Le paradis numérique islandais, une illusion d’optique?

Le Parlement islandais devait étudier ce mardi une proposition qui vise à faire de l’île un «paradis du journalisme», en la dotant d’une législation particulièrement sécurisante pour les whistleblowers de tous les horizons. Protection des sources, immunité des intermédiaires et des fournisseurs d’accès à Internet, l’Icelandic modern media initiative (IMMI) veut protéger les organismes de presse et les journalistes en possession de documents brûlants contre toute poursuite judiciaire. A rebours d’une législation toujours plus stricte vis-à-vis du web, ce texte est-il viable?

Avant toute chose, et parce que je préfère dissiper tout malentendu avant de prendre mon air grognon, je suis le premier à me réjouir de ce projet. Echafaudé pendant de longues semaines par des députés de tous bords, il a été impulsé par Wikileaks, dont je vous ai déjà parlé à plusieurs reprises (pour ceux qui auraient manqué un épisode, je vous offre une séance de rattrapage avec un reportage de la BBC, ci-dessous). En quête de 600.000 dollars pour continuer à exister, le portail des chuchoteurs s’est refermé il y a quelques semaines, le temps de lever des fonds. Alors, l’IMMI, un fantastique coup de pub?

Wikileaks, kesako?

Sur le papier, ce ne serait que justice. Depuis sa création en décembre 2006, le site a publié des millions de documents confidentiels, de la liste des membres du British National Party aux virements suspects de la feue Kaupthing Bank, une banque… islandaise. Dans une tribune pour le Guardian (qui ressemble peu ou prou au mail sous embargo que j’ai reçu le 6 février), Julian Assange, l’éminence grise de la plateforme, explique qu’il a été poursuivi en justice plus de 100 fois pour la seule année 2009. Passé maître dans l’anonymisation de ses sources, il voudrait désormais permettre à tout un chacun de publier des données sensibles depuis le cocon islandais.

Massivement soutenue par la presse qui aimerait y voir l’avenir ensoleillé d’un journalisme d’investigation qui fait la tronche (au fil des ans, Wikileaks a noué de solides liens avec le Guardian, pour ne citer qu’eux), l’initiative peut aussi compter sur le soutien d’autres réseaux militants. Lundi, la Quadrature du Net s’est félicitée de cette «avancée majeure». Selon Jérémie Zimmerman, le porte-parole de l’organisation, «l’Islande deviendrait un véritable havre de paix pour les libertés sur Internet».

De l’argument moral au dumping numérique?

Mais attendez un peu. Quelque chose vous turlupine? Vous trouvez que l’IMMI ressemble à s’y méprendre à un paradis fiscal ? Vous n’avez pas complètement tort. En fait, elle se veut tout le contraire, comme pour marquer la rupture avec le passé proche de l’île. Traumatisée par la crise financière plus que n’importe quel pays occidental, l’Islande a vu son système bancaire se fissurer, puis s’effondrer. Après avoir transité par le purgatoire, elle veut maintenant se racheter une morale. On ne s’étonnera donc pas de voir que l’argument idéologique est le premier avancé dans le brouillon du texte, avec un paragraphe sobrement titré «Une vision pour l’Islande». «La nation est à un carrefour qui demande un changement législatif, peut-on lire. A cet instant, nous ne devons pas seulement nous adresser à notre passé, mais aussi faire des plans positifs pour notre futur».

Exsangue, à la recherche d’un nouveau modèle économique, l’Islande est tentée par un capitalisme mutant, encore inédit. Le projet permettrait au pays de convertir la bonne morale en espèces sonnantes et trébuchantes. En 1999, l’écrivain cyberpunk Neal Stephenson préfigurait ce genre de situation, dans son roman Cryptonomicon. Une bande de hackers experts en cryptographie instauraient un «paradis de la donnée» au sein du Sultanat fictif de Kinakuta, créant une monnaie virtuelle en marge du gouvernement.

En offrant des garanties sans équivalent aux ONG, organes de presse et autres associations, l’IMMI ne serait-elle pas en train d’inventer le dumping numérique? Que l’Islande devra «vendre» à l’Union européenne si elle veut toujours l’intégrer…

Olivier Tesquet

(Photo : CC @visiticeland & @Jason Gulledge)

3 commentaires pour “Le paradis numérique islandais, une illusion d’optique?”

  1. Je ne sais pas s’il s’agit de capitalisme mutant, ou bien d’une mentalité particulière, d’un esprit collectif épris de “scoops”, qui serait plus profond et plus ancré que ce que la crise actuelle ne le laisse penser.

    On pourrait comparer cela aux imprimeries de Hollande qui furent un temps le réservoir et l’usine à livres interdits de presque toute l’Europe.

    On a parlé de journalisme online offshore.

  2. Ce qui est intéressant, c’est l’ardeur qu’une partie de la classe politique islandaise met dans ce projet, persuadée que le salut moral du pays passe par le web (quand les autres pays occidentaux discutent de l’ACTA)

    Un contre-modèle?

  3. […] février, ils ont été à l’origine d’une initiative islandaise visant à faire de l’île un «paradis du journalisme». Après quelques semaines d’annonces circonstanciées et de mails sous embargo, ils viennent de […]

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