Le personnage imaginé par Tardi est l’archétype parfait d’une héroïne pulp à la française
Avant le Tintin de Spielberg et Jackson, mais après Astérix ou Lucky Luke (que j’avais chroniqué ici), c’est au tour d’Adèle Blanc-Sec de sortir au cinéma. L’héroïne imaginée par Tardi est interprétée par Louise Bourgoin et derrière la caméra, Luc Besson s’y colle. Quoique donne le film (le meilleur comme le pire peut en sortir), on peut être étonné du choix d’Adèle Blanc-Sec, qui dépare un peu parmi les personnages que je viens de citer. En effet, si l’aventurière parisienne a un certain succès public, il n’est en rien comparable aux poids-lourds de la BD que sont le reporter à la houppette, le gaulois dopé et le cow-boy solitaire. Adèle Blanc-Sec n’est pas une héroïne créée pour plaire aux lecteurs de 7 à 77 ans mais au contraire à un public un peu particulier, à la fois adepte de science fiction et de fantastique, d’archéologie et d’ésotérisme, ainsi que d’une certaine dose de polar. C’est le public des pulp magazines! Adèle est même l’archétype parfait de l’héroïne de ce genre un peu particulier. Démonstration.
Tout d’abord, révisons un peu ce qu’est le pulp. Comme je l’ai evoqué, il s’agit d’un genre fourre-tout, qui est une espèce de compilation de différents genres de littérature populaire. Pour comprendre ce qu’est le pulp, le mieux est encore de se référer à l’étymologie. Le terme vient de woodpulp, qui désigne la fibre de bois grossière constituant le papier de mauvaise qualité sur lesquels sont imprimées les publications qui nous intéressent, les pulp magazines. Il s’agit donc de revues vendues très peu cher, dans lesquelles on peut lire des histoires extraordinaires, remplies de détectives, d’archéologues, de savants fous ou de meurtres sordides. Comme dans tout Adèle Blanc-Sec! Apparaissant à la fin du XIXème siècle et prenant leur essor aux Etats-Unis début XXème siècle, les pulp magazines imposent un imaginaire qui peut s’exprimer ensuite par d’autres médias. Pour la télévision, on peut citer l’excellente série de la BBC, Dr Who, qui explore à sa façon le genre pulp depuis les années 1960. Au cinéma, la tétralogie Indiana Jones relève tout à fait du genre, avec son archéologue aux prises avec des nazis adeptes d’ésotérisme. Enfin, pour les amateurs de jeu de rôle, l’Appel de Cthulhu, basé sur l’oeuvre d’H.P. Lovecraft, est un jeu résolument pulp.
Et Adèle dans tout ça? Voici toutes les raisons qui font que la série est, elle aussi, très pulp.
Adèle Blanc-Sec n’hésite jamais à se lancer sur les pistes les plus improbables qui soient et dans des aventures rocambolesques. Celle qui affectionne fumer nue dans sa baignoire est une jolie fille, qui plaît aux hommes, et est plutôt coquette (elle porte des chapeaux improbables). Outre le tabac, Adèle trinque aussi plus d’une fois, ce qui, pour l’époque à laquelle se déroule ses aventures, est une marque d’indépendance. Elle est aussi doté d’un franc-parler certain. Adèle est l’aventurière sans peur et sans reproches, un peu baroudeuse, un peu naïve, à qui il peut arriver tout et n’importe quoi. Et, évidemment, Adèle Blanc-Sec écrit des feuilletons à succès où elle raconte ses propres aventures, dans une jolie mise en abîme.
Les aventures d’Adèle Blanc-Sec se passent dans le Paris du début XXème siècle, entre 1912 et 1922 pour être précis. Justement l’époque phare du pulp, celle à laquelle se déroulent la plupart des aventures d’autres héros que j’ai citées en exemple. C’est finalement assez logique: c’est une période où la science vole de progrès en progrès, ce qui permet un envol de la science-fiction et où parallèlement, l’occultisme rencontre aussi un certain succès (pensons au spiritisme par exemple). Aux confluents des deux, d’une certaine manière, la psychanalyse se développe justement dans ces années là. C’est une période où l’Europe est encore au faîte de sa puissance et il reste encore des contrées à découvrir dans les Empires coloniaux, où se trament aussi toutes sortes de complots. Et, à Paris, entre musées et Jardin des Plantes, il y a suffisamment de lieux susceptibles de receler des mystères, avec, parfois, des Ptérodactyles.
