Mes disques de l’année

Les fins d’années n’en finissent jamais d’en finir avec leurs fins qui n’en finissent pas d’en finir et d’en finir encore, agonie de jours que chacun d’entre nous a l’obligation d’aborder une plume dans le cul et le sourire aux lèvres. Un sourire de circonstance dicté par l’air du temps qui exige, réclame, somme le couillon de service que nous feignons croire être toujours le voisin d’à côté, de se tenir à carreaux durant une quinzaine pendant laquelle la valse accélérée du monde se fige, le temps suspend son vol, tout le beau monde, invité à fraterniser, la main sur le cœur, rivalise de sottes amabilités convenues juste avant de reprendre les hostilités.

Le temps béni des cadeaux inutiles, des embrassades forcées, des souhaits prononcés mais jamais vraiment pensés, du bilan amer de nos vies qui, dans le chas d’une année, se sont encore un peu plus effilochées, de nos espérances défuntes, du carrousel de nos promesses non tenues qui nous rendent encore un peu plus mélancoliques et amers devant ces armées d’années damnées qui passent, passent, sans que jamais rien ne change, sans que nos vies n’empruntent d’autres trajectoires que celles de nous rapprocher toujours plus près des portes des chapelles de nos sinistres et paisibles cimetières, tout en continuant à ruminer des existences médiocres qu’il nous faut mettre entre parenthèses, le temps de se consoler, à l’ombre d’un sapin de Noël ou d’une Menorah, en tentant de donner le change, quand bien même le cœur serait plus prompt à vomir des pensées funèbres, et que l’âme en berne vrombirait plus volontiers des chants lugubres murmurés dans la solitude glacée du caveau de nos espoirs éteints.

 

C’est aussi le temps où, dans les journaux vides comme des urnes funéraires délaissées à des fossoyeurs désoeuvrés, on dresse la liste imbécile des cents meilleurs livres, des cents meilleurs disques, des cents meilleurs films, toute cette ribambelle de palmarès qu’on est condamné à ingurgiter pour pouvoir fanfaronner le soir du réveillon lorsque les bulles de champagne aidant, nos langues volubiles déclineront nos coups de cœur qui ne seront que des coups d’épée dans l’eau mais qu’importe, l’heure sera à la fête, nos esprits prendront plaisir à robinsonner, nos yeux s’amuseront à papillonner, nos papilles se régaleront de tranches de saumons carbonisés et de foie gras flasques et mous comme des cervelles de babouins.

Donc, avant mes livres de l’année et mes films de l’année, mes disques de l’année :

If you’re feeling sinister de Belle and Sebastian : personne n’aurait parié un kopek sur cette bande de troubadours écossais chantant dans des églises des comptines d’autrefois. Et pourtant en dix chansons impeccables, dix petites merveilles de ritournelles pop, dix mélodies intemporelles qui déclinent des vies compliquées aux sentiments contrastés, Belle and Sebastian a signé là l’album le plus abouti de l’année voire de la décennie. D’ores et déjà un classique. (Jeepster Records. 72 francs)

“Vauxhall and I” de Morrissey : On s’était résigné à n’aimer Morrissey que d’un amour posthume en évoquant le temps radieux où avec Johnny Marr il ensorcelait le monde à coups de chansons et de refrains inoubliables qui auront rythmé toutes nos années d’adolescence. Avec son dernier opus, Momo a retrouvé la grâce des albums des Smiths. Aérien, inspiré, léger, l’album vole de chansons en chansons qui claquent comme des hymnes à une vie presque radieuse où Morrissey, sûr de sa voix et toujours aussi à l’aise pour parler de lui, semble avoir enfin trouvé sa place. Celle d’un chanteur toujours aussi détaché des réalités du quotidien et qui confie, sans fioriture, sa difficulté à s’assumer dans un monde qui ne l’intéresse pas plus que cela.  (Parlophone. 66 Francs)

Amsterdam de Jacques Brel : Indubitablement la claque de l’année. L’on savait Brel déjà capable de tout, prompt à flinguer dans le même mouvement le curé et le bourgeois, les gens assis et les adultes rassis mais on ne s’attendait pas à une telle violence, à un tel déferlement de sentiments crachés avec la rage désespérée d’un chanteur qui nous postillonne à la gueule la vie de ces marins revenus de tout, et qui, grandiloquents dans leur désespérance, se suicident le temps d’une chanson incandescente, avec ce gémissement d’accordéons allant crescendo jusqu’à l’apothéose finale. Un véritable morceau de bravoure qui en  trois minutes fracasse et balaye tous les codes installés de la chanson populaire et installe à jamais Brel comme notre poète le plus accompli depuis Villon. (Barclay. 24 francs)

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