Laisse béton, Renaud

On ne peut plus se suicider en paix. Renaud, le chanteur à la voix suavement crasseuse, le Rimbaud des classes populo, populaires, populistes, aux textes poético-réalistes, le Germinal au foulard rouge et au blouson clouté, ne va pas trop bien. Partout dans les gazettes, ses amis ou prétendus tels, son frère, son ex, pleurnichent à tout-va, en racontant à l’échotier de passage, que s’il continue ainsi, à danser une valse à deux temps, avec sa bouteille de Pastis, il va droit dans le mur. Et de se demander, les mains sur les hanches, le doigt interrogateur apposé sur leurs lèvres perplexes, le cervelet moulinant dans le vide, mais qu’est-ce qu’on peut faire pour l’empêcher de terminer sa course dans une coursive du Père Lachaise ?

 

On pourrait peut-être commencer par lui foutre la paix, non ? Au lieu de créer des bénitiers de pages Facebook,  appelant le chanteur à se ressaisir, le conjurant de mettre un terme à cette funeste comédie avant qu’il ne soit trop tard, l’implorant de penser à ses enfants, à sa petite fille, qui attendent que leur papa retrouve le chemin des écoliers.

Comprennent pas qu’il est comme fatigué, le Renaud. Qu’il n’a plus goût à rien. Ça arrive dans l’existence. De se lever un matin et d’envoyer tout balader. Le cirque des tournées, la prostitution de la promotion, l’obligation de sortir un album tous les deux ans, pour se prouver qu’on n’est pas encore carbonisé, et venir le prouver, en venant se raconter, sur le canapé de chez Drucker, se taper la visite de son instituteur, convoqué pour raconter une anecdote impayable du temps jadis, se bâfrer au beau milieu de l’après-midi d’un cassoulet mijoté par Jean-Pierre Coffe, tout en s’esclaffant aux pirouettes tordantes de Canteloup. Sourire à la ribambelle de fans qui vous clament leur amour avant de vous laisser seul, face à vous-même, dans la solitude glacée d’une chambre d’hôtel de province, à ressasser une vie qui n’a plus de sens.

Il y en a qui mettent les voiles, pagaient jusqu’aux Marquises, pour papoter avec des bonnes sœurs de passage, des alizés à venir, mettant à l’œuvre le principe de base édicté tout au début de Moby Dick :  ” Quand je me sens des plis amers autour de la bouche, quand mon âme est un bruineux et dégoulinant novembre, quand je me surprends arrêté devant une boutique de pompes funèbres ou suivant chaque enterrement que je rencontre, et surtout lorsque mon cafard prend tellement le dessus que je dois me tenir à quatre pour ne pas, délibérément, descendre dans la rue pour y envoyer dinguer les chapeaux des gens, je comprends alors qu’il est grand temps de prendre le large. Ca remplace pour moi le suicide .”

 

Renaud lui a mis le cap sur la Closerie des lilas, pour se cuiter tranquillement, à l’ombre du Luxembourg, papotant avec les fantômes de Fitzgerald et d’Hemingway, au milieu de la faune bon chic bon genre de bourgeoises désœuvrées et d’artistes attirés par le clinquant de l’endroit, où le prix du verre de Sancerre se décline sur ses deux chiffres. Ce qui, pour un chanteur ayant clamé à longueur de textes sa honte et son dégoût de vivre dans une société bouffie d’égoïsme, acclamant la vermine qui amasse de l’or sur le dos de l’ouvrier, constitue, pour le moins, une faute de goût.

Avant de commencer à essayer de le désalcooliser, il faudrait déjà songer à le délocaliser. Dans un rade bien glauque du côté de Bagnolet ou de Malakoff, avec vue imprenable sur le périph, où le tavernier sert des pastis à la pression à des consommateurs revenus de tout, claquant le reste de leurs économies à coup de Rapidos, gueulant contre le système qui se fout de leur gueule, fumant de colère contre les politicards, les richards de banquiers, les pleurnichards de footballeurs, et les tricards de la télé. Des bistrots qui sentent bon la sueur de l’ouvrier, le désespoir des classes laborieuses et la fatigue du cadre moyen, licencié économique depuis des années, enraciné à son tabouret, occupé à rêver à des Amériques qui n’existent plus ou alors seulement dans les livres d’enfants.

