Raisons de la pure critique

disques

La publication de Rock critics, une copieuse anthologie de la critique rock française, offre l’occasion d’un retour en arrière mais aussi d’un bilan de santé (précaire) de la littérature musicale hexagonale actuelle.

On croit souvent qu’une anthologie sert à se replonger dans les grands moments d’un genre. Pas seulement : en lire une, c’est aussi prendre à la fois la mesure de ce qui manque et de ce qui s’est perdu. A la lecture de Rock critics, deuxième essai compilatoire (1) de la littérature rock française que viennent de tenter les éditions Don Quichotte, on se désolera dans un premier temps de quelques absences fâcheuses (oublis ou refus des intéressés?), dont celles de piliers des Inrockuptibles mensuels comme JD Beauvallet et Gilles Tordjman (un texte sublime de ce dernier sur Tim Buckley, notamment, n’aurait pas déparé dans l’ensemble).

Dans un deuxième temps, on se délectera de quelques pépites: un article superbe de Philippe Garnier sur un sujet aussi banal et récurrent que «le dernier Stones», un éloge furieux du colonel Parker par Bayon, une interview au long cours de Brian Wilson — période has been — par Michka Assayas ou encore une réjouissante analyse philosophico-morale d’AC/DC (« pas juste un groupe à riffs, mais un groupe à riffs justes ») par Arnaud Viviant. Une fois établi le décompte des absences et des présences, on pourra revenir à l’étymologie du mot anthologie, anthologeo, «cueillir des fleurs»; ou plutôt se servir de celles-ci, d’une certaine façon, pour fleurir une chambre d’hôpital. Celle d’une critique rock française qui, comme en témoigne par exemple ce texte curieux et anonyme publié l’an passé sur le site des Inrockuptibles, semble ne plus trop savoir comment porter la plume dans le couplet.

Ce bilan de santé est une affaire, forcément, de chiffres et de lettres, et les premiers, comme souvent quand il s’agit de presse, ont l’allure d’une plongée aux abysses. Comme le rappelle le journaliste Denis Roulleau dans l’introduction du livre, le second couteau de la critique rock française, Best, vendait 200.000 exemplaires par mois en 1980 ; aujourd’hui, Rock’n’Folk et Les Inrockuptibles tirent à 68.000 exemplaires environ respectivement par mois et par semaine, pour une diffusion payée inférieure d’un bon tiers. Autre chiffre à calculer pour jouer à se faire peur, celui du nombre de feuillets abattus par plusieurs des articles de ce recueil (quarante pour le plus long, une interview des Stones par Bruno Blum dans Best), et le comparer à celui d’articles actuels. Sans surprise, en comparaison, la presse musicale actuelle a suivi l’évolution des autres publications : au plus court.

Au-delà de ces petits jeux comptables, reste le retour aux textes – sachant qu’on sera bien en peine de démêler la poule de l’oeuf : qui, de la baisse de qualité des textes, du raccourcissement des articles et de la diminution de la diffusion, est arrivé en premier ? A la lecture de Rock critics, plusieurs traits frappent en tout cas comme des secrets trop souvent égarés : une science du pas de côté, du coup de dé, de la règle du je. Prenez Patrick Eudeline qui, dans un texte sur les Sex Pistols, balance en 1977 : «La garage-scène new-yorkaise avec ses pauvres Ramones ou les étudiants de Talking Heads et Television est bien larguée». Le genre de jugement qui fait rigoler aujourd’hui quand on réécoute Fear of Music ou Marquee Moon, mais constitue aussi une prise de risque qu’on ne voit plus trop à l’heure où les critiques musicaux ne cherchent qu’à satisfaire toutes les niches et publics pop sans les mettre en rapport, quitte à faire le grand écart des chroniques élogieuses entre Carla Bruni et Animal Collective. Comme si la critique musicale était définitivement «horizontale» par opposition à une critique de cinéma «verticale», attachée encore à hiérarchiser et mettre en perspective la qualité des oeuvres : il est inimaginable de voir en France autour d’un disque une controverse critique semblable à celle ayant entouré la Palme d’or du dernier Festival de Cannes, Uncle Bonmee who can recall his past lives d’Apichatpong Weerasethakul.

