Wikileaks, la révélation industrielle

IRAQ-USA/JOURNALISTS

Dans la soirée de lundi, les activistes de Wikileaks (dont je vous ai déjà parlé en de multiples occasions) ont publié une vidéo très compromettante pour l’armée américaine, datée de 2007. Largement relayée dans les médias du monde entier, elle montre un hélicoptère Apache abattre plusieurs civils irakiens, ainsi que deux journalistes de l’agence Reuters, que les soldats auraient confondu avec des insurgés. Les empêcheurs de gouverner en rond défient les journalistes: seraient-ils devenus les meilleurs d’entre nous? Ont-ils fait de la fuite, du «leak», un produit manufacturé?

Il y a quelques mois, Wikileaks était encore une structure volatile, une menace fantôme à la hiérarchie aussi souple que floue. La plateforme mettait en ligne des documents confidentiels, à cadence soutenue, sans autre choix éditorial qu’une poignée de lignes de présentation. D’importance variable, les sujets touchaient autant à la crise économique islandaise qu’à des mémos diplomatiques en provenance du Honduras. Mais à la fin de l’année 2009, le site s’est retrouvé confronté à des difficultés financières, quand ses créateurs ont estimé à 600.000 dollars son coût de fonctionnement annuel. En plus des appels au don, renouvelés par voie de presse, Wikileaks a donc opté pour une solution radicale: arrêter de publier.

Une véritable interface média

Depuis, les chuchoteurs communiquent de manière sporadique. Surtout, ils multiplient les «coups» événementiels, destinés à mettre leur action en pleine lumière. Tout a commencé en novembre dernier, avec la mise en ligne des messages de pagers du 11-Septembre. En février, ils ont été à l’origine d’une initiative islandaise visant à faire de l’île un «paradis du journalisme». Après quelques semaines d’annonces circonstanciées et de mails sous embargo, ils viennent de réaliser leur coup le plus remarquable avec cette vidéo. Pour la première fois, ils ont capté l’attention des médias mainstream, et donc du grand public. En s’étalant à la une des journaux et sur les plateaux de télévision, le site est sorti de sa niche. Surtout, il s’est transformé en une véritable interface média. Dès mardi 13h, le sujet était diffusé sur le JT de France 2.

D’abord, Julian Assange (le big boss) et ses troupes ont monté un site dédié, Collateralmurder.org, au nom sans équivoque. Ils ont organisé une conférence de presse, orchestré la publication de cette vidéo en ménageant le suspense (jusqu’à la dernière minute, il était question d’une bande montrant une attaque indiscriminée de drone en Afghanistan).  Ils se sont dotés d’un porte-parolat et répondent aux journalistes. Dans l’univers open source des défenseurs d’un internet libre, ils ont même apposé un copyright sur leurs images, décision croustillante si l’on considère la position officielle des Etats-Unis, qui voudrait que la vidéo appartienne à l’armée. L’air de rien, Wikileaks est devenu une agence de presse numérique, fournissant aux rédactions du monde entier un contenu contextualisé, usiné avec soin.

La CIA veut se débarrasser du site

Fort de dizaines de «collaborateurs» présents partout dans le monde, le «wiki des consciences éveillées» dispose de moyens sans égal, et peut actionner des leviers beaucoup plus puissants que les médias traditionnels. Intangible vis-à-vis de la protection de ses sources, qu’il érige en précepte (, Wikileaks travaille ardemment à protéger ses arrières, pour échapper aux poursuites judiciaires intentées aux quatre coins du monde. En trois ans d’existence, le site a été attaqué des dizaines de fois devant la justice, et Julian Assange répète fièrement qu’il est en est toujours sorti vainqueur.

A mesure que sa voix se fait plus forte, la plateforme doit donc faire face à une batterie de nouveaux dispositifs mis en place par plusieurs pays. C’est tout sauf une surprise. En mars, elle a publié une note confidentielle de la CIA, qui accrédite la thèse selon laquelle les services secrets américains chercheraient à se débarrasser du site et de son pouvoir de nuisance. L’agence suggérait ni plus ni moins que «d’identifier, exposer, licencier, voire poursuivre pénalement les taupes» pour déstabiliser le «centre de gravité» de Wikileaks, raccroché au fil ténu de la confiance.

Une nouvelle vidéo?

Au Royaume-Uni, c’est la loi sur l’économie numérique, discutée par les parlementaires, qui pourrait menacer l’existence du site. Dans la clause 18 de la sous-section 4, celle-ci prévoit de «bloquer […] un endroit où un nombre substantiel de données a été, est en train, ou est susceptible d’être proposé au public, en violation du copyright». En d’autres termes, les législateurs britanniques voudraient que les documents classifiés, nourriture de Wikileaks, soient protégés par le droit de la propriété intellectuelle, au même titre que n’importe quelle œuvre d’art. Les défenseurs de la démocratie apprécieront.

Pour l’heure, les défricheurs de Wikileaks s’aventurent dans une jungle législative, où le flou juridique règne et la jurisprudence fait foi. S’ils poussent le crowdsourcing dans ses derniers retranchements, leurs «sources courageuses», auxquelles ils dédient la vidéo polémique, ne sont pas à l’abri. Avec ce fait d’armes, le site a gagné une visibilité qui garantit son utilité publique. Mais son futur est loin d’être acquis. Déjà, les fondateurs du wiki ont investi la plateforme de financement spot.us, en quête de fonds pour exfiltrer la vidéo d’une autre bavure américaine en Afghanistan. La question pécuniaire reste d’ailleurs nébuleuse. Si la déontologie journalistique interdit (moralement) aux médias d’acheter leurs informations, les militants de Wikileaks se sont toujours montrés discrets sur leurs modes d’acquisition. Un futur point de différenciation?

Olivier Tesquet

Photo: Capture d’écran de la vidéo de Wikileaks / REUTERS, Ho New

2 commentaires pour “Wikileaks, la révélation industrielle”

  1. […] site Internet WikiLeaks a publié lundi 5 avril une vidéo d’une rare violence montrant un hélicoptère de […]

  2. […] question est revenue dans l’actualité après la publication de la vidéo d’une bavure de l’armée américaine en Irak par le site Wikileaks. Il y a dix jours, les voix courroucées se sont élevées un peu […]

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