Les BD à lire cet été

Une sélection d’albums sortis ces dernières semaines et qui méritent d’être glissés dans votre sac de plage.

Supplément d’âme, Alain Kokor, Futuropolis

A Dublin, tous les jours à la même heure, un drôle de bonhomme rondouillard vient s’asseoir au bord de l’eau. Il ne reste pas plus de cinq minutes, toujours au même endroit, le regard tourné vers l’horizon. Qui est-il? Pourquoi ce rituel? Mystère. Mais le jour où il ne vient plus, c’est tout le quartier, qui suivait son va-et-vient quotidien, qui est en émoi. Et deux personnages qui se rencontrent: Camille, responsable du service après-vente d’une société qui n’en a pas besoin (et pour cause, elle commercialise Sophie la girafe), et Willie, une artiste qui essaime des sculptures d’oiseaux en ville. Ne vous en faites pas, je ne vous ai pas vraiment raconté grand chose de cette BD qui tient moins par une intrigue que par l’univers poétique qu’elle dessine, le tout avec une grande justesse dans le trait comme dans le découpage.

L’Amour, Bastien Vivès, Delcourt

Après la Famille et les Jeux Vidéos, Bastien Vives continue ses petits strips avec cette fois-ci pour thème “l’amour”. Vaste sujet… L’album est un mélange de gags déjà parus sur son blog, (dont, à mon sens, le meilleur, celui sur les fantasmes) et des inédits. La thématique est éculée – en gros les incompréhensions répétées entre homme et femme en coupe- mais la manière de la traiter de Vivès est rafraîchissante et drôle. De plus, il n’hésite pas à assumer un point de vue “de mec” sur la question, il ne cherche pas à faire semblant d’être un auteur au-dessus de la mêlée, omniscient, raffiné et délicat. Et ce n’est pas plus mal comme ça.

 

La Grippe coloniale tome 2, Cyclone-la-Peste, Appollo et Huo-Chuao-Si, Vents d’Ouest

Voilà un deuxième tome que je désespérais un jour de voir sortir, comme ces trop nombreuses séries BD inachevées qui passent ainsi à la postérité (voir le post que j’y avais consacré). Pensez-vous: le premier opus de la Grippe coloniale est sorti il y a… neuf ans! Et j’avais beaucoup aimé cet album qui se passe, comme il se doit avec Appollo au scénario, à la Réunion. On suit le retour de la Grande guerre de quatre amis bidasses, aux couleurs de la Réunion: Camille l’aristocrate à la gueule cassée après s’être engagé comme officier de cavalerie, Grondin le grand rigolard à la proverbiale baraka, Voltaire le “tirailleur sénégalais” qui n’a jamais vu le Sénégal mais qui est un cafre, un noir de la Réunion et le narrateur, Evariste Hoarau, anti-héros pacifiste. Mais à la grande boucherie européenne suit une autre calamité: la grippe espagnole qui n’épargne pas l’île du continent indien. La suite-et-fin qui vient de sortir est aussi bien écrite que le premier tome et les dessins d’Huo-Chuao-Si n’ont pas perdu de leur expressivité. Un bémol toutefois: le coloriste a changé entre les deux albums, et ça se voit quelque peu (je préférais les couleurs du premier). Mais c’est une toute petite ombre comparée à la satisfaction de connaître enfin le dénouement de cette histoire.

La Traversée du Louvre, David Prudhomme, Futuropolis

Généralement, quand on va dans un musée, c’est pour contempler les oeuvres qui y sont présentées. On peut aussi laisser aller son regard sur les cadres, les murs, les gardiens et… les autres visiteurs. C’est exactement ce qu’a fait le dessinateur David Prudhomme dans les couloirs du Louvre et qu’il restitue dans cet album qui se présente comme une déambulation. Pas d’histoires, pas de dialogues mais une succession de tableaux crayonnés, très doux, où les oeuvres et le public se répondent ironiquement. Tel ce groupe d’enfants rassemblés autour d’une conférencière au pied d’une icône où la Vierge est entourée d’anges. Ou ces innombrables visiteurs se disputant un coin de banc devant… le Radeau de la Méduse. Il y a du Sempé dans cette Traversée du Louvre très facétieuse.

La Bataille tome 1, Richaud et Gil, adaptation du roman éponyme de Patrick Rambaud, Dupuis

Je vous l’avoue, je n’ai pas lu le roman de Patrick Rambaud, dont j’ai appris après coup qu’il avait été récompensé à la fois du Goncourt et du Grand prix du roman de l’Académie française. Bon, au moins, ça pose quelques bases en matière de scénario. Cela dit, ce n’est pas parce qu’un roman est bon que sa transposition en BD est forcément réussie: de nombreux exemples d’adaptations boiteuses peuvent en témoigner. En l’occurrence, le premier tome de ce qui doit être une trilogie autour de La Bataille est une vraie réussite. Frédéric Richaud et Ivan Gil ont conjugué leurs talents de raconteurs d’histoires dessinées pour offrir un premier opus enthousiasmant. Le dessin est dynamique, le découpage nerveux, les plans s’enchaînent parfaitement… Et on se laisse raconter la bataille napoléonienne d’Essling, en 1809, sujet qui pourrait sembler rébarbatif au premier abord, avec le plus grand plaisir, car c’est bien la manière de faire qui importe…

Contribution à l’étude du léger brassement d’air au-dessus de l’abîme, Ibn Al Rabin, Atrabile

Voici une BD aussi drôle que foutraque. Dans une étrange mise en abîme, Ibn Al Rabin s’interroge sur le dessin en bande-dessinée alors qu’une invasion extra-terrestre s’apprête à déferler sur Terre. L’occasion de faire apparaître une ribambelle de personnages qui réagissent, chacun à leur manière, à la menace. Un politique fulmine parce que ses collaborateurs ne lui ont pas réalisé une page Wikipedia assez flatteuse, l’armée entend déclencher une guerre atomique avec les Russes et les Chinois (après tout, c’est toujours de leur faute non?) et un industriel lance une gamme de sucettes en forme de vaisseaux extra-terrestres, pour coller à la mode du moment. Quant à Ibn Al Rabin, il se demande s’il va pouvoir refourguer ses fanzines de BD aux nouveaux venus. On rit souvent à la lecture de cet ouvrage qui est aussi un prétexte pour interroger les codes de la narration séquentielle, avec comme souvent beaucoup d’inventivité de la part de l’auteur.

Campagne Présidentielle, Mathieu Sapin, Dargaud

On avait suivi Mathieu Sapin dans les couloirs du journal Libération. Après s’être fait plein de nouveaux copains journalistes, le dessinateur en a profité pour emboîter le pas d’un candidat en campagne présidentielle. Pas n’importe lequel, puisqu’il s’agit du président élu: François Hollande. A l’instar d’un journaliste embedded, Sapin a l’autorisation de traîner son crayon et son carnet de notes dans toutes les coulisses de la campagne. Et ça lui permet de saisir une foule d’anecdotes et d’épisodes marquants (Hollande apprenant sa victoire à la télé notamment) de cette campagne, qu’on a parfois jamais lus ailleurs. Les personnages de Manuel Valls et d’Arnaud Montebourg m’ont particulièrement fait sourire, tant ils semblent bien saisis. Si vous avez aimé une BD politique comme Quai d’Orsay (à laquelle Sapin rend d’ailleurs hommage), vous pouvez y aller les yeux fermés.

Le coin du Soupir :

Les Autres Gens, tomes 6 et 7, Thomas Cadène, Dupuis .

