Les pires métiers: chargé de cours précaire dans l’enseignement supérieur

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“Tout le monde” envie les statuts de fonctionnaires; « la recherche sera le moteur de la croissance de demain » disent à l’envi les théoriciens de la reprise… et pourtant à regarder en détail son fonctionnement elle paraît bien menacée. A 33 ans, un doctorat en psychologie sociale en poche, Renaud* reçoit dans le même appartement miniature qu’il occupait pendant ses études à Nanterre. Ce « chargé de cours » qui peine à amasser le Smic en cumulant trois emplois, fait partie des quelques 50 000 travailleurs précaires de l’Enseignement Supérieur et de la recherche publique (ESRP). Avec l’arrivée de l’été va commencer pour eux la valse des postes, et la rituelle « prière pour l’emploi ». Chargés de cours, chercheurs, mais aussi personnels administratifs, d’entretien et de logistique, ils sont les petites mains qui font marcher le monde kafkaïen de l’université française. Une réalité longtemps passée sous silence car elle arrangeait les dernières heures d’un système de recherche et d’enseignement universitaire moribond, bientôt transformé par la loi relatives aux Libertés et responsabilités des universités (LRU).

Las des vaines promesses de recensement et de reconnaissance de la Ministre de l’ESRP Valérie Pécresse, l’intersyndicale des personnels de l’université se lance dans une enquête encore inédite fin 2009. Après cinq mois de questionnaires, alimentés par près de 4500 participants, tombe un pavé de 100 pages qui détaille des conditions de travail aussi inacceptables que méconnues. Le constat est sans appel : sur 90 000 enseignants, 21% sont déclarés « non permanent ». Une fois n’est pas coutume, l’intersyndicale réclame un droit du travail « au moins aussi protecteur » que dans le secteur privé…

Précaire : du latin précarius, qui s’obtient par la prière

« Nous, les enseignants chercheurs non-titulaires de l’ESRP, faisons partie d’une nouvelle catégorie sociale : le lumpen cognitariat ». Renaud a pourtant fière allure dans son unique costume Armand Thierry, lorsqu’il quitte les classes de Science Po et de l’ESCP-Europe, où il enseigne à des étudiants souvent mieux lotis que lui. « Je forme les futurs cadres qui me maintiendront au chômage », ironise t-il, un brin amer. Ces cours « dans le privé » sont un complément alimentaire qu’il exerce sous un faux nom, pour se protéger. Cela lui permet de consacrer un peu de temps à son activité première, en quasi bénévole : la recherche et l’enseignement public.

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« L’université est un milieu pourri qui forme à la précarité, c’est un système qui se reproduit », raconte Renaud. Au laboratoire nanterrois où il travaillait, le jeune prof raconte qu’il disposait de 40cm² de surface à lui. Évidement entre précaires, la concurrence est sans concessions, tout est permis : népotisme, plagiat, harcèlement, menaces et délations de collègues poussés vers « la débrouille à tout prix». Celui qui ne trouve pas de poste pour un an prend le stigmate du mauvais, et réduit encore ses chances de reprendre pied. Alors ils échouent dans les cours de « seconde zone » que leurs collègues titulaires dédaignent. « Nous sommes des variables d’ajustement, obligés de faire des cours sexy et démagogiques, obligés de noter grassement, pour que le cour ne soit pas déserté par les étudiant et supprimé par l’UFR (Unité de formation et de recherche) ».

Mais si Renaud persévère en tant que chargé de cours, ce n’est pas par masochisme. Il espère un jour accéder au rang de Maître de conférence, qui offre une meilleure rémunération et assure un peu de stabilité. Voici quatre ans qu’il postule, mais pour chaque poste, une bonne centaine de concurrents attendent, en moyenne. Sur sa vingtaine de tentatives, Renaud n’a été reçu en entretien qu’une fois. Dans les 83 universités comme dans les huit grands laboratoires publics Français, ils seraient environ 20% d’employés sous contrats précaires, à l’image de Renaud. Le développement de sa carrière repose sur l’espoir irrationnel d’être un jour l’heureux élu, comme c’est le cas pour la plupart de ses collègues.« Qui dit contrat précaire, dit un important « turn over », et donc difficulté accrue pour s’organiser pour faire valoir ses droits », explique l’enseignant de psycho.

La fac esclavagiste ?

Il y a surtout la peur, contagieuse, qui brise toute velléité de solidarité : celle de ne pas être renouvelé, voire de ne pas être payé. C’est le cas d’Anne*, 28 ans, une ex-prof de Sociologie du CNRS, qui espère fébrilement un « heureux événement » : son salaire, un an plus tard, du pour les cours dispensés durant l’année 2009. C’est une pratique courante, et les délais de paiement varient d’un établissement à l’autre de quelques mois à l’année entière. Qui plus est, les premiers jours de l’été annoncent la disette, car les universitaires contractuels ne sont payés que 10 mois par an, afin d’éviter à l’administration de payer les indemnités de chômage lors des carences estivales.

