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Première cinéaste à avoir filmé des relations sadomasochistes saphiques, l’américaine Maria Beatty est probablement la réalisatrice de porno lesbien la plus connue. Avec une vie peu commune (soumise dans un donjon new-yorkais, quatre années passées au Chelsea hôtel, quelques histoire de fantômes…), cette amatrice « d’érotisme noir » manie le porno-artistique en bâtisseuse d’identité, artisane perfectionniste d’une culture de l’image proprement lesbienne. De quoi séduire le chasseur d’étrange. Mais pour cette virée “girls only”, évidemment, mieux vaut céder la plume l’espace d’un post à l’excellente et experte Marie Kirschen, mademoiselle loyale des nuits lesbiennes de l’hexagone pour le site Têtue.com… Â
Un samedi à Paris, une soirée clubbing aux caves Saint-Sabin. Une soirée entre filles. Sous les voûtes en pierre, le public se bouscule pour admirer les danseuses de new burlesque qui s’effeuillent tout en douceur. Porte-jarretelles, bustiers, résilles… La soirée se veut une célébration de l’érotisme au féminin. Et, surtout, du travail d’une des plus fameuses exploratrices du sexe côté fille: Maria Beatty. Si elle reste relativement peu connue du grand public, la réalisatrice américaine est souvent vénérée par ceux qui la côtoient. Pas moins. « Ce soir, je viens uniquement pour elle! », nous explique une clubbeuse toute excitée. Maria Beatty, c’est « une des premières à avoir filmé du porno avec un Å“il féminin ». C’est « la reine du SM lesbien ». C’est aussi une patte bien reconnaissable : un esthétisme léché qui tranche avec le contenu habituel d’un film de fesses. Â
Ce soir-là , des danseuses déambulent en petite tenue le long des murs humides des caves et proposent des lap-dances… contre des dons. C’est le but de la soirée: récolter un peu d’argent pour financer le prochain film de Maria Beatty, Le Café du diable, son troisième long-métrage non pornographique (mais tout de même très érotique). La crise est passée par là . Le marasme économique touche durement les artistes ? Maria Beatty se convertit au « crowd funding » et propose à ses spectateurs et à ceux qui apprécient son travail de devenir ses producteurs. D’un clic de souris, vous pouvez verser 20, 100, 1 000 ou 10 000 euros, et voir votre nom figurer au générique. Bien sûr, co-organiser des soirées pour récolter des fonds est usant, « mais autant faire la fête », s’amuse la réalisatrice. « Et sur le long terme, c’est moins fatiguant que de ferrailler avec des producteurs qui essayent de changer ta vision ».
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Car c’est bien d’une histoire de vision dont il s’agit : le désir féminin comme objet d’exploration. A commencer par le sien propre. C’est d’ailleurs comme ça que tout a commencé. Au début des années 90 – autant dire à la préhistoire du porno au féminin – Maria abandonne la photographie et décide de passer aux 24 images par seconde. Ce sera d’abord deux documentaires « classiques » : Gang of Souls sur les poètes de la beat génération, (W.S. Burroughs, Allen Ginsberg...), puis Sphinxes without secrets sur les femmes artistes. Â
« Explorer mes zones d’ombreÂ
Lorsqu’on la retrouve pour notre entretien, attablée à un café parisien, la cinéaste nous dépeint cette période exaltante. « Il y avait toute ces femmes qui utilisaient leur corps dans des performances artistiques avec un message social et politique. » Maria nous regarde avec un regard incisif. Vêtue d’une élégante blouse noire, elle est loin de l’allure brouillonne de certains réalisateurs (derrière la caméra, on a pas besoin d’être aussi beau que devant). Son visage est encadré par un carré blond et sage, qui tranche avec des lèvres sanguines. « Ces femmes m’ont inspirée. Ça a été la clé qui a ouvert la porte, qui m’a fait passer devant la caméra pour explorer mes zones d’ombre. Comme une boite de Pandore qui, une fois ouverte, m’a menée vers une exploration de l’érotisme lesbien et SM. » Â
Un temps, Maria Beatty fut soumise dans un donjon à New York. Elle tourne alors une vidéo pédagogique avec Annie Sprinkle, grande prêtresse de l’éducation sexuelle sans tabou (The Sluts and goddesses video workshop – Or how to be a sex goddess in 101 easy steps). Elle se met en scène dans des moyens-métrages en noir et blanc; est tour à tour soubrette assujettie aux pulsions de sa maîtresse, enfant pas sage à punir, écolière capturée par des vampires… Comme source d’inspiration, la cinéaste cite, pêle-mêle, le cinéma expressionniste allemand, les surréalistes français, le film noir américain, et les auteurs gays « sexuellement subversifs » (Kenneth Anger, Jean Genet).  Â
