Avec Delisle, Angoulême célèbre la BD de reportage

L’auteur québecois Guy Delisle a remporté le Fauve d’Or à Angoulême pour ses Chroniques de Jérusalem, peut-être son moins bon album. C’est dire son talent.

Le palmarès de la 39ème édition du festival d’Angoulême est donc tombé et il me laisse une drôle d’impression. Une sensation que tout amateur d’art -qu’il s’agisse de musique, de cinéma… ou de BD- a déjà connu à l’énoncé des lauréats d’un festival. Un sentiment où se mêlent étrangement la joie et la déception, la satisfaction et le regret. Cette impression, c’est celle que l’on ressent lorsque l’on voit enfin récompensé un auteur talentueux, qui mérite les lauriers depuis des années, mais qui est célébré pour une œuvre moins aboutie que d’autres de sa main que l’on estime beaucoup plus. Ce goût étrange dans ma bouche m’est laissé par le Fauve d’Or, qui célèbre le meilleur album de l’année, que vient de recevoir Guy Delisle pour ses Chroniques de Jérusalem.

Vous allez dire que je suis vexée parce que je ne l’avais pas cité dans mon trio de favoris en décembre dernier, et vous aurez sûrement un peu raison. Néanmoins, j’avais quand même un peu flairé le coup en écrivant :

Dans cette même volonté de raconter l’histoire ou l’actualité, les BDs “journalistes” sont à l’honneur cette année: entre Chroniques de Jerusalem de Guy Delisle, Reportages de Joe Sacco ou même Les Ignorants” de Davodeau. Ce genre là est, pour ma plus grande joie, en expansion ces dernières années. Malheureusement, les derniers albums des deux premiers auteurs cités, s’ils sont intéressants, ne sont pas leurs meilleurs.

A travers la récompense attribuée à Delisle, c’est effectivement tout un genre qui a été salué, celui du BD-reportage. Un genre en vogue (et c’est tant mieux) à en juger le nombre d’articles écrits ces dernières semaines dans les “grands médias” pour en vanter l’émergence. En fait, ça fait des années que le BD-reportage existe avec comme pionniers l’américain Joe Sacco et… le québécois Delisle pour ce qui est de la langue française. D’ailleurs en interview, Joe Sacco précise souvent avec modestie que l’on peut faire remonter le genre au XIXe siècle, lorsque les journaux envoyaient des dessinateurs pour couvrir l’actualité, comme par exemple au cours de la guerre de Sécession. Art Spiegelman, avec sa bd historico-reportage Maus, prix Pulitzer en 1992, et avec son travail au New Yorker, y a aussi grandement contribué.

Mais revenons à Guy Delisle. Qu’on ne se méprenne pas : les Chroniques de Jérusalem méritent la lecture, tout simplement parce qu’au-delà des enjeux informatifs, c’est de la bonne BD. Le trait de Delisle a une simplicité qui rend son regard d’autant plus fort qu’il est véritablement le sien. C’est là, je crois, l’une des qualités indépassables de la BD reportage: à l’heure de l’information vidéo omni-présente, des images télévisuelles brutes, le dessin parce qu’il est éminemment personnel offre une vision singulière des choses. D’autant plus, donc, pour Delisle qui a un dessin qui ne s’embarrasse pas de l’exactitude, d’un réalisme photographique, pour se concentrer sur l’émotion.

Dessiner là où on ne peut pas photographier

Une autre vertu du reportage dessiné, pas assez souvent rappelée, c’est qu’il permet de rapporter des faits là où la caméra est strictement interdite. Je crois que Joann Sfar relève le fait dans son carnet Maharajah(dont la lecture est par ailleurs dispensable) lorsqu’en Inde, il peut dessiner à l’intérieur d’un édifice sacré où il est interdit de prendre des photos. [EDIT : c’est la scène tout à fait inverse qui se produit en fait, merci à Jess en commentaires !] Mais l’auteur de BD qui a sûrement fait le meilleur usage de cette caractéristique propre au dessin, c’est justement Guy Delisle dans Pyongyang.

Dans cet album, l’auteur raconte un séjour de quelques mois en Corée du Nord où il travaille dans un studio d’animation. Le régime nord-coréen, probablement le plus dictatorial et fermé du monde, empêche la prise d’images et de photos par les visiteurs Occidentaux à peu près partout dans son pays. Parce qu’il dessine, Delisle peut s’affranchir de cette contrainte et livrer un témoignage des plus intéressants (et à mon sens supérieur aux Chroniques de Jérusalem) sur la Corée du Nord. Un ami me confiait d’ailleurs récemment qu’il avait bien moins appris des quelques reportages télés que l’on a vu récemment sur la Corée du Nord à l’occasion de la mort de Kim-Jong-Il, fabriqués à base d’images tournées sous le manteau par des journalistes qui sont entrés dans le pays avec un visa touristique, qu’en lisant Pyongyang de Delisle.