Au départ, j’aimais bien l’idée. Une BD-novela qui paraît sur Internet quotidiennement puis ensuite en gros tome en librairie, c’est une nouvelle manière de voir et de produire, et c’est suffisamment rare pour être signalé. Entre Thomas Cadène, le scénariste, très actif sur les réseaux sociaux, et tous les dessinateurs, cette BD-novela propose un panel intéressant de la nouvelle génération. Si j’approuve de tout cœur cette idée, sur le fond, je suis de moins en moins convaincue. En tant que lectrice, je dois avouer qu’au bout du 6ème et 7ème tome, je suis complètement perdue. Je ne comprends pas toujours l’intérêt des différentes histoires qui s’enchevêtrent et cela manque vraiment de souffle par moments. Après, il y a énormément de personnages, et le fait de changer en permanence de dessinateur, chacun ayant un style très différent, empêche parfois de les reconnaître (les personnages, pas les dessinateurs). Ce qui nuit d’autant plus à la lecture et à la compréhension. Les auteurs ont de toutes façons décidé d’arrêter la série. Ils ont peut-être fait le même constat que moi…

Laureline Karaboudjan

 

Illustration de une tirée de La Grippe Coloniale, DR.

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La Birmanie, de Buck Danny à Aung San Suu Kyi

La Dame de Rangoon est en visite officielle en France cette semaine, l’occasion de se replonger dans les BD qui évoquent la Birmanie.

La visite est historique et chargée de symboles. Après avoir pu enfin récupérer son prix Nobel de la Paix, 21 ans après son attribution, l’opposante birmane Aung San Suu Kyi entame ce mardi une visite officielle en France. Reçue avec les honneurs réservés à un chef d’Etat, la Dame de Rangoon doit rencontrer le président François Hollande, le ministre des Affaires Etrangères Laurent Fabius ou encore intervenir devant le Parlement. Aung San Suu Kyi aura à coeur de raconter la situation politique de son pays –où la dictature militaire se décrispe à peine– elle qui a si longtemps été contrainte au silence et à l’assignation à résidence.

Plusieurs auteurs de BD se sont aussi fait les porte-voix des problèmes que rencontre le Myanmar (le nom officiel du pays), et la visite officielle d’Aung San Suu Kyi donne l’occasion idéale de se replonger dans leurs albums. Voici une petite sélection…

  • Lunes birmanes, de Sophie Ansel et Sam Garcia, Delcourt

Sortie il y a quelques semaines, Lunes Birmanes se présente au premier abord comme une BD d’aventure classique. On y suit les périgrinations de Thazama, un membre de l’ethnie zomi, qui vit dans un village reculé de l’Ouest du pays. Avec quelques passages obligés du genre: adolescent, il est parainé par un vieux sage du village, il a un tatouage de tigre qui s’anime en rêves et semble lui donner des super-pouvoirs. A la lecture des premières pages, on s’attend à une sorte de manga épique et picaresque, où le héros venu de la campagne va devoir se frotter aux rigueurs de la ville au travers d’un voyage rythmé de péripéties. C’est presque ça…

Car si Thazama va bien quitter son village pour Rangoon, ce n’est pas pour quérir quelque artefact fantastique mais sous la pression bien réelle du pouvoir militaire birman. Alors que la répression sévit dans les campagnes, à l’encontre des minorités ethniques, Thazama monte à la ville et participe au mouvement étudiant de 1988. Le début d’un très long calvaire, où le héros va subir maintes et maintes fois la violence d’Etat, de passages à tabac en détentions arbitraires, voire à la torture. Une violence que les auteurs montrent crûment, sans fard, et qui ne laisse pas insensible.

Outre les passages birmans de la BD, ce qui m’a paru particulièrement intéressant c’est le moment où le héros parvient à fuir la Birmanie pour trouver refuge dans les pays voisins, notamment en Thaïlande et en Malaisie. Le traitement qui lui est réservé n’est en fait guère plus réjouissant que dans son pays d’origine: les étrangers en situation irrégulière sont traqués par une police brutale et sont relégués au travaux clandestins des plus pénibles. Dans son périple, Thazama se retrouve même réduit en esclavage par des pécheurs.

L’enchaînement des scènes dégradantes peut donner la nausée et donner l’impression que les auteurs en font trop. Hélas, tout est véridique, comme l’explique une post-face illustrée de photos à la fin de l’ouvrage. Le personnage de Thazama est un concentré de Birmans bien réels que Sophie Ansel, qui est journaliste avant que d’être auteure de BD, a rencontré et dont elle a recueilli les témoignages. Si la BD m’a parue parfois maladroite, elle ne laisse pas insensible et se veut accessible au plus grand nombre.

  • Chroniques Birmanes, Guy Delisle, Delcourt

Je m’étendrai moins sur la BD de Guy Delisle car elle est bien plus connue (et que j’ai déjà eu l’occasion de vous en parler un peu sur ce blog). Si ce n’est, à mon avis, pas son meilleur carnet de voyage (Pyongyang et Shenzen me semblent plus aboutis, peut être parce que plus resserés), Chroniques Birmanes reste un témoignage très intéressant sur le pays. Avec son trait à la fois simple et très expressif, l’auteur raconte l’année qu’il a passé sur place comme expatrié, sa femme étant administratrice de Médecins sans frontières. Guy Delisle, lui, est homme au foyer avec tout le loisir de dessiner ce qu’il voit… en promenant son fils en poussette.

L’aspect purement familial de ces Chroniques, à l’instar d’un blog BD intime, peut parfois agacer alors qu’on aimerait en lire toujours plus sur la vie quotidienne en Birmanie et sur les manifestations plus ou moins subtiles de la nature du régime en place. L’auteur glisse tout de même un certain nombre d’anecdotes très parlantes, souvent pour illustrer l’absurdité presque légendaire du pouvoir birman. A ce propos, une incise pour vous recommander Happy-World, un très bon webdocumentaire sur le pays, qui fonctionne un peu sur les mêmes ressorts. Et en plus l’illustration y a une vraie place, ce qui justifie que je vous en parle sur un blog dédié à la BD.

Aung San Suu Kyi est évidemment évoquée à de nombreuses reprises dans l’album. Avec un traitement à la fois simple et fort: l’auteur passe plusieurs fois devant sa maison gardée et aux volets clos, devinant toujours mais n’apercevant jamais l’opposante. Bref, vu leur succès, vous avez probablement déjà lu les Chroniques Birmanes de Guy Delisle. Si ce n’est pas le cas, vous pouvez y aller les yeux fermés.

  • Birmanie, la peur est une habitude, collectif, Carabas

Comme son titre l’indique, cet ouvrage collectif, à l’instar de Lunes Birmanes, n’est pas placé sous le signe de la franche rigolade. Il s’agit là aussi d’un recueil de témoignages de Birmans victimes de la situation politique de leur pays, un ouvrage dont la multiplicité des auteurs fait la force. Si le livre est essentiellement composé de textes, plusieurs bandes-dessinées entrecoupent l’ouvrage Outre José Muñoz, qui signe aussi de son style caractéristique la belle couverture de l’album, on retrouve des planches d’Olivier Bramanti, Markus Hubert, Olivier Marboeuf, Sera ou encore Sylvain Victor.

L’ouvrage est volontiers militant et tente de convaincre son lecteur avec des exemples très variés. On retrouve ainsi la parole d’ONG, mais aussi d’une réfugiée au Bangladesh, de populations victimes de l’installation d’oléoducs par Total ou d’un déserteur de l’armée. Autant de points de vue qui dressent un portrait

Un autre regard sur la Birmanie
Ces trois bandes-dessinées offrent chacune un regard réaliste sur la Birmanie d’aujourd’hui. Mais traditionnellement, les évocations du pays en bande-dessinée sont plus folkloriques. La Birmanie en BD, c’est avant tout le décor idéal pour des aventures exotiques. Le pays sert par exemple de cadre à un des plus fameux épisodes des aventures de l’aviateur Buck Danny: la trilogie composée des Tigres Volants, de Dans les griffes du Dragon Noir et d’Attaque en Birmanie. En pleine Seconde guerre mondiale, le pays est aux main des Japonais et offre un théâtre tout à fait propice à des courses-poursuites dans la jungles, avec tous les dangers que l’environnement peut comporter.

Citons aussi Elle ou dix mille lucioles, le tome 14 des aventures de Jonathan, la série de l’auteur suisse Cosey, où le héros romantique traîne ses guètres en Birmanie. Là encore, c’est avant tout l’aspect exotique du pays qui est mis en avant: superbes paysages, pagodes dorées et maisons sur pilotis, moine bouddhiste plein de sagesse et femmes enivrantes. Une évocation qui a aussi son intérêt (notamment philosophique), mais qui est bien différente des BD-reportages sur la situation politique birmane.

