Malgré ses réunions discrètes et ses négociations drapées de mystère, le traité ACTA a fuité. Mardi dernier, l’association de défense des libertés numériques la Quadrature du Net a publié sur son site une version consolidée (PDF) de l’accord anti-contrefaçon, datée du 18 janvier. Depuis deux ans, ce texte qui veut défendre les droits de la propriété intellectuelle contre les violations – y compris celles du web – est négocié entre 13 parties hétéroclites: l’Australie, le Canada, la Corée du Sud, Les Emirats Arabes Unis, les Etats-Unis, le Japon, la Jordanie, le Maroc, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, Singapour, la Suisse et l’Union européenne. S’il ne s’agit encore que d’un brouillon, il vient justifier les craintes de ses contempteurs. Mais il montre également des divergences entre les négociateurs qui pourraient lui être fatal.
10 pages qui font débat
Sur les 56 pages d’une épreuve raturée et lestée de jargon bureaucratique, seule une petite dizaine fait explicitement référence au web. La section 4, qui s’étale entre les pages 24 et 34, se veut celle des «mesures spéciales liées aux moyens d’exécution technologiques et à l’internet». Et c’est déjà mal embarqué, puisque le Canada a émis des réserves sur le contenu, «en décalage avec le titre». Autre nuance qui pourrait poser problème, la bataille du droit moral contre le droit patrimonial. Là où les États-Unis et le Japon parlent de propriété intellectuelle, le Canada et la Nouvelle-Zélande préfèrent la notion de copyright et de marque déposée. Avant d’aller plus loin, jetons un œil au premier paragraphe, censé impulser la ligne directrice:
«Chaque partie doit s’assurer que les procédures d’exécution […] s’inscrivent dans sa législation pour permettre une action efficace contre les actes de piratage sur l’internet, y compris les mesures dissuasives contre des violations futures.»
La ligne dure américano-japonaise se fissure
Le paragraphe 3 (page 26), inspiré par les Etats-Unis, voudrait que chaque partie reconnaisse «que certaines personnes [morales ou physiques] utilisent les services d’un tiers, par exemple les FAI, pour violer les droits du copyright». A partir de cette lapalissade (dans le même ordre d’idée, il faut bien un ordinateur pour télécharger de la musique), les négociateurs aimeraient instaurer une responsabilité des fournisseurs d’accès, tout en reconnaissant que cette option «ne doit pas nuire à l’exploitation normale du service».
Plus loin (page 28), les États-Unis, toujours eux, voudraient que les FAI implémentent dans leur système un outil permettant de traquer les activités suspectes, et/ou qu’ils retirent eux-mêmes du contenu, sur ordonnance d’une «autorité compétente». La voilà, la fameuse attaque contre la neutralité du Net, celle qui fait planer la menace d’un internet à deux vitesses. Très concrètement, si l’on s’en tenait à cette position, un simple lien de Google vers un site «suspect» pourrait valoir aux FAI, voire aux moteurs de recherche, des poursuites judiciaires, au même titre que la personne qui a posté le contenu sur le web. Imaginez la condamnation de Google en Italie, amplifiée et systématisée.
Pire encore, les États-Unis caressent l’idée d’une collaboration entre les fournisseurs d’accès et les détenteurs de droits pour tracer les contours d’une stratégie commune. C’est à ce moment que les négociateurs japonais mettent en avant un problème structurel, en complète opposition avec le premier paragraphe : les initiatives soutenues par leurs homologues américains ne cadrent pas avec leur législation. Celle-ci considère notamment que les FAI ne peuvent faire l’objet de poursuites civiles dès lors qu’ils n’ont pas les moyens techniques d’empêcher un piratage. Si j’ai bien compris, il aura donc fallu cinq pages de charabia circonstancié pour finir par réaliser que les mesures soutenues par les représentants nippons sont contraires à leurs propres textes. A moins qu’ils ne décident d’adapter leur droit aux recommandations de l’ACTA…
L’Union européenne, le Canada et la Nouvelle-Zélande tiquent, les FAI trinquent
La Nouvelle-Zélande, moins marquée par la folie régulatrice que sa voisine australienne, a d’ores et déjà affiché son scepticisme vis-à-vis de la proposition américaine, en pointant du doigt un amalgame dangereux. «Nous avons le sentiment que ce passage recouvre les moteurs de recherche, peut-on lire. Nous ne voyons pas en quoi des outils de localisation enfreignent le copyright, ni pourquoi la responsabilité d’un tiers devrait être engagée». Pas un mot en revanche sur les FAI, victimes collatérales de gouvernements impuissants.
