Lost au fond des yeux

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On a beaucoup débattu de la fin de Lost, de nos colères, de nos déceptions, de ce qu’on avait compris ou pas, des mystères non résolus et de la symbolique de cette histoire de dingues. On l’a fait avec nos yeux, chacun interprétant les événements de l’île à la lumière de sa sensibilité et de son savoir. Il n’y a de fait aucune analyse sotte. Chaque téléspectateur s’approprie Lost comme bon lui semble. C’est aussi en cela que cette série a été si puissante. Reste qu’à lire Les mêmes yeux que Lost, analyse passionnante de l’écrivain et vidéaste Pacôme Thiellement, on se dit que deux ou trois choses nous ont échappées dans la série de Damon Lindelof et Carlton Cuse, qui en font une œuvre encore plus puissante, encore plus fascinante, encore plus étonnante.

Spécialiste de la théophanique, de l’herméneutique et du burlesque (si vous avez besoin d’un dico pour les deux premiers termes, n’ayez pas honte), Thiellement a déjà écrit un livre sur Twin Peaks (La Mains gauche de David Lynch, aux PUF), sur les Beatles, Frank Zappa, Gérard de Nerval et Led Zepplin (cherchez l’intru). Fin connaisseur des textes religieux et mystiques, il cite dans cet ouvrage savant mais accessible Sohrawardi, philosophe mystique Syrien du XIIe siècle, dont les réflexions semblent avoir inspirées les scénaristes de Lost, mais aussi la Bible, le Coran, et de multiples philosophes et romanciers (les Français René Guénon et René Daumal, l’Américain Henry James, etc.). Pour quoi faire ? Comme il est dit en 4e de couverture : « L’auteur démontre que Lost, à mi-chemin du projet tout public et de la narration complexe, en dépassant le clivage historiquement connu du grand récit mystique et de la fiction d’avant-garde, ouvre de plain-pied l’art du XXIe siècle. » Rien que ça.

Fasciné par Lost, Pacôme Thiellement multiplie les exemples édifiants, tisse des liens étonnants entre des textes vieux de plusieurs siècles et la symbolique de la série. On sort de la lecture de Les mêmes yeux que Lost avec un respect immense pour ses scénaristes, soit incroyablement savants, soit involontairement plagiaires des grands textes mystiques. Impossible en tout cas de qualifier Lost de géniale arnaque (ce que j’ai fait moi-même) au terme de cette centaine de pages. On saisi plus clairement, grâce à cet ouvrage, l’ambition de Lost, méta-récit sur la vie dans le monde occidental (merdique, pour dire les choses crument) et la nécessité d’atteindre une certaine sagesse.

Entre les lignes de cet ouvrage apparaît, par touches successives, la richesse de Lost, « produit grand public » qui, autopsié ici, devient une œuvre d’une complexité hallucinante. Morceaux choisis, à remettre en contexte évidemment, mais qui en disent long sur la profondeur de l’analyse de Thiellement :
« Ce que la série montre, c’est le différentiel existentiel que produit l’accord sur les principes métaphysiques qui régissent le récit. »
« Ce manque de confiance dans la victoire des principes transcendants sur l’action brutale, c’est, en creux, le reproche que Lost fait à Twin Peaks dans sa représentation de la télévision comme un medium uniquement capable de représenter la contre-initiation dans le monde de l’âme du capitalisme. »
« Damon Lindelof est lui-même un « scénariste pas défaut », forcé de diriger la série après le départ de Jeffrey Jacob Abrams dès la fin du tournage du pilote. L’attribution du second prénom de J.J. au « gardien de l’île » comme le forçage que représente le rôle de remplaçant de celui-ci découlent très probablement de cette anomalie originelle. Et Damon Lindelof sera même allé chercher, en Carlton Cuse, un homme d’expérience pour l’épauler, un peu comme Hurley, à la fin de la série, demande à Ben de l’aider dans son rôle de « nouveau Jacob. » »

A moins de s’arrêter sur chaque phrase et de revoir la série simultanément, l’analyse de l’auteur de Les mêmes yeux que Lost, comme Lost elle-même, nous échappe parfois — d’autant que Thiellement laisse aisément sa plume s’emporter, s’écartant parfois durablement de la pure analyse de la série pour des considérations herméneutiques. Elle a néanmoins le mérite de raviver notre fascination pour cet œuvre télévisuelle majeure, et de nous replonger dedans avec un regard neuf, non plus seulement motivé par le suspens, le mystère, l’émotion et le génie narratif, mais aussi par le sens profond de Lost, impressionnant syncrétisme mystique. Tous les fans de la série (ceux qui la connaissent mal n’y comprendrons sans doute pas grand-chose) sont chaudement invités à jeter un coup d’œil à ce livre. We have to go back !

 

Les Mêmes Yeux que Lost, de Pacôme Thiellement, publié aux éditions Léo Scheer, 116p. 15 euros.