Voyez, ensuite, Arnaud Viviant qui analyse AC/DC à coups de Nietszche, Heidegger ou Chomsky : intellectualisme, prétention? Non, simplement l’idée de s’emparer d’un objet apparemment éloigné de la ligne éditoriale de son journal (Les Inrockuptibles, en l’occurrence) puis d’écrire dessus en dansant sur cette ligne – et non de la franchir pour aller se vautrer dans la critique complaisante à l’égard d’un objet grand public, comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui dans la presse, recherche d’audience à tout prix oblige.

Relisez, enfin, le texte de Garnier sur les Stones pour voir comment parler à la première personne sans tomber dans le tout à l’ego ou le clin d’oeil lourdingue et faussement copain au lecteur : «La première fois que je me suis mis à vraiment écouter les Stones, c’était déjà “trop tard”. C’était la première fois que L. m’amenait chez lui. Sa chambre était minuscule et il couchait dans un lit Empire trop petit pour lui ; tout y fleurait la vieille France et le bon goût. Mais il y avait cette pile de 45 tours… Et il se levait tard, parce que la nuit il écoutait les radios-pirates ; c’était vraiment le seul avantage de vivre en Normandie ». En quelques lignes, une esthétique du souvenir personnel bien plus brillante que la plupart des pseudo-reportages «gonzo» qui pullulent aujourd’hui, et consistent généralement à comparer la qualité des différents alcools de l’espace VIP d’une salle de concert. A surjouer la coolitude alors que, au fond, le critique rock reste le type qui tient la chandelle entre un lecteur et un disque. «The only true currency in this bankrupt world is what we share with someone else when we’re uncool»: ces mots attribués à Lester Bangs dans le film Presque célèbre datent des années 70 et restent plus valables que jamais dans un monde des médias bien bankrupt.

On arrêtera là les exemples: chacun pourra trouver dans cet intéressant et inégal (bref, une anthologie) Rock critics ses quatre ou cinq os critiques et stylistiques à ronger – et tant pis si cela fait exhumation ou adoration de vieux squelettes. Bien sûr, on se souviendra que l’époque compilée dans ce livre n’avait pas que des avantages du point de vue de la critique musicale (les sources d’information se sont depuis multipliées, diversifiées, démocratisées avec les blogs musicaux) ; on dira que cette nostalgie d’un âge d’or supposé de la presse musicale est un peu réac et que, plutôt que se replonger dans l’ancien testament, on ferait mieux de tenter d’inventer le nouveau, quand bien même il passerait par 140 caractères ou deux chiffres et une virgule. On aura raison, bien sûr, mais on ne pourra s’empêcher de penser, le stylo ou le clavier à la main, à cette phrase de Philippe Garnier, encore lui, en chute d’un article sur les scènes punks de Cleveland et Boston : «Il est grand temps de commencer à faire, en moins bien, ce qui nous a toujours plu».

Jean-Marie Pottier

Rock critics, préface de Pierre Lescure, présentation de Denis Roulleau, éditions Don Quichotte, 500 pages.

(1) Gilles Verlant avait compilé il y a dix ans des textes parus entre 1960 et 1975 dans un livre appelé Le Rock et la plume (éditions Hors Collection) dont le deuxième volume, pourtant prévu, n’est à notre connaissance jamais paru.