L’Union européenne abonde dans le même sens, puisqu’elle veut justement réaffirmer l’autorité des États, afin que ceux-ci puissent directement infléchir sur le contenu des FAI. Faut-il y voir une allusion ironique à la proposition du député UMP des Yvelines, Jacques Myard, qui souhaite nationaliser le Net? La suite du texte est un salmigondis de guéguerres sémantiques, autour des termes «Internet», «électronique», «piratage» ou «copyright», qui laisse augurer d’amendements sans fin entre des législateurs qui n’y connaissent pas grand-chose.
Les Etats impliqués ne pourront plus se cacher longtemps
Sur le site du Représentant américain au commerce, l’exécutif prétend vouloir «améliorer la transparence des négociations sur l’ACTA», et propose en ce sens un résumé des discussions en cours. Dans les faits, c’est plutôt une version expurgée particulièrement floue. Les détails sur la section 4 sont si succincts que je peux m’octroyer le luxe de les reproduire intégralement:
Cette section de l’accord fait référence aux défis que posent les nouvelles technologies à la protection de la propriété intellectuelle. Les éléments discutés impliquent des mesures:
– Dans l’hypothèse de la responsabilité d’un tiers, en considérant l’existence d’exceptions et de limitations;
– Concernant la violation de matériau en ligne, notamment les limitations concernant les FAI;
– Concernant la mise en échec de mesures de protection technologiques, en considérant l’existence d’exceptions et de limitations;
– Concernant la protection de l’information sur les droits de gestion, en considérant l’existence d’exceptions et de limitations.
Empêtré dans sa grammaire, freiné par ses désaccords, attaqué de toutes parts, l’ACTA semble cloué au sol par son inertie. Comme la bonde d’un évier trop grand, il pourrait finir par sauter sous la pression conjuguée de la société civile et de certains législateurs tels que le Parlement européen. Les prochaines négociations doivent avoir lieu à Wellington, en Nouvelle-Zélande, du 12 au 16 avril.
Olivier Tesquet
Photo: Pédalos, Flickr CC rhurtubia
Article de Rue 89: http://www.rue89.com/2010/03/12/bercy-veut-rassurer-les-opposants-au-mysterieux-traite-acta-142597:
C’est la Commission qui négocie directement l’Acta, au nom des Etats membres. Elle vient de recevoir un avertissement sévère : mercredi, le parlement européen a adopté par 633 voix contre 13 une résolution réclamant plus de transparence.
http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?type=TA&reference=P7-TA-2010-0058&language=FR&ring=P7-RC-2010-0154
Extrait de: Résolution du Parlement européen du 10 mars 2010 sur la transparence et l’état d’avancement des négociations ACTA (accord commercial anticontrefaçon)
……..
J. considérant que le traité de Lisbonne est en vigueur depuis le 1er décembre 2009,
K. considérant qu’en conséquence de l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, il devra donner son accord sur le contenu de l’ACTA avant l’entrée en vigueur de ce dernier dans l’Union européenne,
L. considérant que la Commission s’est engagée à fournir immédiatement des informations complètes au Parlement à chaque étape des négociations d’accords internationaux,
1. souligne que, depuis le 1er décembre 2009, la Commission a l’obligation légale d’informer immédiatement et pleinement le Parlement à toutes les étapes des négociations internationales;
2. est préoccupé par l’absence d’un processus transparent dans la conduite des négociations ACTA, situation qui est contraire à la lettre et à l’esprit du traité FUE; déplore vivement qu’une base juridique n’ait pas été définie avant l’ouverture des négociations sur l’ACTA et que le mandat de négociation n’ait pas été soumis à un agrément parlementaire;
3. invite la Commission et le Conseil à assurer l’accès des citoyens et des organes parlementaires aux documents et aux synthèses relatifs à la négociation de l’ACTA, conformément au traité et au règlement (CE) n° 1049/2001 du 30 mai 2001 relatif à l’accès du public aux documents du Parlement européen, du Conseil et de la Commission;
4. invite la Commission et le Conseil à s’engager par avance avec les partenaires ACTA à exclure systématiquement toute nouvelle négociation confidentielle et à informer pleinement et en temps utile le Parlement des initiatives qui seront prises en ce sens; attend de la Commission qu’elle présente des propositions avant le prochain cycle de négociations qui se tiendra en Nouvelle-Zélande en avril 2010, qu’elle exige que la question de la transparence soit inscrite à l’ordre du jour de cette réunion et qu’elle communique au Parlement le résultat du cycle de négociations immédiatement après sa conclusion;
5. souligne que, s’il n’est pas informé immédiatement et intégralement à tous les stades des négociations, le Parlement se réserve le droit de prendre les mesures appropriées, y compris d’intenter une action auprès de la Cour de justice afin de défendre ses prérogatives;
…….
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[…] Au début de l’année déjà, le débat idéologique entre droit moral et droit patrimonial était saillant. Quelques centaines de pages noircies plus tard, les différents acteurs du dossier s’opposent encore sur un élément structurel, pour déterminer si l’ACTA défend un produit artistique, un droit d’auteur ou une marque. […]