Image de Une : Lost, ABC/Disney/TF1

7 commentaires pour “Lost au fond des yeux”

  1. […] Ce billet était mentionné sur Twitter par MrSeries, ju, Lopez Jeremie, Kevin D., Cyprien G et des autres. Cyprien G a dit: RT @MrSeries: Un bouquin étonnant et passionnant sur #LOST. Chaudement recommandé https://blog.slate.fr/tetes-de-series/2011/02/14/lost-a … […]

  2. C’est le genre de livres qui existe aux USA de manière très abondante.
    Sopranos, Lost, The Office (yes!), House Md,the Simpsons, BSG, Mad Men…and Philosophy. Chaque série vue sous un angle radicalement différent et ultra passionnant!
    Collection Pop Culture:
    http://www.opencourtbooks.com/categories/pcp.htm
    et trouvable sur amazon.fr. Une vraie mine d’or également..

    http://www.amazon.fr/gp/search/ref=a9_sc_1?rh=i:fr-books-gurupa-us-subtier-tree,k:and+philosophy+pop+culture&keywords=and+philosophy+pop+culture&ie=UTF8&qid=1297689565

  3. Ca a l’air intéressant mais les phrases que vous citez font un peu peur ;-)…

  4. En parlant de Twin Peaks, un autre lien avec une autre serie produite par JJ Abrams – Fringe: entre la reference directe au Dr Jacoby et ses lunettes, on avait carrement Joan Chen au dernier episode.

  5. Mouais. Je ne veux pas relancer le débat sur Lost, ou comment enfumé avec du vide.
    Je suis très sceptique sur ce livre qui cherche à intellectualiser “l’oeuvre” de Lost, alors qu’en regardant bien, il est évident que les scénaristes n’ont créé leur histoire qu’au coup par coup, sans vu d’ensemble. La première saison était vraiment excellente, à mi-chemin entre X-files et Sa majesté des mouches, avec une innovation narrative le flashback. Souvenez-vous dans cette première saison, les flashbacks étaient sporadiques. Dans un premier temps, ils expliquaient aux spectateurs comment les protagonistes étaient embarqués dans cette galère. Puis ils sont venus, par petites touches, approfondir le passé des personnages donnant un début d’explication sur chacun de leurs choix.
    Mais pour les saisons qui suivent… les auteurs se sont perdus en route mettant en évidence que leur concept n’était pas assez développé pour le rendre solide sur la durée. Les flashbacks en sont l’exemple criant : ils se sont systématisés, rendant vide de sens le procédé narratif. De plus, au fur et à mesure, ils venaient contredire les flashbacks précédents. Craignant un essoufflement légitime, les auteurs ont misé sur le flashforward, procédé mal utilisé et qui n’a rien apporté à la narration.
    Il est indéniable qu’il y aura un “avant et un après” Lost, surtout en matière de communication/marketing : les producteurs ont été précurseurs sur l’utilisation à outrance du buzz sur internet.
    Mais ça s’arrête là.
    Si je devais conseiller une série à quelqu’un, pour sa culture sérielle (néologisme?), il me viendra tout de suite à l’esprit : The Shield, Battlestar Galactica, The Sopranos, The Wire, les premières saisons de X-files, Oz.

  6. Completement en desaccord avec Bob.
    La saison 1, tres bonne, est loin d’etre la meilleure. Et Bob n’a visiblement jamais vu la suite. Les flashbacks sont justement transcendes, deconstruits, manipules, utilises, transformes en flashforwards ou autre chose. Du pur genie narratif. Et jamais ils ne se sont contredits au fait.
    Et puis quand on cite Galactica comme exemple, on est mal place pour critiquer Lost – apres 2 saisons excellentes cette serie a sombre : intrigue inventee au jour le jour (de l’aveu meme des scenaristes), resolution incoherente et quasi insultante etc…

  7. Un peu circonspect de tout ce battage autour de Lost. Comme Bob, j’ai longtemps eu la sensation tenace que la série était écrite au jour-le-jour. Le fait que quelqu’un ait fait un pavé pour éclairer toute la série sous l’angle qu’il avait choisi ne signifie rien en soi, on pourrait très bien, avec suffisamment de talent, expliquer dans un livre que Lost est une métaphore de la recette de la tête de veau.
    Ceux qui ont aimé vont continuer à l’interpréter de toutes les façons possibles et imaginable, en lui trouvant toutes les métaphores au 65e degré possible (je vous en veux pas, j’ai fait pareil sur Inception).
    Ceux qui ont détesté continueront à n’y trouver qu’un miroir aux alouettes totalement creux qui ne reflète que ce que l’on veut bien y projeter.
    Et invariablement chaque camp trouvera que l’autre camp est à coté de la plaque.

    Pour moi Lost n’est qu’un immense buzz vide de sens que chaque fan tente de remplir de ses attentes et interprétations car “ça ne peut pas être aussi creux quand même !”. Ben si, malheureusement.
    Vous avez le droit de pas être d’accord.

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