Le reste du palmarès

Sur la suite du palmarès, les petits éditeurs ont été gâtés avec des récompenses notamment pour L’Association, Cornélius et Les Requins Marteaux. Parmi les bonnes BDs de l’année 2011, je me réjouis du prix de la série à Cité 14 dePierre Gabus et Romuald Reutiman aux Humanoïdes Associés, du polar, qui crée un mélange agréable de comics et d’animalisation à la française, un peu pop, ambiance steam-punk et entre-deux guerres américaine. L’auto-fiction Portugal de Pedrosa, sans surprise, repart avec un prix également, celui de la BD Fnac qui lui permettra d’être bien mis en avant à la Fédération nationale d’achats des cadres. Quant au Prix du Patrimoine pour la Dynastie Donald Duck de Carl Barks, il me rappelle les plus belles heures de ma jeunesse.

Sur Jean-Claude Denis, grand Prix de la ville d’Angoulême, qui récompense un auteur pour l’ensemble de sa carrière, je dois avouer que je n’ai pas grand chose à écrire. Ni son style, ni ses BDs ne m’ont jamais vraiment marquée. Je crois que ce n’est pas ma génération: lorsque j’ai découvert pour la première fois la BD Luc Leroi, j’étais trop jeune, et lorsque j’étais en âge de l’apprécier, il y avait trop de BDs intéressantes d’autres auteurs pour avoir le temps d’y retourner…

Le palmarès complet :

Prix du meilleur album : Chroniques de Jérusalem, Guy Delisle (Delcourt)
Prix spécial du jury : Frank et le congrès des bêtes, Chris Woodring (L’Association)
Prix de la série : Cité 14, Pierre Gabus et Romuald Reutiman (Les Humanoïdes Associés)
Prix révélation : TMLP (Ta Mère La Pute), Gilles Rochier (6 Pieds sous terre)
Prix Regards sur le monde : Une vie dans les marges, Yoshihiro Tatsumi (Cornélius)
Prix de l’audace : Teddy Beat, Morgan Navarro (Les Requins Marteaux)
Prix intergénérations : Bride Stories, Kaoru Mori (Ki-Oon)
Prix du Patrimoine : La Dynastie Donald Duck, Carl Barks (Glénat)
Prix de la BD Fnac : Portugal, Cyril Pedrosa (Dupuis)
Prix Jeunesse : Zombillénium, Arthur de Pins (Dupuis)

Laureline Karaboudjan

Illustration : extrait de la couverture de Chroniques de Jérusalem, DR.

6 commentaires pour “Avec Delisle, Angoulême célèbre la BD de reportage”

  1. Assez d’accord sur le fond. Ce palmarès me laisse perplexe, mais je n’ai pas pu développer cet aspect hier soir, à chaud, en sortant du théâtre, lorsque je devais écrire mon papier. On verra, peut-être plus tard dans la journée. Par contre je reste extrêmement dubitatif sur le terme BD-reportage dans lequel on a tendance à mettre tout et n’importe quoi. Guy Delisle admire le travail de Joe Sacco, mais ne se considère pas comme journaliste ni reporter. Pourquoi alors persister à le classer dans cette catégorie ? Elle reste, à mon humble avis, à définir.

  2. J’ai personnellement adoré Chroniques de Jérusalem. S’il est vrai que l’apport du dessin au récit du séjour de Delisle à Pyongyang est intéressant dans le sens où il se substitue au regard photographique ou vidéo interdit, ce qui frappe dans Chroniques de Jérusalem c’est, cette fois-ci, les qualités de narration de l’auteur.

    Par petites touches, tout en racontant son quotidien par forcément excitant et dramatique, Delisle arrive à transmettre de manière très concrète un conflit qui touche des centaines de milliers de vies. Il y a aussi une poésie dans ce récit avec toutes les scènes dans son atelier, et une description de l’absurdité et de l’extrémisme à chacun de ses visites dans des quartiers chauds de la ville.

    Peut-être que cet ouvrage n’est pas son meilleur mais il reste un excellent témoignage. Quant à savoir s’il méritait un prix, il faudrait lire l’ensemble des bouquins en compétitions.

  3. Petite parenthèse : concernant Sfar, si vous faites allusion à son passage au Taj Mahal (relaté dans Maharajah, en effet), c’est malheureusement l’inverse qui s’est produit ! On peut prendre l’édifice en photo, mais pas le dessiner, et il s’en offusque d’ailleurs.

    Mais peut-être faites vous allusion à autre chose…

  4. Et voilà, ma mémoire me joue des tours ! 🙂 C’est effectivement à ce passage là que je pensais mais j’en avais gardé le souvenir inverse. Tiens, je vais me replonger dedans du coup, ne serait-ce que pour relire cette scène encore plus absurde que je ne le pensais.

    Merci de votre vigilance ! 🙂

  5. Moi je trouve ce palmarès réjouissant parce que complètement “inattendu”,comme tu l’écris,aucun des favoris n’a eu de prix(sauf l’album “portugal”).

  6. […] blog.slate.fr – Today, 8:18 AM […]

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