Photo: Flick CC by sashafatcat

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Alex Chilton, étoile fuyante

Ce qu’un ouragan n’avait pas réussi, une peine de coeur l’a fait. Cinq ans après avoir été brièvement porté disparu lors du passage de Katrina sur la Louisiane, Alex Chilton est mort le 17 mars à la Nouvelle-Orléans, a priori d’un arrêt cardiaque. Dix jours après le suicide de Mark Linkous de Sparklehorse disparaît un autre songwriter cabossé d’exception, dont, en quarante ans de carrière, l’image se sera reflétée, de manière oblique et intermittente, dans celles d’autres figures cultes du rock comme Brian Wilson (le génie mélodique carbonisé) ou Scott Walker (l’idole précoce reconvertie le long d’une seconde carrière féconde).

Alex Chilton, Bowery 1977 - A la sortie du CBGB. ©GODLISAu départ, pourtant, il y a un simple petit tube qui, aujourd’hui encore, passe comme une lettre à la poste: «The Letter», récemment réexhumé par le juke-box nostalgique Good Morning England, comme une carte postale des sixties redoutablement efficace, du genre à passer en boucle sur les radios adult-rock. Dans cette usine à tubes qu’est l’année 1967, Alex Chilton a alors à peine seize ans et sa plus grande réussite, qu’il chante d’une voix étonnamment grave (sa fragilité attendra la suite de sa carrière pour ressortir), est l’oeuvre d’un musicien country du nom de Wayne Carson Thompson. Lui et ses comparses sont bien habillés, le cheveu long mais bien coiffé sur les photos, et chantent, aidés de musiciens de studio, des compositions écrites par d’autres. Il n’a pas encore trouvé sa voix.

Pour cela, il faudra rompre avec les Box Tops pour repartir, quatre ans plus tard, d’un autre studio de Memphis, Ardent, avec trois musiciens du cru, Jody Stephens, Andy Hummel et Chris Bell. En ce dernier, Chilton a trouvé son McCartney — lui plus torturé, l’autre plus mélodieux. Fragilisant sa voix, s’autorisant des aigus, faisant sonner davantage sa guitare, Chilton codifie sous l’intitulé mercantile de Big Star (le nom d’une chaîne de supermarchés du Sud-Est des Etats-Unis) une quasi-marque déposée, la power-pop. Ce genre que les Américains résument parfois sous l’expression hard-jangle, avec ses guitares carillonnantes et tranchantes, accouplant les Byrds aux Who, les Etats-Unis à l’Angleterre. Dès son premier disque, #1 Record (1972), Big Star résume pourtant le style autant qu’il le dépasse : les fondations sont solides, les titres charpentés, mais le groupe est déjà sur un fil, à l’image de ces petits miracles de slows instables que sont “The Ballad of El Goodo” et “Thirteen”. Le disque est une réussite critique mais un ratage commercial et Chris Bell, le second couteau très bien affûté, claque la porte pour aller poursuivre une carrière solo qui le conduira à un accident de voiture mortel, en décembre 1978, et à un disque posthume culte, I Am the Cosmos.

Sous sa célèbre pochette signée du photographe William Eggleston, Radio City, qui suit en 1974, creuse les mêmes sillons (Bell en avait ébauché les fondations avant de partir), affine la formule jusqu’à parvenir au single parfait, «September Gurls». Toute la power-pop résumée en une formule, filles et automne, jeunesse et mélancolie, trois minutes derrière lesquelles s’échineront à courir les groupes de la vague power-pop du tournant des 80’s (le R.E.M. des débuts, The Bongos, The dB’s…) et certains mélodistes radieux des 90’s (Teenage FanClub, Wilco). Pour paraphraser ce que disait Brian Eno du Velvet Underground, peu de gens ont acheté les deux premiers disques de Big Star, mais chacun d’entre eux a composé des tubes.