Laureline Karaboudjan

Illustration extraite de Lunes Birmanes, de Sophie Ansel et Sam Garcia, DR.

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La Pologne, ce n’est pas que Maus!

Même si l’oeuvre de Spiegelman est incontournable, il y a d’autres BD pour découvrir le pays co-organisateur de l’Euro.

En organisant avec l’Ukraine l’édition 2012 du championnat d’Europe de football (avouez que c’est un nom plus claquant que “l’Euro”), la Pologne veut avant tout changer d’image. Dans l’imaginaire collectif, le pays reste vaguement associé aux barres d’immeubles gris et blème d’une période communiste peu réjouissante ou au ghetto de Varsovie et aux camps de concentration de la Seconde guerre mondiale. Une carte de visite peu reluisante et poussiéreuse, en tous cas très réductrice.

Car la Pologne présente un visage bien plus souriant, ne serait-ce que sur le terrain économique. Alors que ses voisins de la zone euro sont en plein marasme, le pays affiche une croissance soutenue et compte bien attirer toujours plus d’investisseurs. Par ailleurs, la Pologne veut s’affirmer comme une destination touristique majeure d’Europe de l’Est, à l’instar de Prague en République Tchèque. Il y a peu, le pays avait notamment misé sur une campagne d’autodérision autour du fameux plombier polonais. La compétition sportive en cours offre une vitrine à la Pologne que le pays compte bien faire fructifier. D’ailleurs, le président de l’UEFA Michel Platini vient de féliciter les deux pays hôtes pour la réussite de l’accueil proposé.

Et en BD, quelle est l’image de la Pologne? Lorsqu’on évoque le pays dans la neuvième art, la référence qui vient tout de suite à l’esprit, c’est l’incontournable Maus d’Art Spiegelman. La BD-somme sur l’Holocauste de l’auteur américain, multi-récompensée et vendue à 3 millions d’exemplaires à travers le monde, est la plus fameuse évocation de la Pologne en bande-dessinée. Maus est un travail remarquable, tant d’un point de vue historique que narratif, au point d’être (avec Watchmen et The Dark Knight Returns) une des oeuvres fondatrices du genre du roman graphique. Mais évidemment, vu son thème, ce n’est pas ce qu’on peut appeler une carte postale de rêve pour la Pologne…

Maus mal reçu en Pologne
D’ailleurs, Maus n’a pas été bien reçu dans le pays, au grand dam d’Art Spiegelman, particulièrement attentif à la traduction de l’oeuvre dans la langue de ses parents. Alors que le premier tome relié sort en 1986 et le deuxième en 1991, il faut attendre… 2001 pour voir Maus traduit et publié en Pologne. On doit la traduction à l’énergie du réalisateur Piotr Bikont, par ailleurs journaliste de la Gazeta Wyborcza, et à la maison d’édition alors naissante Post. Les éditeurs établis, eux, avaient peur de publier une oeuvre qui suscite la polémique dans leur pays. D’ailleurs, quand Maus a été traduit, une manifestation a été organisée devant les bureaux du journal de Piotr Bikont et un exemplaire de Maus a été brûlé (bel hommage aux auto-dafés hitlériens au passage).

Pourquoi une telle virulence? Principalement parce que Spiegelman a choisi de représenter les Polonais sous des traits porcins dans son oeuvre où les Juifs sont des souris et les Nazis des chats (et les Français… des grenouilles). Le reproche lui en avait été fait dès 1987 par un officiel consulaire polonais, alors que Spiegelman voulait visiter le pays pour ses recherches. Le fait est qu’en Pologne, “porc” est une insulte très violente et du coup, représenter tout un peuple sous les traits de cochons est malvenu. Ca tient aussi du fait qu’à travers cette image vexatoire, les Polonais non-Juifs se sentent renvoyés à un rôle peu glorieux durant la Seconde Guerre Mondiale. Quelque chose qui tient peut-être du mécanisme psychologique du complexe du survivant.

Il existe bien d’autres BD qui évoquent la Pologne à travers le Génocide (Dans la nuit du champ, Yossel, 19 avril 1943La fille de Mendel ou la récente Nous n’irons pas voir Auschwitz) ou, plus globalement, le prisme de la Seconde Guerre Mondiale, alors que très peu d’albums évoquent d’autres périodes de l’Histoire du pays. Après tout, il en va de même au cinéma: généralement, la Pologne sur grand écran c’est la Pologne pendant la guerre. Est-ce pourtant la seule identité de la Pologne que celle de pays martyr?

Marzi, entre Persepolis et Aya de Yopougon
Une BD me vient particulièrement à l’esprit pour découvrir l’histoire récente polonaise: c’est Marzi, du couple que forment Marzena Sowa et Sylvain Savoia. Elle est une Polonaise venue étudier en France, lui un dessinateur de bande-dessinée qui décide d’illustrer les souvenirs d’enfance de sa compagne. Le récit est sorti en différents albums chez Dupuis avant qu’une intégrale ne voie le jour il y a trois ans. Il se présente comme une sorte de Persepolis ou d’Aya de Yopougon polonais. Du premier il y a la dimension politique, du second celle du journal intime. A travers les yeux de Marzi, on découvre la situation du pays dans les années 1980. La contestation menée par Solidarnosc et la répression du général Jaruzelski bien-sûr, mais aussi toute la vie très quotidienne, depuis les produits alimentaires jusqu’aux peurs enfantines de Marzi.

Marzena Sowa offre avec sa BD une vision nuancée d’une jeunesse à Stalowa Wola, une petite ville industrielle du sud-est du pays, dans la Pologne communiste. On y découvre que c’est évidemment pas la fête, mais que ce n’est pas non plus un enfer et que malgré la chape de plomb du régime, la vie continue. La présence très forte de la religion dans la société polonaise est aussi évoquée au fil des albums dont le dessin, très simple, presque enfantin, rend la bande-dessinée particulièrement accessible au plus petits; malgré un gros volume de texte.

Marzi est une ouvre d’autant plus précieuse que c’est une des rares BD polonaises (franco-polonaise en l’occurrence) à nous parvenir en France. Dans une interview au site evene.fr, Marzena Sowa explique toutefois que la bande-dessinée est nettement moins développée dans son pays d’origine que chez nous: “La bande dessinée n’a pas la même place en Pologne que dans les pays francophones. Les bibliothèques, les librairies privilégient les romans ou, pour les enfants, les livres illustrés. Effectivement, avant de quitter la Pologne, je ne me suis jamais intéressée à la bande dessinée. Peut-être c’est en partie ma faute, mais je crois que c’est surtout parce que personne ne communique là-dessus. […] Lorsque j’ai connu Sylvain, je me suis intéressée de plus près à ce qu’il faisait, et donc à la bande dessinée. J’ai été franchement étonnée de l’ampleur et de toutes ces belles choses dont les bandes dessinées peuvent parler ! Dans mon esprit, le 9e art ne concernait que les univers fantastiques, les super-héros, etc. Rien pour une jeune fille”.

Vous ne le savez peut-être pas, mais vous en connaissez tout-de-même, des auteurs polonais de BD. Peut-être avez vous lu l’excellent Achtung Zelig de Gawronkiewicz et Rosenberg, édité en France par Casterman et qui se déroule… pendant la Seconde Guerre Mondiale. Ou bien connaissez vous le dessinateur Kas, auteur notamment des séries Halloween Blues et Les Voyageurs. En tous cas, j’en suis sûre, vous connaissez Grzegorz Rosinski. Ce dessinateur né en 1941 à… Stalowa Wola n’est rien de moins que le dessinateur de Thorgal ou du Grand Pouvoir du Chninkel. Des séries fantastiques dont l’action se passe dans des contrées bien éloignées de la Pologne…

Laureline Karaboudjan

Illustration extraite de Marzi, de Marzena Sowa et Sylvain Savoia, DR.

