Gringos Locos, la BD qui a échappé au pilon

Gringos Locos, un album qui met en scène les dessinateurs Morris, Franquin et Jijé, sort aujourd’hui. L’ouvrage a pourtant failli ne jamais voir le jour.

Yann et Schwartz, le tandem d’auteurs de l’excellent Spirou, le groom vert de gris (dont je vous avais parlé ici), reviennent dans les bacs avec Gringos Locos. L’album parait aujourd’hui et raconte l’épopée de trois auteurs mythiques du Journal de Spirou, Morris, Franquin et Jijé, partis aux Etats-Unis puis au Mexique en 1948 pour tenter de séduire Disney avec leurs dessins. Faire de dessinateurs des héros de BD (à l’instar certes des Aventures d’Hergé de Bocquet, Fromental et Stanislas) n’est pas la seule originalité de l’album. Il est également accompagné d’un fascicule de “droit de réponse” et d’un avertissement en guise d’incipit.

L’album que vous tenez entre les mains n’est pas pour autant un documentaire scientifique ou un biopic historique. Il s’agit, en premier lieu, d’une aventure historique Les personnages, bien qu’inspirés de figures ayant existées, doivent avant tout à la libre interprétation des narrateurs”, explique un «avertissement au lecteur» en début d’album.

Et encore, c’est là un moindre mal. Il y a quelques mois, Isabelle Franquin, la fille du créateur de Gaston, et les enfants de Josph Gillain (Jijé) avaient carrément exigé la destruction pure et simple des albums déjà imprimés. D’après levif.be, ce ne sont pas moins de 35 000 exemplaires qui étaient ainsi menacés de partir au pilon sans autre forme de procès. Parmi les plus virulents, Benoît Gillain assurait ainsi au Soir: “Quand un collectionneur français nous a amené les planches publiées dans les journaux, la moitié de la famille a souhaité que cet album soit détruit et ne sorte jamais.

Caricature blessante et malhonnête
Pour l’héritier de Jijé, la caricature truculente qui est faite de son père est à la fois fausse et blessante. “Les auteurs n’ont jamais connu mon père. Il n’avait rien à voir avec ce grossier personnage. L’image qu’on donne de lui est malhonnête. Derrière des faits à peu près exacts, on dessine quelqu’un qui jure tout le temps alors qu’il n’a jamais prononcé un gros mot de sa vie. Il porte un tricot de corps avec des bretelles, court parfois en caleçon : je ne l’ai jamais vu comme ça !”. Dans ce concert de reproches, seule Francine Morris, la veuve de l’auteur de Lucky Luke, a apprécié la bande-dessinée de Yann et Schwartz.

Finalement, un accord a pu être trouvé et la BD parait bien aujourd’hui, augmentée de son cahier “droit de réponse”. On ignore quels ont pu être les termes du débat entre Dupuis et les héritiers des auteurs en question, mais il est certain que la maison d’édition de Marcinelle, en banlieue de Charleroi, n’avait pas intérêt à se fâcher avec la brochette d’ayant-droits. En jeu, c’est l’image de marque de Dupuis qui aurait pu être écornée à travers ses personnages les plus connus (et par ailleurs véritables filons éditoriaux) qui appartiennent aux fonds Jijé et Franquin.

Dupuis semble même avoir pris son parti de la solution qui a été trouvée puisque sur son site, l’éditeur explique que “le premier tirage de cet ouvrage (45 000 ex) est enrichi d’un document de 10 pages réalisé en collaboration avec les familles Gillain et Franquin. Sous le titre “Droit de réponse et quelques questions“, Benoît Gillain témoigne sur ce voyage effectué l’année de ses 10 ans. Ce fascicule est illustré de photographies inédites extraites des archives familiales”.

Une bonne BD avant tout
Et l’album dans tout cela? Il n’est pas mauvais du tout et c’est sans doute le principal. On retrouve cette capacité de Yann et Schwartz de jouer avec de multiples références belges des années 40/50, la langue utilisée est parsemée d’expressions bruxelloises et si parfois le lecteur français ne comprendra pas exactement tous les mots (notamment les insultes), il tombera dans une ambiance agréable. Le récit est un pur road trip qui mène les héros de la côte Est à San Diego puis jusqu’au Mexique. C’est vivant et bien mené -même si ce n’est sans doute pas la BD de l’année non plus- et je suis curieuse de voir ce que donnera le deuxième tome, si les deux auteurs arriveront à trouver un sens à l’aventure où si cela tournera un peu en rond.

Découvrir la face cachée, ou tout du moins la face rêvée de ces trois mythes de la BD belge est tout de même plus qu’agréable car assez rare. Peut-être que Jijé ne jurait pas ainsi, peut-être que Morris n’allait pas si souvent aux putes et Franquin ne pouvait sans doute pas être aussi dégingandé que Gaston Lagaffe. Yann et Schwartz ont utilisé leur liberté d’auteurs pour nous proposer un récit enlevé et pour montrer une image de monstres sacrés de la BD bien différente de celle que l’on a lorsqu’on lit Spirou ou Lucky Luke. On s’attache à ces personnages, rendus furieusement sympathiques, car pleins de défauts, donc délicieusement humains.

Laureline Karaboudjan

Illustration : extrait de la couverture de Gringos Locos, DR.

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Menacée par le piratage, la BD ?

La BD est le secteur de l’édition le plus piraté d’après une récente étude. Mais faut-il forcément crier au péril de la création ?

