Nous aurions dû cryogéniser Claude Lévi-Strauss 

Lorsque Lazare Ponticelli est décédé mon cœur s’est déchiré. Quelle perte ! Le dernier témoin de la grande boucherie, le plus vieux des poilus. Ces tout petits yeux humides qui avaient vu le bleu-horizon, le brun-gadoue, le vert-de-gris et le rouge-sang. Cette bouche tordue par les rides qui ne pourra plus raconter, cette mémoire perdue. Un million et demi de cadavres forment un piédestal qui l’a élevé au dessus du rang de simple français. Il était l’œil du fond des âges, redoutable et nécessaire. Il portait une charge symbolique, historique, et donc identitaire, très forte pour notre culture. Pour les générations à venir, il aurait fallu le cryogéniser. Il en va de même pour Claude Lévi-Strauss.

L’homme-trésor

Lorsqu’on a presque 101 ans et que l’on est un père fondateur d’une pensée philosophique, et qui plus est d’une science humaine, celle des peuples; que l’on est docteur dans une quinzaine d’universités, que l’on a jeté l’ethnocentrisme à la face du blanc, que l’on croule tellement sous la considération internationale que l’on préfère mourir reclus, on ne s’appartient plus vraiment.

Pour une infinité de raisons illustrées par les biographies qui ne manqueront pas de fleurir ces jours prochains dans les médias, il est dramatique pour l’avenir de nos civilisations de perdre un tel esprit. Des sociétés entières ont investi sur la pensée et le savoir produits par Lévi-Strauss. Les indiens Nambikwara, Mundé et Tupi Kawahib tout comme nos États, qui peinent encore à se refonder une identité post-coloniale. D’une certaine façon, il était lui aussi devenu un patrimoine vivant. Combien de générations n’auront pas la chance de l’avoir vu exister ? Cette question se pose à chaque grande âme qui s’éteint. Mais au XXIe siècle, pour la première fois de l’histoire de l’homme, diverses solutions existent.

Diverses cultures, notamment asiatiques font grand cas du concept de patrimoine immatériel, notion reconnue par l’UNESCO. Ainsi en Corée, au Japon, en Thaïlande ou encore aux Philippines les gouvernements déclarent trésors humains vivants les « personnes ou groupes qui possèdent à un très haut niveau les connaissances et les savoir-faire nécessaires pour entretenir, créer ou produire des éléments spécifiques du patrimoine culturel immatériel. Ceux-ci sont choisis par leurs communautés et leurs États comme témoignages de leurs traditions culturelles vivantes et du génie créateur de communautés et de groupes présents sur leur territoire ».

La France et la république tchèque disposent également de statuts similaires. Ce système vise cependant essentiellement les savoirs techniques artisanaux, et le concept de patrimoine immatériel prévoit une gamme de mesures de transmission et de conservation. C’est passionnant mais cela ne nous rend pas notre Lévi-Strauss.

Il me semble que pour des hommes comme lui, l’on puisse aller plus loin. Pourquoi pas le garder tout entier, afin qu’il poursuive ses recherches et enrichisse indéfiniment notre monde ? Imaginez, un panthéon peuplé de grands esprits, vivants pour toujours…

Les vieux c’est précieux

… Et le patrimoine, ça se conserve. On ne peut pas encore ressusciter les morts ni garantir la vie éternelle, mais on sait déjà les cryogéniser, et probablement les cloner. Les connaissances actuelles en matière de cryogénisation ne permettent pas une conservation efficace des tissus, à cause notamment de la formation de cristaux de glace dans les tissus cérébraux.

La rumeur prétend que l’on parviendrait cependant à ranimer des grenouilles cryogénisées depuis quelques mois. Plusieurs célébrités américaines comme le joueur de baseball Tedd Williams se sont ainsi laissé duper, et reposent au frigo et en vain, pour une éternité à 150 000 dollars. Certains, vraiment crédules et moins fortunés, ont tenté la formule « Neuro », ou tête uniquement pour 80 000 dollars. Il font le bonheur financier d’entreprises telles que Suspended Animation Inc, Alcor ou encore Twenty-First Century Medecine.

Ceci dit les « cryonistes » ont bon espoir. Le nouveau procédé dit de vitrification, s’il est très complexe, permet de conserver intacte un cerveau au congélateur. Certains d’entre eux misent également sur le développement de techniques de « transfert d’esprit », par un système de scanner du cerveau. La seule mort réelle deviendrait dès lors l’amnésie. La cryogénisation est malheureusement interdite en France, qui ne reconnaît que l’enterrement et la crémation comme modes de sépulture légaux.

Les États-Unis, toujours à la pointe, possèdent déjà des banques frigorifiques pleines de cadavres qui attendent un futur. Ils possèdent également des entreprises de clonage commercial, telles que Genetic Savings and Clones, qui pourraient apporter des solutions pour la conservation des hommes-trésors. L’entreprise qui officiait jusqu’en 2006 proposait à l’Américain moyen de cloner chats et chiens. Alors, en cherchant bien, pourquoi pas les meilleurs des humains… Prenons-en de la graine. Quoi qu’il en soit pour Claude Lévi-Strauss, c’est foutu. Mais il est encore temps d’offrir au premier des anthropologues le dernier cri de la sépulture moderne : la pulvérisation suédoise.

MdB