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Nous sommes préparés à une attaque de zombies

En cas d’invasion de morts vivants, les BD seront vos meilleures alliées pour faire face.

Je sais, vous aussi vous avez eu peur. Quand vous avez vu cette attaque d’un cannibale la semaine dernière contre un autre homme vous vous êtes dit que le jour des zombies était enfin venu. Immédiatement plusieurs blogs ont été créés pour recencer tous les phénomènes récents, et évidemment, quand on cherche, on trouve. Un dépeceur par ci, un autre qui se découpe les intestins vivant par là, les phénomènes sont nombreux. Le Centers for Disease Control and Prevention s’est même fendu d’un communiqué pour dire qu’il n’y avait rien à craindre.

Après, le gouvernement dit toujours que tout va bien et on sait comme ça finit: un mec qui se balade seul sur la route avec son gamin et il meurt à la fin. Il y a encore eu un cas limite de cannibalisme à Miami ce mercredi (on nous fait croire à une histoire de “sels de bain” mais tout le monde aura détecté le zombie potentiel… ) donc il vaut mieux être prêts à faire face. Et autant le dire, de ce côté là, on a jamais été aussi bien préparés, notamment grâce à la BD.

Les leçons de Walking Dead
Le meilleur guide de survie aux zombies en BD, c’est probablement The Walking Dead. C’est aussi surement le plus diffusé, vu le succès mondial de cette série de comics, par ailleurs adaptée en série télé. Dans un scénario d’un clacissisme absolu pour une histoire de zombies, un groupe de survivants se forme dans une Amérique en proie à une invasion généralisée de morts vivants. Comme souvent, on ne sait pas ce qui a causé l’épidémie mais là n’est pas l’important, ce qui compte c’est le combat d’une poignée d’humains pour leur vie. Et au fil des tomes de cette aventure, on apprend soi-même un certain nombre de leçons de survie.

C’est assez simple: à chaque fois que les personnages prennent une décision, faîtes le contraire et vous devriez mourir. Quelques grands enseignements: en cas d’invasion, n’allez surtout pas dans les grandes villes. Évitez justement le Centers for Disease Control and Prevention d’Atlanta: dans la BD, la ville est infestée de morts vivants, comme toutes les grandes agglomérations. Puisqu’il s’agit d’un phénomène épidémiologique, préférez la campagne non pas pour son bon air mais pour ses densités réduites de population.

À l’inverse, entre humains sains, restez groupés le plus possible. Pas question de laisser seul le petit dernier pendant que vous allez patrouiller dans les bois, il risquerait de faire une mauvaise rencontre. Par ailleurs, contrairement à ce qu’on pourrait penser, le nomadisme n’est pas forcément le mode de vie le plus indiqué: se déplacer c’est augmenter les chances de se faire repérer par les forces hostiles. L’une des initiatives les plus censées des personnages de la série, c’est à un moment donné d’investir une prison. Par définition, l’endroit est idéal pour se couper du monde extérieur et empêcher les intrusions, et suffisamment vaste pour entamer une proto-agriculture vivrière histoire de suppléer les réserves perissables de la cantine de l’établissement.

Mais la leçon principale de The Walking Dead, c’est qu’il faut autant se méfier des survivants que des zombies. Dans un environnement de pénurie, de stress, ou chacun lutte pour sa survie, le collectif est très souvent mis à mal et les comportements individuels peuvent se révéler extrêmement violents. L’homme est un loup pour l’homme, et il n’a pas besoin d’être transformé en zombie pour ce faire. Et dans The Walking Dead, les pires horreurs sont accomplies par des vivants contre des vivants. L’humain valide est sournois, vif, imprévisible, puissant. Bien plus compliqué de s’en protéger que de zombies patauds et aux instincts très basiques.

Les geeks sont préparés
Dans une note de blog en 2007, Boulet résumait bien la question. Comme l’explique l’un des personnages: «c’est dingue, ils ont beau savoir depuis Romero que les zombies sont lents et maladroits, il faut qu’ils sortent et qu’ils cavalent dans tous les sens au lieu de se planquer tranquillement en hauteur». Boulet développe l’idée que les “geeks” se préparent depuis des années pour ce genre de crise: medikits planqués dans les coins de la ville et sabres, ils sont bien prêts. Ils sauveront le monde et cela entraînera une dictature geek qui obligera les gens à utiliser Linux et lire Pratchett. Pourquoi pas, tant qu’on reste féminine en poutrant du zombie.

Si les sabres ce n’est pas trop votre truc, vous pouvez aussi utiliser une bonne vieille tronçonneuse Black&Decker, comme dans Cryozone, récit caricatural d’affrontements entre humains et zombies dans un vaisseau spatial de Bajram et Thierry Cailleteau. Sortie en 1997, cette BD à la particularité d’être l’une des premières à s’intéresser aux zombies par chez nous. Pour lire d’autres BD infestées de morts vivants, je ne saurais que trop vous conseiller ce top 10 établi par BoDoï, qui s’efforce de recenser des histoires aux styles très différents autour des zombies. De quoi parfaire votre culture en la matière et attendre, sereinement, que tout ce beau monde sorte de terre.

Laureline Karaboudjan

Illustration extraite de The Walking Dead, de Tony Moore, DR.

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Les BD de mai

Qui a dit que j’étais en retard?

Détournements, Chihoi et Kongkee, Atrabile

Vous n’y connaissez rien à la littérature hongkongaise? Moi non plus. C’est ainsi une véritable découverte que j’ai fait en ouvrant Détournements, un ouvrage étrange édité par la maison suisse Atrabile. Deux dessinateurs, Chihoi et Kongkee, réinterprètent des textes d’une douzaine d’auteurs de l’ancienne colonie britannique, opérant le délicat transfert de la littérature à la bande-dessinée. Composé d’une multitude de très courtes séquences, le livre est forcément inégal mais sa diversité fait tout son intérêt. Et on peut picorer ça et là une ou deux historiettes comme autant de fenêtres ouvertes vers un imaginaire à découvrir.

 

Gringos Locos, Yann et Schwartz, Dupuis

Et si Morris, Jijé et Franquin traversaient les Etats-Unis à bord d’une vieille voiture, rebut de l’armée américaine? Et s’ils rêvaient de Mickey, de soirées jusqu’au bout du désert et de putes? Ça nous changerait un peu de l’image un peu compassée que l’on a parfois de la BD belge. Ça tombe bien, c’est vraiment arrivé en 1948, et Yann et Schwartz, élevés dans le culte de ces auteurs, ont décidé de nous le raconter. Comme je le racontais dans une chronique, cela ne s’est pas fait sans tension avec les ayants-droits, pas très heureux de l’image qui est donnée de leurs parents. Mais, pour nous, lectrices et lecteurs, ce n’est que du plaisir.

 

Jour J, tome 8 : Paris brûle encore, Duval, Pécau, Damien et Fernandez, Delcourt

Je sais, je vous parle régulièrement de cette série de BD uchroniques… Mais c’est que je dois admettre ne jamais bouder mon plaisir de voir sortir un nouvel opus qui nous propose, à chaque fois, une relecture de l’Histoire en en changeant le cours. Certains sont plus réussis que d’autres, et le dernier en date fait à mon sens partie des meilleurs. On est en France en 1976, les événements de mai 68 ont dégénéré en guerre civile et l’Hexagone a des airs de Vietnam. Voilà la toile de fond d’une aventure qui met en scène un journaliste du Boston Globe très intéressé par les œuvres d’arts… Si le contexte historique est, comme souvent, bien campé, le point fort de cet album c’est le scénario à la fois simple et bien mené, tout simplement crédible.

 

La mort de Staline, tome 2, Nury et Robin, Dargaud

Il n’y a pas que l’uchronie pour raconter de bonnes histoires, la grande Histoire, la vraie, peut également fournir des épisodes dignes des meilleurs polars. C’est le cas avec la Mort de Staline, dont le second tome est enfin sorti et clôt l’excellent travail de Robin et Nury, ses auteurs. Il s’agit donc de raconter le décès du dictateur russe et toutes les tractations dans l’ombre pour reprendre les rennes de l’URSS. Le grotesque et le machiavélique se donnent la main dans une histoire où les protagonistes, bien réels, ont de vrais caractères de personnages de bande-dessinée.

