemment le travail de Tardi sur le conflit. Mais en s’attachant à suivre l’armée britannique plutôt que nos fameux Poilus, la Grande Guerre de Charlie constitue une vraie originalité dans le paysage très encombré des BD sur la Première guerre mondiale.
Vous voulez découvrir l’Angleterre mais vous êtes agoraphobe? Attendez l’année 2019, vous ne devriez plus être trop embêté par les touristes… En effet, dans La Zone, Eric Stalner fait le postulat que cette année là, 95% de la population britannique aura disparu suite à une catastrophe. L’intrigue se déroule elle un demi-siècle plus tard, en 2067, dans une Angleterre redevenue sauvage et peuplée de toutes petites communautés humaines éparses. On suit Lawrence, explorateur-archéologue mal vu dans son village car il est un des rares à s’intéresser à un passé que tout le monde rejette. Une passion qu’il transmet à une jeune élève à qui il apprend à lire et à écrire l’anglais, cette langue déjà oubliée. Mais un jour, elle disparaît avec son bien le plus précieux: une carte du Royaume-Uni. Il part à sa recherche, dans un road-trip post-apocalyptique aussi classique qu’efficace. Si vous avez voir une Angleterre vidée de ses habitants, comme dans le film 28 Jours plus tard, La Zone vous attend.
Panique sur le Yorkshire. Une série de meutres sauvages a stoppé la construction du chemin de fer. Le Premier ministre britannique fait appel au naturaliste Charles Darwin pour faire la lumière sur l’affaire. Le futur théoricien de l’évolution débarque sur place et dissèque des cadavres copieusement amochés. Qui se cache derrière la boucherie ? Un griffu, créature mythique et surpuissante ? Un être mal intentionné qui veut ralentir les travaux de la ligne ferroviaire ? Darwin, entre deux bouteilles de scotch et une passe dans une rue mal famée, tente de mener l’enquête. Le dessin d’Ocana, sombre et dynamique à la fois, porte avantageusement ce thriller à la sauce victorienne, sorte d’écho à From Hell.
L’Angleterre, c’est aussi la patrie du punk, et il y a d’autres moyens que les ridicules mascottes de la cérémonie d’ouverture pour l’évoquer. Il y a Tank Girl par exemple. Dans ce comics volontiers bordélique et exubérant, on suit les aventures de Rebecca Buck, une adolescente qui parcourt une Australie post-apocalyptique à bord d’un char d’assaut en compagnie d’un kangourou mutant. Cette BD complètement barrée ne se passe certes pas au Royaume-Uni mais elle est un véritable condensé de l’esthétique punk qui s’y est développée dans les années 1980. Et puis, il s’agit là d’une des premières oeuvres de Jamie Hewlett, qui s’est ensuite illustré en “créant” de toutes pièces le groupe Gorillaz. Si Damon Albarn, le leader de Blur, s’occupe de la musique, Jamie Hewlett a donné leurs traits aux membres de ce groupe frictionnel au succès planétaire.
Faut-il encore vous présenter le célèbre comic d’Alan Moore et David Lloyd? Dans un futur proche, le Royaume-Uni vit sous le joug d’un régime fasciste. Mais se lève un mystérieux héros, appelé V, qui multiplie les attentats et les appels à la révolte pour renverser le pouvoir en place. Un héros vêtu tout de noir, et qui porte un masque de Guy Fawkes, le conjuré catholique qui failli faire sauter le parlement britannique qui voulut faire sauter le parlement de Londres le 5 novembre 1605. Je vous ai déjà longuement parlé de cette BD et notamment de son caractère éminemment Angleterre-des-années-Thatcher. Alan Moore n’a jamais caché son opposition à la dame de fer, et a expliqué à plusieurs reprises que V pour Vendetta était une réponse directe au tour de vis conservateur thatcherien. L’Angleterre des années 1980, c’est une transition libérale très brutale pour son économie, des mineurs sont en colère dans tout le pays le tout sur fond de guerre des Malouines. C’est toute cette époque que raconte en creux la contre-utopie (un genre littéraire bien britannique) V pour Vendetta.
Last but not least, je ne pouvais pas oublier Astérix chez les Bretons. Avec leur sens inné de l’humour et de la caricature, Goscinny et Uderzo ont passé à la moulinette nos travers franchouillards, mais aussi ceux de nos voisins suisses, belges, espagnols et… britanniques. L’accumulation de références et de blagues sur une culture étrangère atteint là son sommet, entre l’apparition inopinée des Beatles, le nuage de lait dans le thé ou le mémorable match de rugby que livrent Astérix et Obélix. Pour conclure cette sélection, c’est donc la culture anglaise vue à travers les clichés qu’en ont les Français. How ironic…
Laureline Karaboudjan
Illustration de une: montage à partir de la couverture de La Marque Jaune, DR.
lire le billetCrises politiques, attentat manqué, émeutes anarchistes… Il y a du V pour Vendetta dans l’air du temps.
