Quand les poulets seront des humains

Une BD dénonce l’intolérance et revisite l’histoire contemporaine avec des gallinacés

A la fin de la Peste de Camus, le narrateur met en garde: la maladie – métaphore du nazisme – est partie, mais elle pourra toujours revenir. Elle pourra toujours nous faire basculer de l’autre côté et montrer ce que l’on a de pire, ou pour certains, de meilleur, en nous.

La BD Elmer de Gerry Alanguilan (un auteur de BD philippin, suffisamment rare pour être souligné), qui est sortie en France il y a peu, raconte à peu près la même histoire. Comment l’humanité réagit, refuse, accepte ou évolue face à un évènement qui chamboule son existence. L’évènement perturbateur de cette BD est aussi simple qu’irrationnel : un matin, les poulets se réveillent conscients. Les gallinacés sont tout simplement doués de raison comme des humains. S’en suit sur 140 pages le récit, passionnant, de cette révolution.

En BD, en général, l’animalisation ou le zoomorphisme sont des procédés courants et les exemples abondent. Parfois, les différentes races d’animaux incarnent des types de personnes, comme dans Maus, les chef-d’oeuvre d’Art Spiegelman sur la Shoah, où les juifs sont des souris et les nazis sont des chats. On retrouve, de manière moins marquée, ce processus dans la série Blacksad, où les différents personnages que croise le chat détective ont souvent un caractère lié à leur race animale. Autre cas assez courant, celui où certaines bêtes et les humains sont tous deux doués de conscience et cela ne choque personne. Pensons à Milou doué de parole dans les premiers Tintin, ou encore à Picsou, où les canards (entre-autres) et les humains se côtoient sur un pied d’égalité.

Mais je n’ai pas en tête d’exemples de BD autre qu’Elmer où l’auteur se demande ce qui se passerait si un animal que l’on rencontre tous les jours à la ferme ou dans nos assiettes devenait conscient et capable de s’exprimer. Le héros principal de cette série originale est Jake Gallo, un poulet journaliste et écrivain. Son père, Elmer, l’un des tout premiers gallinacés dotés de raison, vient à mourir et Jake récupère son journal intime. Il découvre ainsi, à travers le récit de son père, les premières années de la vie depuis la prise de conscience des poulets.

Ecrire. Seul Moyen. Oublier Pas. Essayer Oublier pas. Oublier déjà Morceau. Tête vide.

Ce sont les premiers mots d’Elmer dans son carnet. Le plus dur, au départ, est de comprendre que l’on est devenu intelligent. Se regarder, regarder l’autre, lever les yeux pour voir l’humain, et se dire : je sais, je comprends ce que je pense, et, toi aussi, tu vas comprendre. Evidemment, si les poulets ont du mal à faire ce chemin, c’est encore plus dur pour les humains.

Le poulet, métaphore de l’opprimé

L’homme est bête, nous le savons. Face à des poulets qui se mettent à parler et à se révolter contre les traitements inhumains qu’ils subissent, leur première réaction est de les tuer. Tous, ou presque. Il faut éliminer l’autre, celui qui est différent, celui qu’on ne comprend pas, celui qui nous fait peur.

Tous les hommes ne sont pas bêtes, nous le savons aussi. Certains, des résistants de la première heure, décident de cacher les volailles, d’essayer de les comprendre, puis de les défendre. Je ne veux pas tout raconter, mais après des carnages et plusieurs millions de morts, les poulets finissent par être reconnus comme étant égaux aux humains par les Nations Unies.

Vient ensuite la deuxième étape. Apprendre à vivre avec l’autre. Et ce n’est pas évident. Des Ligues de poulets revanchards ne veulent pas pardonner aux humains, et agissent comme des justiciers francs-tireurs, à la recherche des tortionnaires d’hier et d’aujourd’hui qu’ils massacrent à coups de bec. Mais, surtout, beaucoup d’humains ne supportent pas les poulets. Ils les accusent de prendre leur travail, leur place à l’école, voire leur femme, puisque les couples inter-raciaux se développent.

Au début, j’ai eu peur qu’Elmer soit une BD dénonçant l’élevage de poulets en batterie, ce qui m’aurait vite ennuyée. Evidemment, il ne s’agit pas du tout de celà. A travers cette histoire de poulets, c’est l’histoire contemporaine des hommes que ré-interprète Gerry Alanguilan. Les gallinacés sont utilisés comme une métaphore de l’opprimé, quel qu’il soit. Pêle-mêle, on pense à Auschwitz, à la lutte pour les Droits Civiques aux Etats-Unis, au Klu Klux Klan, discrimination à l’embauche… Autant d’images qu’Elmer suggère plus qu’il n’impose, grâce à une narration d’une simplicité désarmante. L’auteur ne souligne jamais lourdement les parallèles qu’il fait, et c’est pour ça qu’ils ont d’autant plus de force.

Une BD à mettre entre toutes les mains

Pour la majorité des humains,  au moment où le héros raconte le récit, les poulets sont une nouvelle source de culture, de diversité, d’intelligence, et les hommes ne s’en portent que mieux. Mais l’on sent toujours, à travers la BD, que rien n’est acquis, comme dans la Peste de Camus, et qu’à tout moment on peut re-tomber dans le dernier des commandements de La Ferme des Animaux de George Orwell: «Tous les animaux sont égaux, mais certains le sont plus que d’autres.»

Elmer est l’une de ces rares oeuvres qui vont au-delà de la BD. Elle est à mettre entre toutes les mains, surtout dans celles qui ne feuillettent jamais de bande dessinées, ou celles qui auraient très peur si les poulets devenaient vraiment conscients. Le père de Jake Gallo termine ainsi son journal intime:

«J’ai écrit cela parce que cela me semblait important. Je voulais le noter pendant que je le vivais: on oublie si facilement. Les gens ont la mémoire courte, et ce que j’ai écrit ici pourrait les aider à leur rappeler ce que nous avons vécu. Nous tous. Ce n’est pas seulement mon histoire, ou celle de ta mère et de ton oncle Joseph, ou celle de fermier Ben. C’est l’histoire de tous les gens qui ont traversé cette époque avec nous. C’est notre histoire. A tous. Et c’est important de ne pas l’oublier. »

Laureline Karaboudjan

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