 

Renaud n’est pas en train de mourir, il a seulement ouvert les yeux. Mis ses pas dans ceux de Fitzgerald et de Malcolm Lowry, en  comprenant enfin  que ”  toute vie est un processus de démolition “, et découvrant la vérité ultime de l’alcoolique qui proclame que ” quand je ne bois pas, c’est le monde que je ne supporte pas, et quand j’ai bu c’est le monde qui ne me supporte pas “. Renaud est parti en vacances pour une durée indéterminée. Peut-être ne reviendra-t-il jamais. Mais qu’on le laisse au moins aller, tranquille, au bout de sa descente en enfer, à la fin de son voyage au bout de la nuit, au terminal de ces nuits sans aube qui surprennent les paumés du petit matin, dans la blancheur grisâtre d’un ciel d’enterrement, tellement insupportable à contempler, que mieux vaut s’en servir un dernier, et puis encore un dernier, pour se supporter encore un peu, juste assez pour ne pas terminer toute de suite la partie engagée avec ses merveilleux démons.

Mais non. Les braves gens qui dégoulinent toujours de bons sentiments, ne supportent jamais de voir l’un des leurs, surtout une célèbrité parce que le voisin ma foi…, sombrer sans donner l’impression de se battre. Même si les ennemis ne sont que des moulins à vent. S’éteindre à petit feu, en glougloutant un alcool jaune pisseux, c’est-y pas malheureux tout de même. Alors ils s’assoient à ses côtés et viennent l’emmerder en le sermonnant, ”  écoute, c’est un ami qui te parles là. Si tu continues de la sorte, je te le dis avec toute l’honnêteté dont je suis capable, au nom de notre amitié, tu y vas tout droit. Je sais ce que c’est. Mon paternel est mort d’une cirrhose du foie. Il avait cinquante berges et je te jure, à la fin, il était pas beau à voir. ” 

Hughes Auffray, du haut de ses 82 printemps, s’est même offert de lui organiser une petite tournée rédemptrice. Avec lui pour assurer, la première partie.

Du coup, Renaud, a décidé de passer à la vitesse supérieure. Il s’est mis au mescal.

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Rien à cirer de la Syrie

Visiblement, au palmarès de nos indignations toujours sélectives, ces derniers temps, la Syrie n’a pas la côte. Reléguée dans les profondeurs du classement, avec comme compagnon d’infortune, le Darfour, le Turkménistan ou la Birmanie, son sort ne nous émeut guère et ne suscite en nous qu’une vague réprobation, un bref haussement d’épaules, suivi d’un morne soupir de dépit, conclu par une moue sceptique.

Quand je dis nous, je tiens à préciser que je ne m’inclus d’aucune façon dans ce putassier de pronom générique. Non pas que devant le massacre organisé de sa population par les chars d’Assad, je sois là à suffoquer d’indignation, à vitupérer contre l’égoïsme des puissances occidentales plus soucieuses de se préoccuper du sort d’une pièce de monnaie que de sauver un peuple à l’agonie. Non, tout au contraire, je me dois d’avouer en toute franchise, qu’en tant qu’enfant de ce siècle, enfant gâté, bouffi d’individualisme forcené, petit homme ivre de sa propre insignifiance, saturé de misanthropie cynique, divorcé de l’histoire, divorcé de l’idée même de l’histoire, le sort de la ville d’Hama m’indiffère totalement.

La vue des chars vomissant leurs obus sur la vieille cité ne m’empêche pas de ronfler, les images de civils fauchés par des balles orphelines ne gênent en rien mes heures passées sur ma terrassee à mater la voisine d’à coté occupée à bichonner ses hortensias, les commentaires de journalistes affolés décrivant l’enfer d’une ville livrée à des hordes sauvages et barbares ne m’interdit en rien de me demander ce que vaut vraiment Javier Pastore, la future idole du Parc. C’est ainsi.

