On ne l’avait pas vu venir, celui-là. Lundi, sans tambour ni trompette, le site de la Tribune a mis en ligne un étrange «Dictionnaire politique du numérique». En 108 pages et 66 entrées, cet opuscule au format PDF entend définir les «enjeux de la société numérique». Coordonné par Christophe Stener, président de HP France et du syndicat de l’industrie des technologies de l’information, il est préfacé par Alain Minc. Admirez plutôt:
«Ce dictionnaire est l’ultime démonstration que l’Internet n’est plus un simple segment de la réalité. Il est la réalité […] Il exerce son influence bien au-delà de la sphère économique. C’est pour l’univers culturel, un ébranlement à la mesure de l’invention de l’imprimerie et de la découverte, en peinture, de la perspective […] C’est de même, pour le jeu démocratique, un séisme […] Simon Nora et moi avions plaidé, il y a plus de trente ans, dans notre Rapport sur l’informatisation de la société que l’informatique était neutre et qu’elle deviendrait ce que la société en ferait.»
Passons le pensum et regardons de plus près les définitions. Bruno Retailleau, sénateur de Vendée un temps pressenti au secrétariat d’Etat à l’économie numérique, se colle à l’«aménagement numérique du territoire», tandis que Christophe Stener se penche sur le mot «amour» à travers l’exemple des sites de rencontre. En quelques lignes, Ernst Lubitsch côtoie la fibre optique.
A travers ce projet, ses instigateurs ont visiblement voulu agréger des opinions de tous bords, pour dessiner le paysage du web de 2010. Certains auteurs se contredisent. S’il peut sembler logique que les débats qui traversent notre société bouleversée par les technologies soient exposés dans un tel catalogue, l’exercice nous perd dans une jungle inextricable d’avis opposés. Prenons un exemple. Pour Fred Forest, artiste multimédia en charge du terme «art», «la définition même de la conservation traditionnelle de la mémoire, en vue d’un usage pérenne, est mise à mal […] car l’art numérique est fondé sur des principes inverses: multiplicité, reproductibilité infinie, donc impossibilité d’appropriation.» Une page plus loin, Bernard Miyet, président du directoire de la Sacem, évoque les «ayant droits». «Le droit d’auteur reste, à l’ère numérique, le seul principe à pouvoir garantir la pérennité de la création en rétablissant un équilibre juridique et financier entre les maillons de la chaîne», écrit-il.
L’Encyclopédie du troisième millénaire? Euh…
D’une manière générale, on regrettera l’absence de définition des usages du web, au profit de parti-pris «marchands»: audiovisuel numérique (par Michel Boyon, président du CSA), cinéma (par Pascal Rogard, directeur général de la SACD), jeu en ligne (par Patrick Partouche, président des casinos éponymes), mais aussi concurrence, convergence, ou croissance (définition rédigée par la présidente du Medef, Laurence Parisot, qui appelle de ses vœux une «stratégie ambitieuse» pour l’économie numérique).
Sans être totalement escamotées, les questions cruciales qui gravitent autour de l’Internet sont plombées par des voix dissonantes. Tandis que Franck Riester, rapporteur d’Hadopi à l’Assemblée nationale, suggère de taxer les moteurs de recherche (voir à «patrimoine culturel français»), Jérémie Zimmerman, porte-parole de la Quadrature du Net, nous met en garde contre la «guerre de l’accès». André Santini et Jean-Ludovic Silicani préfèrent écrire l’Encyclopédie du troisième millénaire. Le premier disserte sur la révolution Twitter en Iran (ne riez pas), le second, président de l’Arcep, en appelle à D’Alembert pour parler de régulation.
En guise de dessert, Alex Türk, le président de la CNIL, définit la «vie privée», «condition de l’exercice de nos libertés dans la société numérique.» Quelques jours après le lancement de la consultation nationale par NKM, le timing est parfait.
Alors, ce dictionnaire est-il un catalogue rédigée par des experts en manque de prédictions, ou un outil à destination du grand public? Noyé sous un ton docte plein de métaphores filées, il nous met sous le nez un web empreint de belle morale. Moralisateur, aussi. Et c’est plus ennuyeux.
Olivier Tesquet
Image de une: Wind Sock / Flickr CC via andyjakeman License by
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