Il n’y a pas que les majors des maisons de disque ni les boîtes de production de cinéma qui avaient des raisons de sabrer le champagne, ce week-end, pour fêter la fermeture de Megaupload. La principale plate-forme de téléchargement direct d’oeuvres piratées causait aussi du tort aux éditeurs de bandes-dessinées. C’est ce qui ressort d’une étude sur le piratage de la BD, rendue publique il y a quelques jours par le MOTif (Observatoire du livre et de l’écrit en Ile-de-France), opportunément juste avant le festival d’Angoulême. Elle recense 35.000 à 40.000 titres de BD piratées, dont 8.000 à 10.000 seraient “réellement accessibles” (c’est à dire disponibles en peer-to-peer ou avec des liens de téléchargement direct actifs). D’après l’étude, “la BD est la catégorie éditoriale la plus piratée sur Internet”, victime d’une pratique organisées par une “multitude de teams dédiées à la BD”.

Pour autant, si tous étaient frappés, ils ne mourraient pas tous, aurait pu dire La Fontaine en lisant l’étude. Car quand on se penche sur le détail des chiffres, on se rend compte que le phénomène est loin d’affecter de manière uniforme les différentes séries et les différents éditeurs et surtout, ce n’est pas forcément si négatif. Voici les quelques grandes tendances :

  • Les éditeurs mainstream touchés, les indépendants épargnés

L’étude publie le top 10 des éditeurs ayant le plus de titres piratés en téléchargement direct et en peer-to-peer. Sans surprise, on retrouve aux cinq premières places des poids lourds du marché francophone (Dupuis, Dargaud, Delcourt, Glénat et Le Lombard). On constate aussi l’absence d’éditeurs indépendants et l’étude note “qu’à quelques exceptions près, les BDs de petits éditeurs indépendants ou les BDs d’auteur restent peu piratées ou difficilement trouvables”.

  • Le piratage se concentre sur les mangas, les comics et grands classiques de la BD francophone

Le top 5 des téléchargements de BD piratées en torrent est éloquent. A la première place, “Le guide du sexe en BD” bénéficie de la prime au porn sur Internet. Puis on retrouve une intégrale des 37 albums d’Astérix, un package des 6 premiers tomes de Walking Dead, l’intégrale en 19 albums de XIII et enfin l’intégrale de Tintin en 24 albums. Que des séries francophones classiques ainsi que le plus grand succès d’édition en comic de ces dernières années.

Pour y avoir moi-même recours, je sais que de nombreux lecteurs piratent des œuvres qu’ils possèdent déjà: que ce soit pour des besoins d’illustration parce que cela va plus vite que scanner soi-même ou parce que, en esthète, on veut vérifier un détail sur la dernière case de la page 13 de l’Affaire Tournesol mais la BD est chez les parents ou dans la maison de vacances… Le piratage a un vrai côté pratique.

Par ailleurs, les mangas à succès sont particulièrement touchés par le phénomène du piratage. L’étude relève qu’il existe des centaines de sites proposant des mangas en téléchargement direct, dont certains comptent leurs visiteurs par millions. Ainsi un des principaux sites consacrés à la série One Piece aurait reçu 4,1 millions de visites (1,1 million de visiteurs) en 2011. Cela dit, d’après l’auteur de l’enquête Mathias Daval, il existe un code de l’honneur des pirates de mangas, et de nombreux sites qui proposent des traductions pirates suppriment leur contenu une fois que les mangas sont publiés officiellement en France.

  • Les nouveautés ne sont pas forcément piratées

C’est à mon avis l’information la plus intéressante qui ressort de l’étude : il n’y a pas de piratage systématique des nouveautés BD. Certes, 2 BDs piratées sur 3 datent de moins de 10 ans, mais seules 15% ont été publiées il y a moins de 3 ans et seules 2,7% l’ont été en 2011. Contrairement à ce qu’on peut voir dans la musique ou le cinéma, où l’essor du piratage a entraîné la diffusion illégale de plus en plus de contenus récents, il n’y a pas de piratage systématique des nouveautés en BD. L’étude note même que “les dernières nouveautés en rayon sont nettement moins piratées que les best-sellers des deux dernières années”.

Ce qui veut dire que globalement, ce sont les BDs qui ont déjà marché en papier, qui ont déjà été rentables pour leurs éditeurs, qui sont piratées. Ça relativise la menace que fait peser le piratage sur la BD. Parfois, cela peut même aider, comme le cas de cet auteur de comics américain qui avait vu ses ventes fortement augmenter après qu’un de ses albums a été diffusé gratuitement sur le forum d’images 4chan. L’auteur à l’époque, au lieu de porter plainte, avait décidé d’aller discuter avec les Internautes qui avaient grandement apprécié.

Une autre étude récente montrait que 5 300 BDs ont été publiés en 2011 mais que, dans le même temps, «quatre groupes dominent désormais l’activité du secteur, assurant à eux seul 43,6% de la production alors que 310 éditeurs ont publié des BDs en 2011», comme l’expliquait début janvier l’AFP.

Le piratage traduit bien ce phénomène là: un petit nombre de BDs attire l’essentiel de l’attention des lecteurs (acheteurs ou pas), et les autres passent globalement inaperçues. C’est de cela qu’il faudrait réellement s’inquiéter et ce n’est pas en luttant contre les téléchargements illégaux sur Internet, que l’on résoudra la problème. Le vrai ennemi de la diversité est le “piratage” par une minorité des rayons des grosses librairies et des grandes surfaces. Donc, au contraire, plus les BDs téléchargées seront nombreuses et variées, plus, d’une certaine manière, cela sera le signe de la bonne santé créative du secteur.

Illustration: extrait de la couverture de Roi Rose de David B.

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