 

L’Ecume des jours, Morvan et Mousse, Delcourt

Habituellement, les adaptations de grands classiques littéraires en BD me font quelque peu soupirer. L’exercice est un peu facile, manque d’originalité et semble parfois dicté par le seul intérêt commercial. Souvent, les auteurs se contentent d’accompagner l’œuvre en dessins sans réellement se l’approprier. Pour retranscrire visuellement l’univers de Boris Vian, Morvan et Mousse ont au contraire trouvé le graphisme parfait, dans un noir et blanc élégant et arrondi, digne d’un écriture à la plume faite de pleins et de déliés. C’est un peu perturbant au premier regard, mais très vite on se laisse prendre dans le tourbillon et on ré-dévore la candide et triste histoire de Colin et Chloé.

 

Monsieur Strip, éditions altercomics

J’aime beaucoup Calvin et Hobbes, je supporte Garfield et les autres, mais le genre du strip en trois cases a parfois dû mal à se renouveler. Yassine et Toma Bletner ont tenté d’innover avec Monsieur Strip. Au départ publié chaque jour sur Internet, leurs histoires très courtes ont été regroupées dans un bel ouvrage. Ici, on est dans le strip pour adultes, volontiers moqueurs, ironiques et sexuels. Entre la jeune femme qui se met toute nue lorsqu’elle est contente ou l’homme aux chapeaux, plusieurs personnages récurrents apparaissent selon les strips et insèrent une variété bienvenue. Mais j’ai surtout craqué pour les strips photos de jouets pris dans les ateliers des auteurs ou de leurs amis, et mis en scène dans des positions absurdes.

Laureline Karaboudjan

 

Strips de Une tirés de Monsieur Strip.

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Je préfère les fables scientifiques

Une bonne BD sort pour démonter des théories du complot et rétablir des vérités scientifiques. Ce sont toutefois les premières qui font les meilleures histoires.

L’homme n’a jamais marché sur la Lune, c’est bien connu: tout a été tourné à Hollywood. La théorie du réchauffement climatique est une vaste blague, la preuve: Claude Allègre est contre. Et vous pensez vraiment que nous descendons du singe? Ce n’est pourtant pas ce que nous enseigne la Bible… Dans Fables Scientifiques, qui vient de sortir aux éditions Ca et Là, le britannique Darryl Cunningham passe en revue un certain nombre de ces théories fumeuses bien connues, notamment parce qu’elles hantent le Net, et il remet habilement les points sur les i en BD (au départ, c’était un blog).

L’ouvrage ne se présente pas comme un album traditionnel avec un ou plusieurs héros à qui il arrive des péripéties, mais plutôt comme un véritable documentaire scientifique porté en bande-dessinée, avec essentiellement des cases d’illustration sans bulles pour un texte en cartouches. Dans la forme, ça ressemble beaucoup à Saison Brune (dont je vous avais parlé ici) si ce n’est que, contrairement à la BD de Philippe Squarzoni, Fables Scientifique est beaucoup moins austère et, globalement, nettement plus digeste. Car il y a une économie de moyens bienvenue dans la déconstruction des mythes pseudo-scientifiques à laquelle se livre Darryl Cunningham. C’est à la fois précis mais concis, et les dessins sont simples et ludiques. Des qualités particulièrement appréciables quand on traite de théories scientifiques qui peuvent vite devenir rébarbatives.

L’auteur s’attaque à des théories du complot et des pseudo-vérités très “grand public”. De l’homéopathie au réchauffement climatique ou aux vaccins censés causer l’autisme: tous les sujets nous parlent. Au-delà de rétablir des vérités, l’auteur s’attache à démontrer que les canulars pseudo-scientifques servent souvent les intérêts de groupes de pression qui les entretiennent pour parvenir à leurs fins. Après tout, à en croire les lobbies des années 1950, la cigarette n’était pas nocive pour nos poumons.

Une des grandes qualités de l’auteur est de n’être pas dogmatique. Certes Darryl Cunningham s’attache à démontrer que les réponses valables à ces questions sont celles qu’apporte la science, mais il admet à de nombreuses reprises que celle-ci peut faire fausse route. Les affirmations scientifiques, comme toutes autres, ne sont pas à prendre pour parole d’Evangile. En revanche, ce qui importe (et c’est là la conclusion de son ouvrage) c’est la méthode scientifique, qui est celle du doute systématique et de l’expérience comme seule réponse viable.

Que serait Tintin sans mythes scientifiques?

La lecture de cet ouvrage m’a toutefois amené à une réflexion. Il est évidemment salutaire de démonter les fausses théories du complot de toutes sortes (à l’instar de la remarquable BD de Will Eisner sur le Protocole des Sages de Sion). Mais n’est-ce pas dans les complots que l’on puise les meilleures histoires et, donc, les meilleures BD? De longue date le neuvième art s’est fait fort d’exploiter des complots abracadabrants et des délires pseudo-scientifiques pour bâtir les plus belles aventures. Dans le registre historico-religieux, c’est par exemple la série du Décalogue, qui fait le postulat que Mahomet aurait dicté Dix nouveaux Commandements qui ont une résonance sur différents évènements historiques. Ou bien c’est le Triangle Secret, à l’intrigue qui rappelle celle du Da Vinci Code (postérieur à la série de BD) et mêle franc-maçons, sociétés secrètes de l’Eglise et mystérieux document.

Pour ce qui est des théories scientifiques boiteuses, le meilleur exemple reste probablement Tintin. Dans un hors-série que Science & Vie a consacré il y a une dizaine d’années au petit reporter, Serge Lehman (oui, le même qui signe La Brigade Chimérique et Masqué) note ainsi : «La réputation de sérieux dont jouit l’oeuvre d’Hergé est proverbiale. Des horreurs de la guerre sino-japonaise décrites dans le Lotus Bleu à la lutte des Picaros sud-américains en passant par la re-création d’une Autriche-Hongrie imaginaire pour Le Sceptre d’Ottokar, on a souvent dit qu’elles caractérisaient, dans le souci du détail, la minutie documentaire de l’auteur. Les choses se compliquent lorsqu’on se penche sur la crédibilité scientifique de la série.» Et Serge Lehman au contraire d’énumérer les mythes pseudo-scientifiques qui jalonnent la série: entre autres choses le Yéti, l’astéroïde en Calysthène qui fait tout grossir, la sorcellerie Inca et bien-sûr la soucoupe volante de Vol 714 pour Sydney.

Serge Lehman explicite: «Comme les autres grands auteurs classiques, Jacobs avec la série des Blake et Mortimer, et Franquin dans Les Aventures de Spirou, Hergé s’inscrit dans une tradition particulière, celle du “merveilleux-scientifique”, c’est-à-dire la SF française qui va de Verne aux années cinquante». Profondément liée au roman d’aventure, génératrice par excellence de péripéties, cette tradition n’est pas scientifically correct et a longtemps été décriée par les élites culturelles française, ne re-gagnant du crédit que lorsque ses divagations se révèlent prémonitoires (chacun sait que le vrai premier homme sur la Lune, c’est Tintin et non Neil Armstrong). Il n’empêche que c’est elle qui fait rêver les enfants (et moi).

Laureline Karaboudjan

Illustration extraite de Fables Scientifiques, de Darryl Cunningham, DR.

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Le gouvernement des héros de BD

A quoi va ressembler le gouvernement d’Hollande? S’il avait la bonne idée de me nommer Premier ministre, il ne serait pas déçu…

C’est maintenant que les ennuis commencent“. Après avoir été élu, François Hollande a repris la fameuse formule attribuée à Léon Blum. Et parmi les soucis de tout président nouvellement désigné, la composition du gouvernement figure généralement en haut de la pile. Puisque j’ai de la sympathie pour le nouveau président (malgré mon inefficace appel à voter pour son concurrent), je propose à Hollande de lui donner un sacré coup de main. Qu’il me nomme Premier ministre: je lui fait un gouvernement sur mesure, avec mes héros de BD favoris!