A sa façon, Big Star est d’ailleurs un autre Velvet Underground, assemblage de musiciens qui se délite peu à peu, orchestre alternant ballades et rock aiguisé, groupe pour songwriters plus que pour auditeurs. Comme le Velvet en son temps, Big Star perd alors un membre par album, et c’est cette fois-ci Andy Hummel qui part après l’échec commercial de Radio City, pauvrement promu et distribué par Stax, le légendaire label soul du groupe. Comme le Velvet Underground en son temps, Big Star sort alors son meilleur album avec le troisième, Third/Sister Lovers, son boulevard du crépuscule. Un chef d’oeuvre édité au compte-gouttes sous au moins trois ou quatre versions différentes et un titre doublement jumeau (Chilton et Stephens sortaient à l’époque avec deux jumelles, Lesa et Holiday Aldridge).

Une oeuvre bringuebalante sans grand équivalent dans l’histoire de la musique pop, si ce n’est peut-être, justement, l’album à la banane du Velvet, et qui s’avère la traduction musicale la plus juste jamais opérée de cette phrase de Rainer Maria Rilke: «La beauté est le commencement de la terreur que nous pouvons supporter». L’apparente joliesse du disque (pochette glamour, élégants arrangements de cordes, piano signé du grand producteur Jim Dickinson, choeurs soul), sa beauté lyrique de musique ds chambre opiacée («Stroke It Noel»), tout cela s’efface en un espace titubant, au bord de l’évanouissement, fait de ballades noyées au fond d’un verre d’alcool, jusqu’aux métaphores les plus noires («You’re a wasted face/You’re a sad-eyed lie/You’re a holocaust»).

En sept ans, Chilton est parvenu à l’exact inverse de l’artisanat pop triomphant des Box Tops. Effrayé par ce sublime suicide commercial, les labels contactés refusent de publier le disque, perdu pendant quatre ans, et qui ne sortira pour la première fois qu’en 1978.

Alex Chilton prépare alors déjà la sortie de son premier album solo, Like Flies On Sherbert, qualifié par un critique du site Allmusic de «prétendant sérieux au titre de plus mauvais disque de l’histoire». Après trois années passées à planter les graines d’un culte persistant («Ce n’est pas comme si j’étais une big star qu’on remarque tout le temps, mais on me reconnaît», lâchait-il avec humour en 2000 dans une interview à Rolling Stone), le voilà parti pour trente ans d’une carrière erratique. Trois décennies d’une discographie cubiste, ignorée aux Etats-Unis, un peu plus remarquée, grâce au label New Rose, en France, terre d’accueil des poètes maudits du rock américain : «Alex Chilton s’avance sur la petite scène du Rex-Club, armé de sa guitare. Sa maigreur est celle du type qui, pendant des années, a porté une charge trop lourde pour lui ; son pâle sourire est celui d’un fataliste. Il joue son dernier disque – qui est bon, sans plus. Et on a envie d’aller lui serrer la main», écrivait d’ailleurs en 1990 le critique François Gorin dans son fondamental Sur le rock.

De 1975 à 2010, le long de sa troisième vie, Alex Chilton, c’était un inventaire à la Prévert. Des reprises en pagaille, de sa part, ou de celle des autres — Yo La Tengo, les encyclopédistes les plus sûrs du rock américain, en ont ainsi signé une superbe de «Take Care». Des collaborations classes avec les Cramps, Richard Lloyd de Television ou Alan Vega. Des disques solos déglingués, regroupés dans des compilations comme Lost Decade ou Top 30. Des pas de côté, comme ces quelques mois passés à faire la plonge dans un restaurant de la Nouvelle-Orléans pour vivre. Des poules aux oeufs d’or (la reprise de «September Gurls» par les Bangles, sur le multi-platiné Different Light) ou de plomb (l’utilisation pour une bouchée de pain de “In The Street” en générique de la série That 70s Show, inspirant à Chilton ce commentaire: «On aurait dû appeler cela That 70 Dollars Show»).