Adèle Blanc-Sec croise toutes sortes de créatures étranges et autres personnages bizarres dans ses aventures. Petite revue d’effectif non-exhaustive. Evidemment, le ptérodactyle échappé du Jardin des Plantes est le plus célèbre, mais on trouve aussi la secte des adorateurs de Pazuzu, des momies qui disparaissent, un pithécanthrope congelé dans la glace, une tripotée de savants-fous, des artistes de cirque, des limules préhistoriques, etc…
Avec cette héroïne, Tardi a cherché à rendre un hommage appuyé au genre pulp, parfois à la limite de la parodie. Rien d’étonnant pour cet amateur d’un autre “mauvais genre”, comme dirait François Angelier, le polar, dans lequel il s’est aventuré à travers Nestor Burma. A noter qu’au delà des codes narratifs, Tardi a poussé le vice, ces dernières années, jusqu’à reprendre la format périodique et le papier journal pour ses oeuvres. C’est ce qu’il a fait avec l’Etrangleur, le dernier Adèle Blanc-Sec ou Putain de Guerre. Sauf que les pulp magazines étaient imprimés sur du mauvais papiers et vendus 10 cents. Ceux de Tardi sont imprimés en couleurs sur du papier épais et sont vendus 2€50 à la Fnac. O tempora, o mores…
Laureline Karaboudjan
lire le billet(Cet article a été publié initialement dans le numéro 0 (préparatoire) du magazine sur le Très Grand Paris, Megalopolis, dont le numéro 1 vient de sortir. Courez l’acheter, c’est des petits jeunes qui se lancent.)
Quand j’étais petite, je ne connaissais pas Paris. Mais, grâce aux bandes dessinées, j’ai imaginé la capitale. Avec des monstres dans la Seine et des ptérodactyles dans le ciel…
Souvent, dans les rues de Paris, je cherche des petits cailloux. Il me faut les plus beaux, un peu biscornus d’un côté, plats de l’autre, pour que chaque rebond soit imprévisible. Une fois trouvé l’objet de mes désirs, je me prépare lentement. Je rentre la tête entre les épaules, je mets mes mains dans mes poches et commence à shooter dedans avec application, tout en grommelant.
Je ne me lasse pas, surtout quand je suis un peu ivre, de répéter à tout bout de champ des «par Toutatis» ou «les sangliers sont mal nourris». Quand j’étais petite, je n’habitais pas la capitale. Je ne la connaissais pas. Je l’ai découverte en lisant des BD, encore et encore. Une des premières, évidemment, fut Astérix et Obélix. Plusieurs fois, les deux moustachus durent s’y rendre, ce qui ne manqua pas de faire râler le vendeur de menhirs. Certes, pour découvrir le Paris d’aujourd’hui, ce n’était pas vraiment idéal. Paris n’est pas Lutèce et s’est étendu bien au-delà de l’île de la Cité.
Mais en lisant Astérix, j’ai tout de même appris l’essentiel de la culture parisienne: il y a toujours des embouteillages, il ne faut pas hésiter à s’énerver – «je travaille moi» ou «je me suis levé tôt» – et, par principe, il faut mépriser les provinciaux. Ils sont nombreux les Lutéciens/Parisiens à être venus dans le petit village d’irréductibles Gaulois. Entre le frère de Bonemine, l’aubergiste et sa femme insupportable, ainsi que la barde féministe, je n’en avais pas une très bonne image. Tous râleurs, tous égocentriques. Quand, aujourd’hui, je croise dans le 7e ou 16e arrondissement une femme avec un triple menton et l’air renfrogné, je me dis, «tiens c’est un descendant de la femme d’Orthopédix dans le Cadeau de César».