Premier Ministre
Laureline Karaboudjan. Hé ouais!

 

 

 

Ministre de l’Economie, des Finances et du Budget
Bernard Tapie dans les années 1990, c’était petit joueur. Ce qu’il faut, c’est un homme d’affaires d’envergure au gouvernement pour reprendr en main l’économie et les finances du pays. Largo Winch est le meilleur pour ce faire : il a tout appris sur le tas et est incollable sur les rouages de la finance. Et côté volontarisme, on est servis puisque c’est un homme d’action avant que d’être un homme d’actions. Il faudra juste le naturaliser pour qu’il devienne français…

 

 

Ministre de la Défense
Il faut faire des économies budgétaires, et sous un gouvernement de gauche, la Défense est l’un des premiers budgets visés. Ça tombe bien, le caporal Blutch, tout militaire qu’il soit, n’est pas opposé à réduire le train de vie de l’armée. D’ailleurs, à l’écouter, on la supprimerait complètement. Tout comme on interdirait les bataille, on bannirait les conflits, on supprimerait les guerres. Et pas parce que ça coûterait moins cher…

 

 

Ministre des Affaires étrangères
Ah le Yémen, l’Afghanistan, Samarkand, la Mélanésie, l’Abbyssinie, Corto Maltese, voyageur poète incarnera la France à l’étranger. Même s’il est britannique et de père italien, on le naturalisera pour le bien de la République. Il en sera la voix universelle, celle qui défend les faibles contre les puissants, celle qui est humaniste mais en même temps triste, car elle est consciente de l’ampleur de la tâche, elle sait que le monde est un bâteau ivre sur lequel il est difficile de rester debout.

 

 

Ministre de l’Intérieur
Terminés les tambouilles, les affaires de Tarnac et les super-flics-cowboys éloignés de la population: la gauche au pouvoir marque le grand retour de la police de proximité, et, qui de mieux pour l’incarner que l’Agent 212 de Daniel Kox et Raoul Chauvin. Débonnaire et gaffeur, il sera parfait pour recréer du lien avec la communauté, tout en gardant un réel amour de la loi. Et comme avec un good cop, il en faut un bad, il sera associé à l’Agent Longtarin. A la DCRI, Squarcini sera evidemment remplacé par les Dupont et Dupond.

 

 

Secrétaire d’Etat aux Prisons
Là encore, c’est la prime à l’expérience. Qui de mieux pour s’occuper des prisons que quelqu’un qui s’en est échappé des dizaines de fois? Joe Dalton serait donc le candidat parfait pour ce poste.

Garde des Sceaux
Les policiers manifestent depuis des semaines contre une justice considérée comme trop indulgente avec les voyous et trop sévère avec les forces de l’ordre. Pour leur donner des gages, rien de tel que de nommer Matt Murdock, alias Daredevil, au ministère de la Justice. Oui, encore un naturalisé : ça fera les pieds à Jean-François Copé. Mais c’est le candidat idéal au poste, le seul à même de réconcilier ambiance feutrée des tribunaux avec la dure réalité du terrain. Avocat le jour, il fait régner l’ordre la nuit, avec des méthodes pour le moins musclées. Et comme il est aveugle comme la justice, il remplit le quota d’handicapés au gouvernement.

 

 

Ministre du Travail
A l’instar de Blutch à la Défense, Gaston Lagaffe se voit tout naturellement attribuer le ministère du Travail. Premier champ d’action : le stress et la santé au travail, qu’il devrait considérablement améliorer avec un programme ambitieux de fabrication d’avions en papier et de courses de chaises roulantes. Puis le Ministre instaurera des siestes obligatoires, avant de réduire le temps de travail de 35 à 10h hebdomadaires. Pour travailler tous, il faudra travailler moins et rigoler plus.

 

Secrétaires d’Etat au Logement
Les Bidochons ont tout connu. Le camping, la maison individuelle, l’habitat en loyer modéré. Sorte d’incarnation de Nadine Morano en BD, ils sont la classe moyenne (basse) française et sont donc tout à fait aptes à juger de ses envies en terme de logements.

 

 

Ministre de la Santé
Hollande n’a cessé de l’affirmer, il faut renforcer la santé de proximité. Pour cela, les Femmes en Blanc sont toutes désignées. Les modestes infirmières seront chargées de faire fleurir les maisons de santé sur toute territoire national et de rendre les couloirs d’hôpitaux beaucoup moins tristes que ce qu’ils sont.

 

Ministre de l’Education Nationale
Luc Chatel l’a montré, pas besoin de connaître la règle de trois pour être ministre de l’Education nationale. A ce titre, l’élève Ducobu sera parfait pour mener les réformes pour éviter le décrochage scolaire des jeunes en difficultés, car il saura faire partager son expérience et les bonnes méthodes pour s’en sortir.

 

Ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche
L’inventeur Léonard a une légitimité totale. Il a totalement saisi l’importance de tout donner dans la science pour la compétition internationale et de savoir allier recherche fondamentale et recherche appliquée. Et il est également compétent question enseignement, Disciple peut en témoigner. Bon, évidemment, sa nomination comporte quelques risques. Il risque de ne pas pouvoir s’empêcher de mener des expériences et cela embêtant s’il faisait sauter le futur campus de Saclay.

 

Ministre de la Culture
Pas besoin d’expérience ou de sens politique pour être ministre de la culture, la nomination de Frédéric Mitterrand l’a bien prouvé. Non, il faut quelqu’un qui aime les Arts, les Lettres (lire ces deux mots avec une patate chaude dans la bouche), qui est Fantasque et qui fera rayonner la Culture Française à travers le monde. La Castafiore, cantatrice de renommée internationale, est parfaite pour incarner ce rôle et pour chanter des vieux discours de Malraux: «Entre-ici Houellebecq!!!!»… Seul problème, elle n’est pas à l’abri d’un scandale, et ses relations troubles avec des dictateurs comme Kadhafi pourraient ressortir du coffre à bijoux.

 

 

Ministre des Sports
C’est l’Euro de foot dans un mois et l’équipe de France est tout sauf un gage de réussite. Il faut remédier à la situation de toute urgence. C’est pour ça que je nommerais Captain Tsubasa (ou Olive, d’Olive et Tom, si vous préférez) au ministère des Sports. Il aura pour mission de donner tous ses trucs aux Bleus: comment réussir des bonds de 3 mètres, comment frapper fort au point d’aplatir les ballons de foot etc. Je suis convaincue que le dopage n’y est pas pour rien, mais la fin justifie les moyens.

Ministre de l’Ecologie
L’écologie, finalement c’est simple. On plante des arbres, c’est bien, on les déracine, c’est mal. C’est ce qu’a compris Idéfix qui ne cesse de faire les gros yeux à Obélix qui a tendance par mégarde à en aracher un ou deux de temps en temps, comme si c’était des paquerettes. Ce n’est donc pas un hasard qu’il ait été porté en étendard de la reforestation par l’association Coeur de Forêt en 2011. Dans le Domaine des Dieux, il est le premier à alerter sur la nécessité d’une urbanisation en harmonie avec la nature, une question importante pour les années 2010.

 

 

Ministre de l’Agriculture
La caution terroir et catho du gouvernement sera Soeur-Marie Thérèse. La plus rock’n roll des nonnes s’y connait en matière d’agriculture avec le potager du presbytère et elle impulsera deux directions principales: le soutien actif à la viticulture et la création d’une filière française du cannabis. Et tant pis si c’est pas éligible à la Politique agricole commune…

 

 

Secrétaire d’Etat à la Mer
Hollande l’a dit, il y aura un vrai secrétariat d’Etat à la mer. Le Capitaine Haddock sera nommé, évidemment. Faut-il expliquer pourquoi?

 

 

 

 

Laureline Karaboudjan

Illustration : Photomontage perso, DR.

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Les Maximonstres pleurent leur père

L’illustrateur américain Maurice Sendak vient de mourir à l’âge de 83 ans. Le monde perd l’un des plus grands auteurs de livres pour enfants.

