De prestigieux auteurs collaborent sur un projet de revue dessinée numérique. Le Pilote ou le Métal Hurlant du XXIème siècle pourrait bien être en train de naître.
Pour l’instant, ils semblent avancer à petits pas en levant timidement le voile sur leur projet. Mais en coulisses, ça s’affaire autour d’un des projets éditoriaux BD les plus ambitieux de ces dernières années. Cinq auteurs très reconnus du neuvième art s’activent depuis des mois au service d’un mystérieux Professeur Cyclope. Derrière ce nom insolite se cache l’ébauche d’une revue mensuelle de bande-dessinée bien particulière.
En effet, on ne la trouvera pas en kiosques, ni même en librairies puisque Professeur Cyclope se veut être la première publication de BD entièrement pensée pour le numérique, notamment pour tablettes et smartphones. Surtout, elle entend expérimenter et exploiter les nouvelles possibilités narratives qu’offre le support. L’équipe est emenée par Brüno (Commando Colonial, Lorna…), Gwen de Bonneval (Les Derniers jours d’un Immortel…), Cyril Pedrosa (Portugal…), Hervé Tanquerelle (Lucha Libre, Professeur Bell…) et Fabien Vehlmann (Seuls, Spirou et Fantasio…). J’ai rencontré ce dernier à Paris récemment pour en apprendre un peu plus sur leur alléchant projet.
Avec le débit soutenu caractéristique du créateur passionné, Fabien Vehlmann explique que “l’idée est venue il y a 2 ans. On avait tous une sensibilité au numérique, l’impression qu’on pouvait y faire des choses et qu’elles ne s’étaient pas encore faites”. Professeur Cyclope survient ainsi comme une évidence, comme la pièce manquant à un puzzle.
Depuis une dizaine d’années, Internet s’est en effet imposé comme un média incontournable, y compris pour le neuvième art. Mais l’offre y est encore inaboutie et déséquilibrée: des blogs amateur qui prolifèrent sans révolutionner la narration, des propositions trop rares et boiteuses des éditeurs et quelques tentatives expérimentales d’auteurs. “Pour l’instant, ce qu’on voit surtout ce sont des BD classiques transposées sur des écrans, résume Fabien Vehlmann. C’est pas forcément agréable à lire car ça n’est pas adapté, ça n’a pas été pensé pour à la base. Nous on veut inventer des formes, des récits qui soient véritablement créés pour le numérique”.
Penser la BD pour le numérique
La question de la forme, du format, prend donc une part essentielle dans le projet. “Des auteurs comme Marion Montaigne ou Vincent Perriot nous ont proposé des projets orientés vraiment numérique. Ca donne des choses très intéressantes” se réjouit Fabien Vehlmann. Sur le blog consacré au projet, l’équipe de Professeur Cyclope a publié récemment un exemple plutôt convaincant de ce que peut être une narration dessinée adaptée au numérique. Vincent Perriot a imaginé une histoire qui se découvre en la faisant défiler verticalement sur l’écran. Le procédé est assez classique dans la narration numérique, comme par exemple dans Georges Clooney, une histoire vrai.
Mais l’auteur a poussé l’expérimentation plus loin en s’affranchissant carrément des cases successives: l’impression immersive est saisissante. C’est toujours de la BD sans être de la BD telle qu’on la connait classiquement, c’est véritablement une nouvelle forme de narration dessinnée. Une forme à même de séduire un nouveau public d’après Fabien Vehlmann: “on peut s’adresser à des gens qui ne sont pas traditionnellement des lecteurs de BD mais qui pourraient être intéressés par cette nouvelle forme. L’idée c’est de surprendre les lecteurs. Quand on a montré des previews, on a eu deux types de gens agréablement surpris: les amateurs de BD qui ne se voyaient pas lire en ligne et qui se disent ‘tiens, ca peut aussi être ça la BD en ligne’ et des gens qui ne lisaient pas de BD du tout”.
Toutefois, Professeur Cyclope ne se veut pas non plus être une revue uniquement d’expérimentation formelle. “On ne veut pas que des trucs expérimentaux non plus: il faut que la forme serve un récit. C’est bien ce récit qui est au coeur du projet” détaille le scénariste Fabien Vehlmann. Car c’est bien des histoires qu’entend raconter Professeur Cyclope, à l’instar de Pilote, Metal Hurlant et A Suivre en d’autres temps.