Dans The Black glove, probablement son film le plus connu (« culte » diront certains), elle se livre aux mains de maîtresse Morgana. Le rythme est lent, l’ambiance mystérieuse, voire dérangeante. Pour la bande son, elle choisit des bruits de vent, de feu… Une façon d’éviter de tomber dans les clichés du SM. Plus tard, pour la musique de ses films, elle n’hésitera pas à solliciter Malcolm McLaren, le père des Sex Pistols. Ou encore la diva punk Lydia Lunch (« j’avais envie d’une musique très grunge et radicale »). Pas courant pour des films érotiques, mais ça marche.
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Pas obnubilée par l’entrejambe, la caméra de Maria Beatty s’arrête sur les détails : la trace de la dentelle sur une paire de fesse, la respiration qui s’accélère, la griffure des ongles sur la peau… Elle se paye aussi le luxe de prendre son temps. « Je préfère révéler les choses de façon mystérieuse, explique la réalisatrice. On n’a pas besoin à tout prix du grand final. C’est l’entre-deux, la montée de la tension qui m’intéressent. » Â
48 heures en garde à vue
Mais attention à ne pas se laisser tromper: ce n’est pas parce que, dans son lit, on goûte à ce qui a fait les joies de Sacher-Masoch que l’on est soumis dans la vie. Maria Beatty est de celles qui ne s’en laissent pas compter. Indépendante, elle a créé sa propre boite de production. Lors de l’interview, sa voix est posée, calme. Pas le genre à s’excuser d’être-là . Des policiers s’en souviennent encore. Nous sommes à New York, juste après le 11 septembre. La réalisatrice est profondément marquée par l’attentat (« mon appartement était à deux pâtés de maison de l’endroit où ils évacuaient les blessés»). Choc traumatique. Une chape sécuritaire étouffante tombe sur la ville. Trois mois après les attaques, Maria Beatty est interpellée par des policiers lors d’une promenade: son chien n’a pas de laisse. Dans ce climat post 9/11, les policiers sont sur les nerfs et ne tolèrent rien. Maria proteste… Et termine au poste pour rébellion. « J’ai passé 48 heures en garde à vue, enfermée dans une petite cellule avec pas moins de 20 femmes et juste une cuvette au milieu pour pisser. A ma sortie je me suis dit : c’est fini, je me tire de cette ville. »
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Exit New York, direction Paris. Ah, Paris… « Je cherchais une échappatoire et de la romance. » Dans un sourire espiègle, Maria s’amuse d’elle-même. « Pour les Américains, il y a vraiment un mythe autour de cette ville. On la voit comme un paradis ultra romantique. » La grosse pomme, de toute façon, Maria Beatty en a déjà goûté l’essence, avant que la ville ne soit « nettoyée » par Rudolph Giuliani. Les artistes de la scène transgressive et radicale, l’essor des films indépendants… Et le fameux Chelsea Hotel (article payant). Maria passe plus de quatre ans dans ce temple de la bohème new-yorkaise qui a vu défiler pléthore d’artistes, pour quelques jours ou quelques années. Forcée de regarder en arrière à l’évocation de l’hôtel, la réalisatrice pousse un profond soupir et s’anime. « Oh my good… J’ai tellement de souvenirs du Chelsea. J’y ai rencontré plein d’artistes incroyables, c’était un lieu rempli d’inspiration artistique. » Maria y côtoie Abel Ferrara (un bon ami), Dennis Hopper, Grace Jones, Chaka Khan, Patti Smith… « Et en même temps c’était un lieu plein de peurs. » De peurs ? On la sent un peu embarrassée par ce qu’elle va nous lâcher, mais absolument convaincue. « Je crois vraiment – comme tous ceux qui y ont vécu – qu’il y avait des fantômes. Et j’ai été tourmentée par ça. » Â
Elle a dans sa besace tout un chapelet d’histoires éprouvantes à égrener. Comme cette fois où, après la mort par overdose d’une très bonne amie qui habitait l’hôtel, Maria a retrouvé inscrit sur son propre matelas le numéro de chambre de la défunte. Ou lorsqu’elle a entendu des gémissements de femme et des bruits de fessée dans son ancienne chambre, alors inoccupée. C’est toujours embarrassant de raconter des histoires de fantômes; on risque de se faire recevoir par un air incrédule. Mais l’artiste ose se montrer telle qu’elle est. Et si on ne la croit pas, peu importe.