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Une autre des caractéristiques que met en lumière le rapport de l’intersyndicale est l’inconstance permanente de la rémunération de l’enseignant précaire, avec son cortège de complications concernant l’épargne, l’emprunt ou encore le logement. Un semestre de 12 à 14 semaines peut-être bon avec plusieurs travaux dirigés par semaine, et le suivant totalement creux.

Les directions savent que dès le mois de septembre, elles auront l’embarras du choix pour les remplacer. « Le milieux est minuscule, on risque de se fermer des portes si ça se sait que l’on parle », annonce la sociologue en guise d’avertissement. Cette loi du silence se trouve notamment régie par le système du « mandarinat » (rapport de soumission-dépendance de l’enseignant vis-à-vis de son directeur de recherches). Ce travers bien connu de la faculté crée des situations de dépendance malsaine, des cas de harcèlement et une féroce compétition entre les aspirants « maitres de conférence », désignés par leurs pairs.

Anne, à l’image de 11,5% des doctorants questionnés dans le rapport, à commis l’imprudence de commencer à donner ses cours sans avoir signé de contrat, ou en acceptant une forme de rémunération opaque. Une année durant, elle a donc dispensé 18 h d’enseignement hebdomadaire sans jamais toucher un euro. Il s’agissait alors de « sauter sur l’occasion », en espérant se distinguer aux yeux de son mandarin ou auprès de son UFR. Mais en vain: aujourd’hui la prof est totalement coincée.

La jeune femme cumule une double tare : après un CDD d’une année auprès du CNRS (qui passe pour un employeur particulièrement vertueux dans le milieu), elle n’est plus statutairement étudiante. Pire, passé le cap 28 ans, elle ne peut être reconduite à son poste que si elle justifie d’un « emploi principal », ce qui permet à l’établissement de se dédouaner d’une part des charges sociales: retraite, chômage, congés payés… La couverture sociale est dans ce cas assurée à l’enseignant chercheur par le dit « employeur principal ». Cela empêche d’autre part les chargés de cours au chômage de retrouver un poste.

Les bons clients du portage salarial

Selon le rapport, quels profils ont ces travailleurs pauvres, chargés de former nos futures élites ? Ils sont majoritairement des femmes (60%), qui travaillent dans le domaine des Sciences Humaines et Sociales (68%). Tous ne sont pas des jeunes puisque plus de la moitié des interrogés affirme avoir plus de 30 ans, mais 57% d’entre eux avaient déjà contracté plus de 3 CDD successifs au moment de l’enquête. Le salaire médian est de 1255 euros mais les inégalités de traitement sont abyssales : une femme sur trois gagne moins, alors qu’ils ne sont qu’un sur cinq chez leurs homologues masculins. Pour y parvenir la majorité (51%) enseigne dans différents établissements et a eu jusqu’à trois employeurs différents.

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Anne raconte avec inquiétude que pour coller aux exigences, on lui a « suggéré les déclarations mensongère : recourir à un prête nom. On m’a ensuite fortement conseillé les sociétés de portage… », avant de mettre brusquement fin à l’entretien. En cas de soucis ou de contrôle de l’inspection du travail, les chargés de cours seront seuls à porter les conséquences.

La précarité dans l’enseignement supérieur est une manne pour le portage salarial. En échange d’une ponction sur leur revenu, ces entreprises perçoivent et reversent le salaire des enseignants. Elle offrent un CDD ou un CDI fantôme et assurent ainsi le rôle « d’employeur principal » (900 heures d’emploi hors de la fac au minimum). Le chargé de cours devient dès lors une sorte de « free-lance » dont on peut se séparer à tout moment, exclus de tous les avantages et possibilités de progression professionnelle. La pratique n’a en soi rien d’illégal, mais permet de contourner les règles en extériorisant le personnel précaire.

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Le portage longtemps été une aubaine pour les universités désireuses de contourner le droit du travail à moindres frais. Selon le code du travail, un CDD ne peut excéder 18 mois et ne peut être renouvelé qu’une fois. La société de portage change alors généralement l’intitulé du contrat pour pouvoir le renouveler. Ce système permet de garder un enseignant sous un statut précaire parfois plusieurs dizaines d’années. Elles ponctionnent en outre une marge sur le salaire net (5 à 15% du revenu net) en plus des charges sociales (45 à 55% du revenu brut), au nom du fait qu’elles s’occupent de la « paperasse » et fournissent un cadre plus ou moins solide à leur client. Ce type de statut permet de dissimuler le travail précaire lors des bilans sociaux de l’université. Certains enseignants acceptent même d’être payés sur facture et sous forme de remboursement en nature (livres, encre, papeterie, imprimante, ordinateurs…) pour « préserver la compétitivité de leur CV », et éviter les périodes creuses.