Aujourd’hui, il y a un vide en matière de grandes revues susceptibles de ce type, catalyseurs de création capables de faire émerger des auteurs. “Il y a bien le projet de la Revue dessinée, mais c’est uniquement de la BD-reportage, reprend Fabien Vehlmann. Nous on veut faire de la fiction. Mais une fois qu’on a dit ça, on n’a rien dit. On veut faire de tout, de la science fiction, de l’aventure, de l’érotique… Mais il faut un type bien particulier de SF, un type bien particulier d’aventures, que tout ça ait une cohérence éditoriale”.
En l’occurrence, les auteurs entendent faire de la BD adulte au sens le plus large du terme. Et citent volontiers l’exemple des… séries télévisées produites par HBO pour appuyer leur démonstration. “Il suffit de voir ce que fait HBO avec Games of Thrones, lance Fabien Vehlmann. C’est de la fantasy et pourtant c’est pour adultes et de qualité. J’ai envie de faire pareil avec une série sur laquelle je travaille et qui met en scène des robots géants. C’est un clin d’oeil évident à une génération qui a vu Goldorak en étant enfant. Mais aujourd’hui, ces enfants ont grandi et ils peuvent avoir toujours envie de lire une série avec des robots mais pour adultes”.
(Cyril Pedrosa)
Si la proposition éditioriale est bien ficelée, reste à inventer un modèle économique viable. Pour l’instant, l’équipe de Professeur Cyclope s’oriente vers un modèle “freemium”, c’est-à-dire en partie gratuit mais avec une partie “premium” payante. “Avec Cyril, on a été très vite persuadé qu’il ne fallait pas tenter un modèle tout gratuit, explique Fabien Vehlmann. Je ne crois pas à la publicité comme unique source de financement.”
Industrialiser l’avant-garde
Et pour amorcer la pompe, l’équipe est en plein tour de table. “On a déjà des investisseurs qui ne sont pas forcément des acteurs traditionnels du monde de la BD, révèle Fabien Vehlmann. La crise complique un peu les choses mais en fait pas tant que ça. D’un côté tout le monde tire la langue et en même temps le numérique c’est l’avenir, et les gens sont prêts à investir pour l’avenir”. Même s’ils assurent ne pas être en guerre contre les grands éditeurs (chez qui, bien souvent, ils publient par ailleurs), les auteurs qui portent Professeur Cyclope entendent tout de même bousculer les usages du monde de l’édition quant à la rémunération des créateurs. “On essaie de trouver un pourcentage correct, de l’ordre de 15%. Aujourd’hui, les éditeurs papiers vont rarement au-delà de 8%. Pour la durée de cession c’est pareil, on n’a pas envie de demander la vie de l’auteur plus 70 ans comme font les éditeurs. On essaie de tout faire pour que les auteurs ne soient pas lesés”.
Un numéro 0 a été réalisé en juin et les auteurs comptent faire une présentation aboutie pour le prochain festival d’Angoulême. Professeur Cyclope devrait faire dans les 85 “pages”, si tant est qu’on puisse compter en pages pour cette revue sans équivalent. De là à parler de revue d’avant-garde, il n’y a qu’un pas. Mais pour Fabien Vehlmann c’est exagéré: “Des gens ont inventé des trucs avant nous. Disons qu’on essaie d’industrialiser l’avant-garde. On espère que ça sera une revue de son temps. La revue est un outil, elle sera intéressante si elle a permis de faire éclore des talents”.
Et au fait, pourquoi Professeur Cyclope? “C’est une référence à l’émission l’Oeil du Cyclone de Canal Plus et au Docteur Cyclone, une vieille série B” décrypte Fabien Vehlmann. Quant à moi, je ne peux m’empêcher d’y voir un clin d’oeil inconscient au professeur Cyclone de Tintin. La revue et l’egyptologue ont pour point commun une certaine dose de folie. Mais chacun sait que le génie en est l’immédiat voisin.
Laureline Karaboudjan
Le programme de ce Professeur Cyclope a l’air bien alléchant mais pour l’instant on ne voit pas venir grand chose. Cela fait déjà plusieurs mois que j’en ai entendu parler et il n’y a encore rien de concret. C’est dommage parce qu’il y a beaucoup de grands noms et d’auteurs que j’aime beaucoup, notamment Brüno et Pedrosa.
Je trouve cependant que le Cyclope n’offre rien de bien révolutionnaire, à part le format de lecture vertical pensé pour la lecture en ligne.
Il existe depuis longtemps des sites qui proposent de la vraie BD du futur en ligne avec animations, interactivité, effets visuels et sonores et tout et tout. Il y a par exemple DynamoBD qui propose plusieurs BD à suivre : les effets visuels sont assez décapants et cela montre à mon avis la voie de la nouvelle bande dessinée :
http://dynamo-bd.overblog.com/