Je joue avec mon caillou un peu n’importe où. Parfois, ô malheur, je tape un peu trop fort, et il tombe dans le Canal Saint-Martin. Je ressens alors un grand moment d’abandon et de tristesse, mais on ne me verra jamais m’approcher trop près du bord, ça non ! J’ai trop lu Tardi pour me faire avoir. Je sais que dans ces eaux sombres, voire saumâtres, rôdent des bestioles bien plus inquiétantes que les femmes découpées en morceaux de Maigret.
Les dangers du Canal Saint-Martin
D’une seconde à l’autre peut surgir une immonde pieuvre rouge, telle que dans les aventures d’Adèle Blanc Sec. Venue je ne sais d’où, elle aime saisir les policiers en goguette, en prendre un pour taper sur l’autre et les manger goulûment. Pas folle, je préfère me tenir à carreau, je ne veux pas lui servir de dessert. Quand, collée contre les murs des immeubles, je regarde les jeunes s’enivrer à la tombée de la nuit presque les pieds dans l’eau, je ne peux m’empêcher de sourire. Pauvres fous, ils ne savent pas.
Tardi m’a appris beaucoup d’autres choses très utiles. J’ai la chance d’habiter tout près du Muséum national d’Histoire naturelle, dans le cinquième arrondissement. Tous les gens du quartier le savent, il faut éviter de regarder en l’air quand, tard le soir, vous rentrez chez vous. Abritez-vous toujours dans les recoins, et lorsque le vent se met à siffler plus que de raison, précipitez-vous sous le premier auvent venu. Et priez. Dans l’épisode Adèle et la Bête, la jeune femme affronte un Ptérodactyle, éclos par miracle dans le Muséum. Malheureusement, Adèle n’a pas été très efficace et l’infâme bête rôde toujours, même si l’actuel maire de l’arrondissement, Jean Tibéri, fait tout pour étouffer l’affaire. Je soupçonne sa femme, Xavière, de venir personnellement la nourrir – entre incomprises, le courant passe. On me dit qu’il était 4 heures du matin, on me susurre que j’avais trop bu ou trop fumé, mais la bête, je l’ai déjà vue trois fois.
C’était un 1er décembre, je descendais la rue Geoffroy Saint Hilaire. Je longeais le mur du Jardin des Plantes quand les feuilles des arbres touffus ont commencé à s’agiter. J’ai entendu un battement d’ailes, j’ai vu une ombre et perçu un rire strident. Je me suis jetée à terre en signe de soumission. Devant moi, un couple de Japonais a été emporté, sans vraiment comprendre. Le Parisien n’en a pas parlé, je crois qu’on n’a jamais retrouvé les corps. La dernière fois, un 30 août, je traversais le fleuve vers Austerlitz quand j’ai vu la bête passer au-dessus de moi, couvrant la lune de ses ailes déployées. C’était beau.
Je n’ai pas appris les bons trucs de survie qu’avec Tardi. Avec sa bédé Jérôme K. Jérôme Bloche, Alain Dodier m’a bien rendu service. Il habite au 39 rue Francoeur dans le 18e arrondissement de Paris, derrière le Sacré Coeur. En théorie seulement, puisqu’en réalité la rue ne va pas jusqu’au 39 mais s’arrête au 33 ; je suppose que c’est de cet immeuble dont il parle. La concierge décrit le détective privé comme un garçon «gentil mais un peu timide, toujours à s’excuser avant de demander». Grâce à Jérôme K., mais aussi Monsieur Jean de Philippe Dupuy et Charles Berberian un peu plus tard, je sais que les concierges sont les créatures qui ont le plus de pouvoir à Paris. Elles contrôlent le courrier, les clefs, les rumeurs. Elles sont petites, grasses et ont de la moustache.