La nouvelle vient de tomber et en un instant, c’est toute ma jeunesse qui s’est envolée. L’auteur de livres pour enfants Maurice Sendak est décédé ce 8 mai 2012 à l’âge de 83 ans. Il s’est rendu notamment célèbre pour avoir créé, en 1963, Max et les Maximonstres, un livre que des générations de bambins, dont je fais partie, ont eu entre les mains. Je me souviens qu’à l’instar de quelques rares autres ouvrages, comme Chien  Bleu de Nadja ou les livres de Tomi Ungerer, il faisait partie de mes préférés. Tout simplement parce que ce n’était pas un livre pour enfants comme les autres.

Dans un monde jusque là dévolu aux princesses lisses sauvées par des chevaliers sans défauts, Max et les Maximonstres a fait l’effet d’un pavé dans la mare. Max, le héros, est un enfant égoïste et cruel, vêtu d’un costume de loup et qui s’amuse à poursuivre son chien avec une fourchette. Après avoir menacé de manger sa mère, ses parents le renvoient dans sa chambre pour le punir, ce qui le rend furieux. Il s’enfuit alors dans une jungle imaginaire, peuplée de monstres effrayants qu’il soumet à son règne. Mais l’ennui, la pire affection qui puisse guetter les souverains, finit par le rattraper et il regagne finalement le monde réel.

C’est un livre exceptionnel à plusieurs titres, à commencer par ses qualités graphiques. Dans un style qui évoque Bosch ou Dürer, Sendak dépeint des monstres sympathiquement effrayants et effroyablements sympathiques. Des monstres inoubliables et un univers phantasmagorique qui restent dans l’esprit de chaque enfant qui a posé ses yeux sur eux. Il n’y a pas de hasard: Sendak se serait décidé à dessiner après avoir vu le Fantasia de Disney.

Max et les Maximonstres est également remarquable parce qu’il a ouvert des portes jusque là closes sur l’inconscient des enfants. Le livre fut d’ailleurs jugé dangereux par certains psychologues à sa sortie et fut notamment déconseillé par la célèbre pédo-psychanalyste Françoise Dolto. Là encore, il n’y a pas de hasard: Maurice Sendak partageait sa vie avec un psychanalyste, Eugene Glynn, qui fut son compagnon jusqu’à sa mort, il y a cinq ans de cela. Max et les Maximonstres est un livre révolutionnaire qui garde toute sa force près de 50 ans après sa sortie, même s’il a hélas récemment été plutôt mal adapté sur grand écran. Le meilleur hommage qu’on puisse rendre à son créateur, c’est encore de se replonger dedans aujourd’hui, pour se rappeler des enfants que nous étions.

Laureline Karaboudjan

Illustration : extrait de Max et les Maximonstres, DR.

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Gringos Locos, la BD qui a échappé au pilon

Gringos Locos, un album qui met en scène les dessinateurs Morris, Franquin et Jijé, sort aujourd’hui. L’ouvrage a pourtant failli ne jamais voir le jour.

Yann et Schwartz, le tandem d’auteurs de l’excellent Spirou, le groom vert de gris (dont je vous avais parlé ici), reviennent dans les bacs avec Gringos Locos. L’album parait aujourd’hui et raconte l’épopée de trois auteurs mythiques du Journal de Spirou, Morris, Franquin et Jijé, partis aux Etats-Unis puis au Mexique en 1948 pour tenter de séduire Disney avec leurs dessins. Faire de dessinateurs des héros de BD (à l’instar certes des Aventures d’Hergé de Bocquet, Fromental et Stanislas) n’est pas la seule originalité de l’album. Il est également accompagné d’un fascicule de “droit de réponse” et d’un avertissement en guise d’incipit.

L’album que vous tenez entre les mains n’est pas pour autant un documentaire scientifique ou un biopic historique. Il s’agit, en premier lieu, d’une aventure historique Les personnages, bien qu’inspirés de figures ayant existées, doivent avant tout à la libre interprétation des narrateurs”, explique un «avertissement au lecteur» en début d’album.

Et encore, c’est là un moindre mal. Il y a quelques mois, Isabelle Franquin, la fille du créateur de Gaston, et les enfants de Josph Gillain (Jijé) avaient carrément exigé la destruction pure et simple des albums déjà imprimés. D’après levif.be, ce ne sont pas moins de 35 000 exemplaires qui étaient ainsi menacés de partir au pilon sans autre forme de procès. Parmi les plus virulents, Benoît Gillain assurait ainsi au Soir: “Quand un collectionneur français nous a amené les planches publiées dans les journaux, la moitié de la famille a souhaité que cet album soit détruit et ne sorte jamais.

Caricature blessante et malhonnête
Pour l’héritier de Jijé, la caricature truculente qui est faite de son père est à la fois fausse et blessante. “Les auteurs n’ont jamais connu mon père. Il n’avait rien à voir avec ce grossier personnage. L’image qu’on donne de lui est malhonnête. Derrière des faits à peu près exacts, on dessine quelqu’un qui jure tout le temps alors qu’il n’a jamais prononcé un gros mot de sa vie. Il porte un tricot de corps avec des bretelles, court parfois en caleçon : je ne l’ai jamais vu comme ça !”. Dans ce concert de reproches, seule Francine Morris, la veuve de l’auteur de Lucky Luke, a apprécié la bande-dessinée de Yann et Schwartz.

Finalement, un accord a pu être trouvé et la BD parait bien aujourd’hui, augmentée de son cahier “droit de réponse”. On ignore quels ont pu être les termes du débat entre Dupuis et les héritiers des auteurs en question, mais il est certain que la maison d’édition de Marcinelle, en banlieue de Charleroi, n’avait pas intérêt à se fâcher avec la brochette d’ayant-droits. En jeu, c’est l’image de marque de Dupuis qui aurait pu être écornée à travers ses personnages les plus connus (et par ailleurs véritables filons éditoriaux) qui appartiennent aux fonds Jijé et Franquin.

Dupuis semble même avoir pris son parti de la solution qui a été trouvée puisque sur son site, l’éditeur explique que “le premier tirage de cet ouvrage (45 000 ex) est enrichi d’un document de 10 pages réalisé en collaboration avec les familles Gillain et Franquin. Sous le titre “Droit de réponse et quelques questions“, Benoît Gillain témoigne sur ce voyage effectué l’année de ses 10 ans. Ce fascicule est illustré de photographies inédites extraites des archives familiales”.

Une bonne BD avant tout
Et l’album dans tout cela? Il n’est pas mauvais du tout et c’est sans doute le principal. On retrouve cette capacité de Yann et Schwartz de jouer avec de multiples références belges des années 40/50, la langue utilisée est parsemée d’expressions bruxelloises et si parfois le lecteur français ne comprendra pas exactement tous les mots (notamment les insultes), il tombera dans une ambiance agréable. Le récit est un pur road trip qui mène les héros de la côte Est à San Diego puis jusqu’au Mexique. C’est vivant et bien mené -même si ce n’est sans doute pas la BD de l’année non plus- et je suis curieuse de voir ce que donnera le deuxième tome, si les deux auteurs arriveront à trouver un sens à l’aventure où si cela tournera un peu en rond.

Découvrir la face cachée, ou tout du moins la face rêvée de ces trois mythes de la BD belge est tout de même plus qu’agréable car assez rare. Peut-être que Jijé ne jurait pas ainsi, peut-être que Morris n’allait pas si souvent aux putes et Franquin ne pouvait sans doute pas être aussi dégingandé que Gaston Lagaffe. Yann et Schwartz ont utilisé leur liberté d’auteurs pour nous proposer un récit enlevé et pour montrer une image de monstres sacrés de la BD bien différente de celle que l’on a lorsqu’on lit Spirou ou Lucky Luke. On s’attache à ces personnages, rendus furieusement sympathiques, car pleins de défauts, donc délicieusement humains.

Laureline Karaboudjan

Illustration : extrait de la couverture de Gringos Locos, DR.