Si le ministère de l’ESRP ne souhaite pas communiquer sur le sujet, les directions universitaires n’ignorent pas le problème. « Ces sociétés de portage sont une plaie » concède Antoine Frailé, vice-président de l’Université d’Angers, qui compte un quart d’emplois précaires dans ses équipes enseignantes. Ce recours est interdit par une circulaire du ministère, « même si la loi d’autonomie tend à réduire ces cas de figure, nous n’avons guère le choix pour l’instant », reconnaît t-il. Pour éviter de multiplier les statuts précaires, il faudrait des créations de postes. Or le non remplacement d’un fonctionnaire sur deux empêche toute évolution. En attendant, une seule solution : les heures sup’ et les vacations.

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Depuis l’adoption de la LRU, en août 2007, les universités sont autonomes dans leur recrutement. Les chargés de travaux dirigés (TD) sont eux embauchés directement par les Unités de Formation et de Recherche. Les directions d’universités interrogées, qui ne seront dès lors limitées que par le code du travail et leur éthique d’employeur, estiment que cela permettra de mieux contrôler les statuts de leurs salariés.

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De leur coté les enseignants-chercheurs précaires sont “trop divisés pour se mobiliser efficacement“, et restent les âmes en peine des couloirs de l’université. Pour les chercheurs précaires, cet isolement se traduit aussi au niveau syndical.

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Malgré tout, l’an dernier, le SNESUP a ouvert une section consacrée aux « non titulaires ». William Charton, responsable de la section, milite pour que les vacataires abusés brisent enfin la loi du silence: «seule la dénonciation mettra fin à la situation». Pour ce syndicaliste, l’autonomie des universités ne résoudra rien, bien au contraire. Il s’agit plutôt selon lui de pérenniser une logique de recrutement calquée sur le modèle de l’intérim. Une situation qui, si elle se confirme, risque d’aggraver considérablement la fuite des cerveaux et de pénaliser le développement de la recherche publique.

Les conclusions du rapport sur la précarité dans l’ESRP vont dans le même sens : les situations décrites par ces témoins tendent à se multiplier à la faveur de la LRU, même si la multiplicité de statuts, l’âge, le sexe et la discipline enseignée traduisent des réalités très variées. Il semble évident que pour les 4500 personnes interrogées, la recherche Française ne brillera pas sans une amélioration des conditions de travail des enseignants-chercheurs. A savoir : plus de justice et de transparence dans les statuts, un recrutement équitablement sélectif, un arrêt de la précarisation croissante qui empêche un travail serein et détruit la passion d’enseigner, et enfin une visibilité et la reconnaissance réelle de leur travail.

Une enquête réalisée par MdB. et ST-J.

*Les noms ont étés modifiés.

4 commentaires pour “Les pires métiers: chargé de cours précaire dans l’enseignement supérieur”

  1. […] Ce billet était mentionné sur Twitter par analienfeed_, Agnès Maillard. Agnès Maillard a dit: Les pires métiers: chargé de cours précaire dans l’enseignement supérieur | Un monde de crevards! http://icio.us/t00nip […]

  2. La FERCSup CGT s’est toujours préoccupée de la précarité de l’ensemble des personnels qu’ils soient enseignants ou non.

    Il est dommage que les enseignants précaires ne votent pas lors
    des élections aux diverses commissions les concernant telles que la Commission Consultative Paritaire et dernièrement au Comité Technique Paritaire Ministériel, peut être que dans ces instances l’Omerta peut être réduite.

  3. n°200…

  4. (…). Aujourd’hui n’importe quel doctorant peut obtenir son nom sur le site de son labo, ou encore obtenir une adresse internet avec le nom de son institution de rattachement. En fait, ce que vous semblez considérer comme des nécessités fait pleinement partie aujourd’hui de la guerre de tous les “précaires” contre les “précaires” et de la grande mascarade sensée satisfaire les exigences de l’AERES à qui la plupart des labos déroule leur tapi rouge (plutôt rose pâle).
    Par exemple, il faudrait étudier les usages souvent cyniques et stratégiques des jeunes doctorants ou docteurs pour s’attribuer le capital symbolique de leur institution de rattachement (…@ens.fr, @ehess.fr, etc.), ou encore la façon dont les doctorants servent de vitrines aux labos en particulier lorsqu’ils sont allocataires de recherche ou ont des médailles du genre.
    Bref, il y a précarité et précarité et surtout concurrence acharnée dans un univers extrêmement individualiste ou les plus dotés académiquement, socialement, et surtout culturellement s’en sortent presque tjs mieux que les autres, notamment en raison de leur proximité et intégration auprès des personnes/institutions, qui ouvre les bonnes portes (à condition toutefois d’être docile).Enfin, comparer le statut de chargés de cours au “pire des métiers” comme le suggère votre titre faussement accrocheur aurait de quoi faire sourire un vagabond du net qui aurait perdu son chemin.
    (…)

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