Un skateboard comme un sex-toy à roulettes
A Paris désormais pas de fantôme, mais un appartement charmant qu’elle partage avec sa compagne, dans une allée pleine de fleurs. Elle retourne cependant de temps en temps aux États-Unis, pour réaliser ses films. En tournage actuellement: la suite de Post apocalyptic cowgirls. Des filles, vêtues de cuir, Stenson aux pieds, qui jouent sur le sol poussiéreux du désert aride de l’Arizona. Â
Avec les années, le style de Maria Beatty a évolué. L’image est désormais en couleur plutôt qu’en noir et blanc. Le style est plus moderne, plus crû. Maria se plaît à sortir de l’imagerie SM classique, chic et corsetée. Elle filme une maîtresse punk, tatouée et piercée, qui utilise une planche de skate comme un sex-toy à roulettes (Skateboard kink freak), explore le bondage dans des décors japonisants (Silken sleeves). Mais toujours avec cette envie d’ouvrir de nouveaux horizons à la gente féminine. Une fine cigarette aux lèvres, la cinéaste se désole : « les femmes ont souvent une image négative de la pornographie ! Pourtant l’érotisme féminin peut être bien plus stimulant que la pornographie telle que l’on a l’habitude de la voir. » Pour parler de son travail, et le différencier de cette pornographie qui abuse des gros plans dès la scène d’ouverture, Maria préfère l’expression « d’érotisme noir ». Une pornographie teintée de mystère, « qui laisse une place à l’interprétation et à l’expérience du spectateur ».Â
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Quand on lui demande si elle n’en a pas marre de tourner, la réponse est non, sans hésitation. Et si elle n’avait pas pu être réalisatrice, qu’aurait-elle aimé faire? De l’humanitaire. Ce sera pour le futur ? « Qui sait, peut être qu’un jour je serai Angelina Jolie! », s’esclaffe-t-elle. On lui fait remarquer que filmer le sexe lesbien, c’est aussi une façon d’aider, de donner une représentation et une visibilité aux filles. Mais on la sent insatisfaite, très (trop?) exigeante avec elle-même. Désireuse de faire plus. « C’est minuscule ce que je fais. Peut être que ça touche quelques milliers de femmes, mais à une échelle plus large, ce n’est pas ça qui va aider notre planète. » Â
La discussion s’achève, une femme assise à la table voisine se lève et se dirige vers la cinéaste. Elle vient d’acheter une rose à un vendeur qui passe de café en café. « Excusez moi, vous êtes Maria Beatty? » La jeune femme a des étoiles dans les yeux et le sourire ému et timide de quelqu’un qui vient de rencontrer une idole. « Est ce que je peux vous offrir cette rose ? J’adore vos films… ». Quelques milliers de femmes, c’est déjà un début.
Par Marie Kirschen
Photo de Une : Maria Beatty
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