Depuis la lecture des aventures du détective, j’aime monter sur les toits de Paris. On peut presque traverser la ville d’un toit à l’autre. Je me pose contre une cheminée rouge un peu branlante et je regarde au loin le démon de la Tour Eiffel ; j’écoute des concerts clandestins ou j’espionne le détective rouquin qui tripote sa copine Babette. Mais je sais qu’il faut toujours se munir d’un parapluie en acier pour se protéger des fléchettes empoisonnées. Des admirateurs de l’ombre emplumée, qui a donné tant de fil à retordre à Bloche lors de son premier album, rôdent toujours. Je sais aussi que si quelqu’un vous menace de vous tuer dans un cimetière, celui de Montmartre par exemple, il faut dégainer le premier et viser à droite car, à cause d’une malformation, c’est là que se trouve le cœur des tueurs à gages.
Le Paris de Bloche ressemble à celui de Tardi. Souvent la nuit, souvent sous la pluie, souvent dans des coins un peu obscurs et glauques. Mais Jérôme est le plus mignon, surtout quand il dévale les rues du 18ème avec son solex. Je crois qu’il n’y a plus que lui et le journaliste Alain Duhamel à utiliser ce genre d’engin dans Paris. Ils pétaradent gaiement et aiment se moquer des vélibs qui n’arrivent pas à monter les côtes.
A Châtelet, des monstres en flammes
La BD m’a souvent donné de bons conseils avant d’arriver à Paris, mais parfois, j’ai l’impression qu’elle m’induit en erreur. Je pensais que tout le monde avait une moustache, portait des chapeaux melons dans des rues grises, sales et pluvieuses. J’ai aussi cherché les hôtels où descendent tous ces personnages : Hôtel chez Léo et du Cirque, mais ils n’existent pas. Je suis bien allée rue du Cirque dans le huitième, tout près de l’Elysée, pour en être certaine, mais il n’y avait que des vieilles dames avec des caniches et des attachés parlementaires. De bien tristes clowns.
Sur les traces de l’auteur Pétillon, j’ai cherché la rue Pfuit où se déroule l’histoire abracadabrantesque, Une sacrée salade. Les gens y courent très vite avec des imperméables un peu étranges et des femmes de mauvaise vie. Ça tire, ça meurt la bouche ouverte, ça explose, ça baise dans les coins, on est dans un rêve fantasmagorique et coloré, les flics sont impuissants et Jésus, représenté tel un clochard, se demande : «Reverrais-je jamais le Faubourg Saint-Denis ?» En arrivant à Paris, je voulais absolument habiter dans cette rue amusante, que je supposais proche des Grands Boulevards, mais elle n’existe pas ! J’en ai longtemps voulu à Pétillon. Pfuit, tout fout le camp.
Cela me rappelle ma première fois à Châtelet. Il y avait les lignes 1, 4, 7, 11 et 14 et les RER A, B et D. Jusque-là, rien d’anormal. Mais où était donc l’entrée vers l’hyperespace, vers Cassiopée ? L’auteur Mézières est pourtant formel dans le neuvième tome des aventures de Valérian et Laureline. A Châtelet, il y a des monstres tout en flammes et des départs réguliers vers Galaxity, la capitale terrienne du futur. J’ai eu beau chercher dans toutes les rames, je n’ai rien trouvé. J’ai cru un moment que Monsieur Albert, l’agent secret de Galaxity au 20e siècle, se cachait sous les traits du violoniste chinois qui est souvent sur la ligne 11 ou la 1. Mais, quand je lui ai demandé si les Foudres d’Hypsis allaient s’abattre sur nous, il m’a regardé sans comprendre. L’ignorant.
Et cet épisode récent de Spirou et Fantasio, Paris sous Seine, où tout le quartier de Beaubourg est englouti ! Je suis allée l’autre jour demander aux commerçants si les dégâts des eaux n’avaient pas été trop importants. Ils se sont moqués de moi. Je n’ose pas non plus traîner du coté de Botzaris. Un épisode d’Adèle Blanc Sec se termine sur cette question énigmatique : «Que se passe-t-il aux Buttes Chaumont ?» J’y suis donc allée et j’ai questionné les gens. Ils m’ont regardée bizarrement. «Que voudriez-vous qu’il se passe aux Buttes Chaumont, voyons !» Je ne sais pas, mais je sais que je ne suis pas folle.
Laureline Karaboudjan
Illustration : Montage de Laureline Karaboudjan
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