Je me dois de rajouter que j’affichais la même tranquille et insupportable indifférence face au massacre perpétré en Libye, en Égypte ou en Papouasie Nouvelle Guinée. Notez que j’ai pleinement conscience de l’horreur de ma sotte et stupide et vaine et égoïste et égotiste vision du monde, que j’en frisonne parfois de dégout sans pour autant que j’en sois réduit à me fouetter le cœur pour qu’il sorte de sa torpeur criminelle. R9H2W-PBM7R-GFFM7-J8GJX-9Q93X. Non, non ce n’est pas un code kabbalistique à destination de la section du mossad du quatorzième arrondissement, c’est juste la clé de produit de la licence d’évaluation de 60 jours de Microsoft Office 2010 que j’essaye d’installer depuis des jours maintenant et que j’inscris ici pour ne pas l’oublier. En vain. Je tombe à chaque fois sur un message qui me dit je sais plus quoi, enfin bref, que je me suis égaré et qu’il faut recommencer toute la procédure. Comme quoi, MOI AUSSI, j’ai des soucis. Pour l’instant tout va bien, j’en suis à 26% du processus d’installation. Je ferme la parenthèse que j’avais oublié d’ouvrir.

Peut-être est ce là le traumatisme de l’Histoire qui m’amène à réagir ainsi, qu’issu d’un peuple qui ayant été mis au rebut de l’humanité au simple motif qu’il était, et ce dans le plus assourdissant des silences, j’en suis réduit à me dire à chacun son tour, que vogue le navire, ainsi va la mort.

Même si précisément, pour la même raison que j’appartiens a un peuple qui trop souffert de mourir d’indifférence, je devrais bien au contraire, sitôt qu’on ose toucher au cheveu d’un enfant innocent, m’offusquer à m’en fendre l’âme et tout tenter pour que cessent enfin ces insupportables carnages. Et pourtant non. Je n’y arrive pas.

Peut-être parce qu’adolescent, jeune homme, jeune adulte, me suis-je trop consumé dans les pages d’Au dessous du volcan de Malcolm Lowry, le dernier grand roman occidental qui a été composé ici, à quelques kilomètres de l’endroit où j’écris ces lignes, à Dollarton, juste en face du port de Vancouver où oui je sais l’on chante des souvenirs amers et où les gens de la nuit sont toujours là quand il faut . Tu veux la vidéo? Voilà la vidéo de la chanson de Sanson. ( 46% pour office 2010. Ca va le faire, je le sens)

Et plus encore dans ce chapitre dix où le consul, entre deux lampées goulues de mescal, s’en prend à son demi frère, engagé auprès des républicains lors de la Guerre d’Espagne : «  Ne vois-tu donc pas qu’il y a comme un déterminisme qui pèse sur le destin des nations? Toutes me paraissent avoir le sort qu’elles méritent à la longue, non? Avant c’était cette pauvre petite Éthiopie sans défense. Avant encore, cette petite Flandre sans défense. Sans oublier naturellement ce pauvre petit Congo belge sans défense? Demain viendra le tour de cette pauvre petite Lettonie sans défense. Ou de la Finlande. Pourquoi pas la Russie? Lis donc l’histoire. Remonte mille ans en arrière. Quelle stupidité de prétendre intervenir dans son absurdité! C’est une barranca engorgée de détritus, un ravin sinueux courant à travers les siècles pour finir à sec. A quoi donc a servi l’héroïque résistance de tout ces pauvres petits peuples sans défense d’ailleurs cyniquement mis dans l’incapacité de se défendre pour des motifs criminels… La rationalisation collective des motifs, voilà la malhonneté. La justification du petit désir pathologique banal, de la volonté de se mêler de tout, qui une fois sur deux n’est qu’une passion de la fatalité. Une résignation, une soumission grotesque à la résignation des choses qui permet à chacun de se sentir flatteusement anobli ou justifié. Est-ce qu’on ne pourrait pas enfin foutre la paix aux gens? D’ailleurs il ne peut pas ne pas y avoir de catastrophes, sinon les mêle-tout en question seraient obligés de rentrer chez eux s’occuper de leurs propres responsabilités ».( Traduction de Jacques Darras. Grasset).

(Nouvel échec. Stop. Bill Gates m’a dans le collimateur. Stop. Fuck Microsoft.Stop. Je renonce.)

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