Raisons de la pure critique

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La publication de Rock critics, une copieuse anthologie de la critique rock française, offre l’occasion d’un retour en arrière mais aussi d’un bilan de santé (précaire) de la littérature musicale hexagonale actuelle.

On croit souvent qu’une anthologie sert à se replonger dans les grands moments d’un genre. Pas seulement : en lire une, c’est aussi prendre à la fois la mesure de ce qui manque et de ce qui s’est perdu. A la lecture de Rock critics, deuxième essai compilatoire (1) de la littérature rock française que viennent de tenter les éditions Don Quichotte, on se désolera dans un premier temps de quelques absences fâcheuses (oublis ou refus des intéressés?), dont celles de piliers des Inrockuptibles mensuels comme JD Beauvallet et Gilles Tordjman (un texte sublime de ce dernier sur Tim Buckley, notamment, n’aurait pas déparé dans l’ensemble).

Dans un deuxième temps, on se délectera de quelques pépites: un article superbe de Philippe Garnier sur un sujet aussi banal et récurrent que «le dernier Stones», un éloge furieux du colonel Parker par Bayon, une interview au long cours de Brian Wilson — période has been — par Michka Assayas ou encore une réjouissante analyse philosophico-morale d’AC/DC (« pas juste un groupe à riffs, mais un groupe à riffs justes ») par Arnaud Viviant. Une fois établi le décompte des absences et des présences, on pourra revenir à l’étymologie du mot anthologie, anthologeo, «cueillir des fleurs»; ou plutôt se servir de celles-ci, d’une certaine façon, pour fleurir une chambre d’hôpital. Celle d’une critique rock française qui, comme en témoigne par exemple ce texte curieux et anonyme publié l’an passé sur le site des Inrockuptibles, semble ne plus trop savoir comment porter la plume dans le couplet.

Ce bilan de santé est une affaire, forcément, de chiffres et de lettres, et les premiers, comme souvent quand il s’agit de presse, ont l’allure d’une plongée aux abysses. Comme le rappelle le journaliste Denis Roulleau dans l’introduction du livre, le second couteau de la critique rock française, Best, vendait 200.000 exemplaires par mois en 1980 ; aujourd’hui, Rock’n’Folk et Les Inrockuptibles tirent à 68.000 exemplaires environ respectivement par mois et par semaine, pour une diffusion payée inférieure d’un bon tiers. Autre chiffre à calculer pour jouer à se faire peur, celui du nombre de feuillets abattus par plusieurs des articles de ce recueil (quarante pour le plus long, une interview des Stones par Bruno Blum dans Best), et le comparer à celui d’articles actuels. Sans surprise, en comparaison, la presse musicale actuelle a suivi l’évolution des autres publications : au plus court.

Au-delà de ces petits jeux comptables, reste le retour aux textes – sachant qu’on sera bien en peine de démêler la poule de l’oeuf : qui, de la baisse de qualité des textes, du raccourcissement des articles et de la diminution de la diffusion, est arrivé en premier ? A la lecture de Rock critics, plusieurs traits frappent en tout cas comme des secrets trop souvent égarés : une science du pas de côté, du coup de dé, de la règle du je. Prenez Patrick Eudeline qui, dans un texte sur les Sex Pistols, balance en 1977 : «La garage-scène new-yorkaise avec ses pauvres Ramones ou les étudiants de Talking Heads et Television est bien larguée». Le genre de jugement qui fait rigoler aujourd’hui quand on réécoute Fear of Music ou Marquee Moon, mais constitue aussi une prise de risque qu’on ne voit plus trop à l’heure où les critiques musicaux ne cherchent qu’à satisfaire toutes les niches et publics pop sans les mettre en rapport, quitte à faire le grand écart des chroniques élogieuses entre Carla Bruni et Animal Collective. Comme si la critique musicale était définitivement «horizontale» par opposition à une critique de cinéma «verticale», attachée encore à hiérarchiser et mettre en perspective la qualité des oeuvres : il est inimaginable de voir en France autour d’un disque une controverse critique semblable à celle ayant entouré la Palme d’or du dernier Festival de Cannes, Uncle Bonmee who can recall his past lives d’Apichatpong Weerasethakul.