Mardi soir, j’ai revu V pour Vendetta, le film tiré de la célèbre BD d’Alan Moore, que France 4 rediffusait. Loin de moi l’envie de me lancer dans un grand débat sur les qualités et les défauts du film produit par les frères Wachowski -vous savez, ceux qui ont fait Matrix- par rapport à oeuvre originale. Il a déjà été posé maintes et maintes fois, et je me bornerai à préciser que je préfère la BD au film. Alan Moore, lui, avait carrément refusé de voir le film à sa sortie, et n’est même pas crédité au générique. Ce qui m’a frappée, hier soir, c’est l’actualité de l’histoire d’Alan Moore, dessinée par David Lloyd. Toutes sortes d’actualités récentes résonnaient avec V pour Vendetta. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à l’attentat manqué à Times Square en voyant sauter le parlement britannique. Mais avec une sérieuse différence de niveau tout de même. Là où les terroristes pakistanais ont échoué à faire sauter un 4×4, V, le terroriste anar de l’histoire, fait sauter Westminster avec un métro chargé d’explosifs. Un métro pourtant fermé par les autorités en place, mais qu’il a mis dix ans à rouvrir, histoire de ne pas faire les choses à moitié.
Et puis, il y a toute cette thématique insurrectionnelle qui ne pouvait pas ne pas me rappeler ce qui se passe en Grèce en ce moment. Le pays est devenu depuis quelques années le foyer d’agitation anarchiste le plus important d’Europe, à tel point que les anars français iraient se former là-bas. Anecdote, en mars 2009, un groupe grec a même “dédié” un attentat à Julien Coupat, un des auteurs supposés de l’Insurrection qui vient. La bande-dessinée de Moore est pétrie de références anarchistes. Parce qu’elle est raconte une résistance à une oppression, parce que son héros est tout de noir vétu et porte un masque de Guy Fawkes, le conjuré qui faillit faire sauter le parlement britannique le 5 novembre 1605. Remember, remember, the fifth of november… Parce que le dit héros signe ses bravades d’un V entouré, qui rappelle bien sûr le fameux A anarchiste.
L’ambiance de fin de règne qui agite l’Europe, qui fait la une des journaux depuis quelques semaines, je l’ai aussi retrouvée dans ce régime autoritaire vacillant que décrit Alan Moore. Bien sûr, l’Union européenne n’a pas grand chose à voir avec le néo-fascisme soutenu par l’église anglicane de V pour Vendetta. Mais dans le chaos qui bouillonne sous le vernis autoritaire, entre la fin annoncée de la monnaie unique et celle du pouvoir autoritaire de la bande-dessinée de Moore, j’ai retrouvé un peu les mêmes teintes crépusculaires.
BD d’une époque, BD intemporelle
V pour Vendetta est donc une BD d’actualité. Pourtant, elle a été imaginée au milieu des années 1980, dans un contexte bien précis et quelque peu différent de notre année 2010, celui de l’Angleterre de Thatcher. Alan Moore n’a jamais caché son opposition à la dame de fer, et a expliqué à plusieurs reprises que V pour Vendetta était une réponse directe au tour de vis conservateur thatcherien. Remember, remember, comme on dit dans la chanson de Guy Fawkes : l’Angleterre vit une transition libérale très brutale pour son économie, les mineurs sont en colère dans tout le pays et en toile de fond, il y a la guerre des Malouines. A l’autoritarisme de ce pouvoir répond toute une culture contestataire issue notamment de la vague punk qui déferle en Grande-Bretagne à partir de 1977 et du fameux Anarchy in the UK des Sex Pistols.
BD d’une époque, V pour Vendetta s’inscrit surtout dans une longue tradition de la contre-utopie, une tradition d’ailleurs très britannique. Citons bien-sûr 1984, le roman de George Orwell, modèle absolu du genre, adapté de nombreuses fois au cinéma. Les recettes de l’histoire sont les mêmes que celle de V pour Vendetta : un pouvoir totalitaire, crypto-fasciste (crypto-stalinien, d’ailleurs, dans l’oeuvre d’Orwell écrite en 1948), et une résistance clandestine qui s’organise. Récemment, c’est le groupe de rock Muse qui s’en est inspiré pour son dernier album, opportunément intitulé Resistance, qui se veut un mini-opéra rock autour de l’oeuvre d’Orwell. Vous avez forcément entendu Uprising, le single de l’album, matraqué depuis un an sur les radios.
La contre-utopie se nourrit de thématiques développées au XXème siècle, malheureusement propice à inspirer le genre, mais qui ont une portée universelle. Tout au long de la bande-dessinée, V distille ainsi des réflexions anarchistes intemporelles : “Les peuples ne devraient pas craindre leur gouvernement, c’est le gouvernement qui devrait craindre le peuple…“, une phrase de Thomas Jefferson à l’orée du XIXème siècle. Ou encore “L’autorité n’admet que deux rôles : le bourreau et la victime, transforme les gens en poupées qui ne connaissent plus que peur et haine, tandis que la culture plonge dans les abysses. L’autorité déforme ses enfants et change leur amour en un combat de coq… L’effondrement de l’autorité aura des répercussions sur le bureau, l’église et l’école. Tout est lié. L’égalité et la liberté ne sont pas des luxes que l’on écarte impunément. Sans ceux-ci, l’ordre ne peut survivre longtemps sans se rapprocher de profondeurs inimaginables“. Diogène, Montesquieu ou Proudhon auraient pu écrire ces phrases. Mais c’est signé Alan Moore.
Laureline Karaboudjan
Illustration : Un graffiti de V pour Vendetta à Leicester, posté sur Flickr par ginga ninja
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