L’avez-vous remarqué? De nos jours, celui (celle) qui agit plus ou moins en sous-main, pour ne pas dire dans la coulisse, à des fins quelquefois aussi peu avouables que les moyens mis en œuvre, est réputé “à la manœuvre” ou “aux manettes”.
En vérité, nous sentons bien qu’être à la manœuvre, c’est se livrer à d’obscures magouilles – quasi-tautologie, puisque le concept de magouille paraît incompatible, jusqu’à plus ample informée, avec le grand jour et la lumière crue des projecteurs, à LED il va de soi, de l’actualité. Le manœuvrier qui manipule les manettes préfère, à l’évidence, la pénombre des couloirs, ou la noirceur des coulisses et leur remugle qui offense les narines: ce n’est pas seulement au royaume de Danemark qu’il y a “quelque chose de pourri”. Mais tant mieux pour lui puisqu’il est vrai qu’il faut “la pourriture pour la splendeur des plus belles fleurs”, comme nous l’affirmait dans les années 70 un vieux confrère du “Journal de Genève”. Il se souvenait de la SDN des années 1930, ou l’idéologie de la Paix et du Désarmement, si chère au Solal d’Albert Cohen, coexistait assez bien avec la remise d’enveloppes à qui de droit, sans préjudice du chantage et autres “pressions amicales”. La pureté démocratique de la Troisième République s’accommodait de ces procédés, à tel point que par tradition, le chef de la Sécurité de la SDN – et de l’ONU et de ses organisations satellites dans la ville de Calvinaujourd’hui encore – appartenait, et appartient, à la DST ou à feu les RG. On n’est jamais si bien servi etc. Non?
On notera que l’homme (la femme) à la manœuvre n’opère jamais pour son propre compte ou rarement. Être à la manœuvre est la prérogative, presque le privilège, des hommes (des femmes) de main, des seconds couteaux, des traîne-patins – ou des fidèles, si l’on préfère apporter une touche de couleur à cette peinture au bitume. Voilà un rôle dans lequel se sont illustrés, pour ne citer qu’eux et sans ordre de préséance, un Michel Charasse pour François Mitterrand, un Michel Poniatowski auprès de Valéry Giscard d’Estaing, un Brice Hortefeux avec Nicolas Sarkozy, un Pierre Juillet inséparable d’une Marie-France Garaud chez Georges Popmpidou puis, pour un temps, chez Jacques Chirac, un François Lamy aux côtés de Martine Aubry, peut-être un Jean-Pierre Mignard (mais, ici, on ne jure de rien) ou, plus vraisemblablement, une Sophie Bouchet-Petersen dans l’entourage de Ségolène Royal. Après tout, cependant maîtres de la stratégie et de la tactique, Richelieu avait son Père Joseph et le général de Gaulle son Foccart.
Cet usage s’est étendu, comme par osmose, à la Francophonie. On évoquera seulement “Monsieur le gouverneur” qui appartenait, à Abidjan et Yamoussoukro, au proche entourage de Félix Houphouët-Boigny, ou André Azoulay dans les palais d’ Hassan II.
Posons donc en principe la nécessité, pour gouverner l’État ou un parti, un syndicat ou une entreprise, d’installer à la manœuvre quelqu’un (quelqu’une) qui n’aura pas peur de se salir les mains (un cliché, un!) pour accomplir les basses œuvres et mener à bien – ou à mal, c’est selon – les manipulagouilles (nous aimons ce mot qu’illustre notre roman “Walkyrie vendredi””: publicité gratuite, il va de soi, pour notre éditeur) qu’exigera la conjoncture (la situation, les circonstances, le rapport de forces, la Crise de 2008-2009, la sortie de Crise, le Congrès, la mondialisation, les résultats de la cantonale partielle de Blouzy-les-Berlingaux – rayer les mentions inutiles). Mais, cliché davantage encore éculé si c’est possible, on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs.
Pas d’angélisme, cependant. Les journalistes sont les premiers à vouloir apprendre qui est à la manœuvre pour supputer les chances de succès des manigances et deviner qui tire vraiment les ficelles derrière le décor. Dans celui (celle) qui est à la manœuvre, il y a, par une mise en abyme qui n’est pas sans parenté avec la Caverne de Platon, du montreur de marionnettes – mais il (elle) ne recueillera en fin de compte que des miettes, aussi imposantes soient-elles, des bénéfices du castelet où il exerce ses talents.
En attendant, il (elle) fera parler de lui (d’elle). C’est toujours ça.