Un instant de nostalgie, avec la reformation des Box Tops et de Big Star et un quatrième album anecdotique. Un coffret enfin l’an dernier, comme un embaumement avant l’heure. Une carrière qui ne ressemble à rien, en tout cas sûrement pas à une carrière. A l’heure où «indie» ou «culte» sont devenus des étiquettes comme les autres pour vendre du rock banal ou des vieilleries vieillies, il est bon de rappeler à quel point le sens le plus noble de ces mots a été résumé par le parcours d’Alex Chilton, celui d’un type parti d’une célébrité presque anonyme pour aboutir à une solitude très peuplée («Children by the million sing for Alex Chilton when he comes ’round», clamaient les Replacements). Aussi bien de son propre fantôme que des rêves des autres.

Jean-Marie Pottier

Photo: Alex Chilton à la sortie du CBGB, en 1977. © GODLIS

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La mort de la nouvelle chanson française

C’est le petit jeu Google de cette rentrée musicale 2010 : compter le nombre de chroniques de La Reproduction d’Arnaud Fleurent-Didier qui font référence à Vincent Delerm, soit pour les rapprocher (à tort, mille fois), soit pour les opposer. Le même exercice fonctionne aussi pour La Superbe, le double album de Benjamin Biolay paru à l’automne, et Bénabar, mais avec cette fois-ci un lien sans ambiguïté, les propos peu amènes du premier sur le second. Au-delà, La Reproduction et La Superbe partagent deux autres points communs: ils attaquent la nouvelle chanson française avec ses propres armes mais sont, comme le veut la novlangue critique, “déceptifs”, décevants en bien, le Biolay parce qu’évidemment trop long et vite réductible à une très grosse poignée de splendeurs (“La Superbe”, “15 Août”, “Si tu suis mon regard”, “Lyon presqu’île”…), le Fleurent-Didier parce que simplement joliment “katerinien”, là où le single laissait entrevoir quelque chose de rarement vu ces dernières années dans la pop française.

Oublions donc pour un temps les albums, concentrons-nous sur les chansons, celles dont tout le monde parle en premier : “Brandt Rhapsodie” et “France Culture”. Deux antidotes au delermo-bénabarisme, à ce courant  qui avait été présenté comme un remède à la télé-réalité, comme s’il fallait forcément choisir l’un ou l’autre. “France Culture” aurait pu s’appeler “Ton héritage”, titre d’une chanson du Biolay, mais c’est surtout de celui d’une chanson de Delerm qu’AFD aurait pu s’inspirer en intitulant ce morceau “Les garçons de 1974”. Sauf que le rappel du passé ne fonctionne pas de la même façon : là où Delerm accumule les références gentillettes à l’attention d’un public en quête d’identification, “lalalalala”, AFD, las las las las, parle avant tout de lui, ne cherche pas forcément à être aimable (“Elle trouvait que les noirs sentaient, elle n’aimait pas les odeurs”) ni à tendre un miroir à sa seule génération. Les suivantes, aussi, pourront s’y reconnaître un peu.

Si le nom de Truffaut surgit spontanément dès qu’on parle des deux musiciens, le premier n’en a retenu que le côté faussement léger, tandis que le second a aussi gardé sa noirceur et son obsession inavouable pour la mort. Grattez le vernis germanopratin d’un Delerm, vous ne trouverez qu’un grand vide ; oubliez le name-dropping évidé de Fleurent-Didier (le leimotiv “il/elle ne m’a pas appris”), il vous restera un drôle d’humour à froid (“Ils n’avaient pas voulu que je regarde Apocalypse Now mais je pouvais lire Au coeur des ténèbres, je ne l’ai pas lu, on ne m’a pas dit que c’était bien”) et quelques gifles assénées l’air de rien (“Elle m’a fait sentir que la drogue était trop dangereuse, il m’a dit que la cigarette était trop chère, elle m’a dit qu’une fois elle avait été amoureuse, elle ne m’a pas dit si ç’avait été de mon père”). Bref, Delerm et Didier, duel plutôt que duo, les ventes contre la réussite, l’inculture pop française contre “France Culture”.