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Les BD du printemps

La Douce, Intrus à l’Etrange, la Pieuvre… C’est le printemps : les arbres bourgeonnent, les oiseaux chantent et les bacs des libraires se remplissent de nouvelles BD. Voici une petite sélection des albums qui m’ont plu ces dernières semaines (et deux qui m’ont déçu pour faire bonne mesure).

  • American Tragedy, Calvez, Delcourt

Ce n’était pas une mince affaire que de s’attaquer à Sacco et Vanzetti, comme l’a fait Florent Calvez dans American Tragedy. Parce que l’histoire de ces deux anarchistes italiens, executés après un procès inéquitable aux Etats-Unis en 1927, est un véritable mythe dont l’avatar le plus célèbre est une chanson de Joan Baez. L’auteur de BD s’en sort pourtant plutôt bien. Il déconstruit toute l’affaire en assumant les zones d’ombres et les parts de doute dans une enquête passionnante. En dépit d’un ton parfois un peu trop didactique, American Tragedy est aussi, à l’instar d’Un Pays à l’aube de Dennis Lehane, une évocation réussie des troubles qui agitent les Etats-Unis dans les années 1920 et un réquisitoire très intelligent contre la peine de mort.

  • La Douce, Schuiten, Casterman

On ne présente plus François Schuiten, le dessinateur belge qui explore depuis près de trente ans les Cités Obscures avec son camarade Benoît Peeters. Il arrive toutefois qu’il travaille seul, comme dans La Douce, un album dont le personnage principal est… une locomotive. Une Atlantic 12 pour être précis, d’où son surnom qui donne son titre à l’album. Dans son habituel univers absurde et onirique, Schuiten fait déambuler un mécanicien à bacchantes à la recherche de sa locomotive promise. Comme d’habitude, c’est beau, poétique et amer à la fois. Les amateurs du dessinateur ne seront pas deçus, pour les autres, c’est une entrée en matière idéale.

  • Le Tampographe, Sardon, L’Association

Ce n’est pas une BD, mais c’est publié à l’Association et Sardon a déjà publié des BDs, il y a longtemps. «En 1995» il dirait sans doute, même si ce n’est pas vrai, mais il est resté bloqué à cette époque-là. Maintenant, il fait des tampons. Le plus souvent, il grave des insultes, “Crève salope” dans toutes les langues. Il décrit aussi sa vie dans un carnet de bord, même s’il la juge globalement sans intérêt et il prend des photos des gens les plus tristes qu’il peut croiser dans la rue. Ca a l’air complètement déprimant présenté comme ça mais c’est un ouvrage fort, original, acide et drôle.

 

  • Intrus à l’Etrange, Hureau, La boîte à bulles

De Simon Hureau, j’avais adoré Palaces, récit de voyage dépressif au Cambodge sur les traces des Khmers Rouges. L’auteur change complétement de registre dans Intrus à l’Etrange puisque cet ouvrage de fiction nous emmène dans un village paumé de la Creuse, au fil d’une intrigue particulièrement mystérieuse. A la mort de son grand-père, le héros hérite d’une valise où figure l’adresse d’un habitant dudit village. Sur place, nulle trace de la personne en question, mais un tombereau d’événements étranges, entre sorcellerie, science fiction et pâté de campagne. L’histoire est particulièremetn prenante et je comprends pourquoi la BD a été primée dans la catégorie Polar à Angoulème. C’est très réussi.

  • Olympe de Gouges, Catel et Bocquet, Casterman

Après le succès de Kiki de Montparnasse, les auteurs s’attaquent à une autre figure féminine, Olympe de Gouges, la révolutionnaire qui rédigea la Déclaration des droits de la femme en 1791. Mais là où beaucoup de biopics dessinés se contentent d’illustrer les grands moments de la vie des personnages dont ils traitent, le livre de Catel et Bocquet s’attache à alterner l’intime et le public, l’anecdote et l’essentiel. Les dialogues sont passionants et, au-delà du personnage d’Olympe de Gouges, éclairants sur la période pré-révolutionnaire et l’esprit des Lumières qui flottait alors sur le Royaume de France.

  • La Famille, Vivès, Delcourt

Vivès est fou. sa famille est bizarre, la tension sexuelle y est permanente alors que la plupart du temps les discussions devraient être banales. Dans une suite de courts strip il poursuit sa série commençait avec Jeux vidéo. C’est toujours aussi bon mais sans doute moins universel: tous les amateurs de jeu vidéo se reconnaissaient, là, sa manière de voir la famille est plus personnel. On image les diners de famille en ce moment, même si je sais qu’il n’a pas de soeur. Le père: Alors, comme ça, Bastien, c’était ça ton enfance, tu nous imagines comme ça? Le silence. Il baisse la tête.

  • Beauté, tome 2, Kerascoët, Dupuis

Le couple d’auteurs qui se cache derrière le pseudo de Kerascoët poursuit la narration de Beauté, son conte enchanteur. Cette histoire de laideron qui se voit dotée de la plus absolue des beauté par une fée prend toute son épaisseur dans ce deuxième tome. Car évidemment, le souhait de l’héroïne se retourne contre elle et ses atours physiques deviennent bien vite source de tracas. Le récit est très bien rythmé, avec de nouveaux développements toutes les deux pages et le tout servi par un dessin très moderne, particulièrement doux aux yeux.

  • La Pieuvre, Giffone, Longo, Parodi, Les Arènes

Ce roman graphique historique très ambitieux s’est lancé dans l’épopée tragique des juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino contre la Cosa Nostra, à la fin des années 70. Une énième histoire de la mafia, cette fois-ci en BD, portée par le scénariste Manfredi Giffone. Publiée aux éditions les Arènes, les mêmes qui publient l’exigeante revue XXI, la BD narre par le détail la corruption et la violence de cette organisation et la volonté teintée d’impuissance de certains juge et policiers. C’est un peu long, il faut prendre le temps de rentrer dedans, même si l’animalisation des personnages -on sent pour le coup que les auteurs ont lu BlackSad – permet aux lecteurs de sortir un peu de l’impression de lire un cours d’histoire.

  • De Cape et de Crocs, tome 10, Ayroles et Masbou, Delcourt

J’ai consacré un papier récemment à De Capes et de Crocs. Vous pouvez le lire ici. Le dixième tome est dans la lignée des précédents, concluant bien l’histoire tout en laissant la possibilité évidemment d’une nouvelle quête sur d’autres mers. Quelques pages sont sublimes, autant dans la narration, le graphisme que la poésie, notamment l’abordage d’une caravelle par une maison volante à mi-chemin entre le soleil et la lune. Ecrit comme cela, ça a l’air bizarre, mais sur le moment, c’est logique.

 

Le Coin du Soupir

  • Saison Brune, Squarzoni, Delcourt

Alors qu’il écrit son précédent ouvrage, Dol, qui analyse la politique de libéralisation sous le second mandat de Jacques Chirac, Philippe Squarzoni se rend compte qu’il manque de culture sur le sujet des politiques environnementales, et plus particulièrement à propos du réchauffement climatique. Il décide donc de se pencher sur la question et y consacre un livre entier, Saison Brune. Si l’ouvrage est très docte et extrémement documenté, la démonstration souffre de son austérité. Je me suis malheureusement très vite ennuyée à la lecture de ce pavé quelque peu indigeste.

  • Ralph Azam, tome 3, Trondheim, Dupuis

Je n’ai jamais su trop quoi penser de cette série. Dessinée et scénarisée par Trondheim elle met en scène un canard qui a des pouvoirs et qui va devoir affronter d’autres canards, aidé par des magiciens et autres brigands, avec l’ambiance médiavalo-fantastique qui va bien. Et non, ce n’est pas Donjon. Alors qu’on attend désespérement un nouvel épisode de cette excellente saga, Trondheim s’est amusé dans son coin avec Ralph Azham sauf qu’il semble n’y avoir jamais vraiment cru. Le scénario est un peu baclé, certains personnages sont moyennement réussis, Trondheim s’est clairement reposé sur ses acquis. C’est dommage, parce que cela aurait pu être vraiment bien.

Laureline Karaboudjan

Illustration : extrait de la couverture de Intrus à l’Etrange, DR.

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