Voyez, ensuite, Arnaud Viviant qui analyse AC/DC à coups de Nietszche, Heidegger ou Chomsky : intellectualisme, prétention? Non, simplement l’idée de s’emparer d’un objet apparemment éloigné de la ligne éditoriale de son journal (Les Inrockuptibles, en l’occurrence) puis d’écrire dessus en dansant sur cette ligne – et non de la franchir pour aller se vautrer dans la critique complaisante à l’égard d’un objet grand public, comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui dans la presse, recherche d’audience à tout prix oblige.

Relisez, enfin, le texte de Garnier sur les Stones pour voir comment parler à la première personne sans tomber dans le tout à l’ego ou le clin d’oeil lourdingue et faussement copain au lecteur : «La première fois que je me suis mis à vraiment écouter les Stones, c’était déjà “trop tard”. C’était la première fois que L. m’amenait chez lui. Sa chambre était minuscule et il couchait dans un lit Empire trop petit pour lui ; tout y fleurait la vieille France et le bon goût. Mais il y avait cette pile de 45 tours… Et il se levait tard, parce que la nuit il écoutait les radios-pirates ; c’était vraiment le seul avantage de vivre en Normandie ». En quelques lignes, une esthétique du souvenir personnel bien plus brillante que la plupart des pseudo-reportages «gonzo» qui pullulent aujourd’hui, et consistent généralement à comparer la qualité des différents alcools de l’espace VIP d’une salle de concert. A surjouer la coolitude alors que, au fond, le critique rock reste le type qui tient la chandelle entre un lecteur et un disque. «The only true currency in this bankrupt world is what we share with someone else when we’re uncool»: ces mots attribués à Lester Bangs dans le film Presque célèbre datent des années 70 et restent plus valables que jamais dans un monde des médias bien bankrupt.

On arrêtera là les exemples: chacun pourra trouver dans cet intéressant et inégal (bref, une anthologie) Rock critics ses quatre ou cinq os critiques et stylistiques à ronger – et tant pis si cela fait exhumation ou adoration de vieux squelettes. Bien sûr, on se souviendra que l’époque compilée dans ce livre n’avait pas que des avantages du point de vue de la critique musicale (les sources d’information se sont depuis multipliées, diversifiées, démocratisées avec les blogs musicaux) ; on dira que cette nostalgie d’un âge d’or supposé de la presse musicale est un peu réac et que, plutôt que se replonger dans l’ancien testament, on ferait mieux de tenter d’inventer le nouveau, quand bien même il passerait par 140 caractères ou deux chiffres et une virgule. On aura raison, bien sûr, mais on ne pourra s’empêcher de penser, le stylo ou le clavier à la main, à cette phrase de Philippe Garnier, encore lui, en chute d’un article sur les scènes punks de Cleveland et Boston : «Il est grand temps de commencer à faire, en moins bien, ce qui nous a toujours plu».

Jean-Marie Pottier

Rock critics, préface de Pierre Lescure, présentation de Denis Roulleau, éditions Don Quichotte, 500 pages.

(1) Gilles Verlant avait compilé il y a dix ans des textes parus entre 1960 et 1975 dans un livre appelé Le Rock et la plume (éditions Hors Collection) dont le deuxième volume, pourtant prévu, n’est à notre connaissance jamais paru.

Photo: Flick CC by sashafatcat

4 commentaires pour “Raisons de la pure critique”

  1. […] Ce billet était mentionné sur Twitter par Jean-Marie Pottier, Branche ton Sonotone et Laurent S, Boris Bastide. Boris Bastide a dit: RT @jmpottier: [Slate] Pourquoi la critique rock française devrait regarder plus souvent en arrière http://bit.ly/d3rqk0 […]

  2. Les inrocks c’est de la déguelasserie hebdomadaire pour faux intellectuel aux doigts trop longs.
    La liberté de la presse ne devrait pas autoriser la publication d’une telle nullité.

  3. d’accord avec vous. d’ailleurs certains continuent ou se lancent, et pas sûr que ce soit en moins bien qu’avant. mais je vous conseille de regarder du côté des fanzines rock et pas de la presse fatiguée : je m’éclate à la lecture de Pigeon Electrique. et tant pis si on n’y parle pas du programme TV ou de recettes de cuisine !

  4. Excuse my french but, This post makes my mind spin at the speed of dark.

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