Même constat du côté de Biolay : “Brandt Rhapsodie”, c’est basiquement une chanson de Bénabar qui aurait compris (au-delà du talent mélodique) qu’elle est autorisée à durer un peu plus qu’un week-end entre potes et qu’on peut cacher de grandes histoires dans les petits détails. Ramassant cinq ou dix ans en cinq minutes et une succession de flashes d’une grande puissance évocatrice (“A+, le + est une croix” ou “D’une écriture différente, du papier à en-tête, Effexor 75 LP, une gélule trois fois par jour”), Biolay empoisonne la nouvelle chanson française à petites gouttes, plus proche d’un Perec que de Delerm ou Bénabar – nom qui chez les deux susnommés inspirerait sans doute surtout une chanson sur Olga Bryzgina et la dernière ligne droite du 400 mètres de Barcelone.

Bien sûr, pour l’instant, ce ne sont que deux chansons (plus, quand même, un beau succès commercial, le premier, pour Biolay), mais elles apportent quelque chose : pas un courant d’air frais, mais plutôt un soupçon d’acide. On passe de la chanson bobo aux véritable plaies qu’on gratte, un peu comme, dans les années 90, certains cinéastes français avaient rompu avec la superficialité toute publicitaire des années 80 avec des films au scalpel : le “héros” de “France Culture”, c’est un peu, vingt ans après, celui de La Sentinelle de Desplechin (“On ne m’a pas appris comment faire avec les filles, comment faire avec les morts”). Et si on continue à remonter les décennies encore plus loin, on dira qu’en deux morceaux et un hiver, la chanson française vient de repasser des Carpentier à Jean-Claude Vannier, de la boutique à la grandeur, des années Pompidou/VGE à l’époque De Gaulle (le dyptique “Mémé 68”/“Pépé 44” de AFD) et des seventies aux sixties : en remontant le passé, elle nous paraît avoir rajeuni.

Jean-Marie Pottier

Photo de Une : Ted Drake

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Les 50 disques pop de la décennie: le podium

Et voici la fin de notre top avec les 3 premiers. Le reste du classement est ici :
->#50-41
->#40-31
->#30-21
->#20-11
->#10-4

3. Animal Collective – Merriweather Post Pavilion [Domino, 2009]

Animal, on est mal : en cette fin d’année, le Animal Collective-bashing est devenu un sport de choix dans la blogosphère musicale, un passage obligé des commentaires des tops de fin d’année. Dans le rôle des haters, quelques chevaliers à la triste figure pour qui le groupe, trop bruyant, ébouriffé, foutraque, cadre mal avec le fantasme d’un indie rock propret, mignon, idéal en bruit de fond et assorti avec la table basse du salon. La faute des New-Yorkais, avoir lancé le sprint trop tôt tel le premier Usain Bolt venu : Jack bien monté en graine, celles des haricots magiques qui semblent orner sa pochette, Merriweather Post Pavilion a été sacré album de l’année bien avant le jour de sa sortie CD aux Etats-Unis, le 20 janvier 2009. Pile au même moment était intronisé un obscur politicien nord-américain, lui aussi trop adoré et trop vite, victime aussi depuis d’une légère chute de popularité, sic transit hypa mundi.

Il faut dire qu’en onze mois, les opposants ont eu largement le temps d’affûter leur argument massue : Animal Collective cacherait derrière son apparente complexité son incapacité à composer des mélodies immortelles. Une idée déjà ridiculisée par des singles ou EP précédents (“The Purple Bottle” et sa citation d’une vieille scie de Stevie Wonder, “Peacebone” ou “Water Curses”) et que contrent encore ici une poignée de titres : un “Bluish” tout en romantisme fondant, “Lion in a Coma”, accouplement maximaliste entre Pow Wow et le “Premiers Symptômes” de Gainsbourg, et évidemment “Brothersport”, tuerie à tue-tête et à tu et à toi, choeur fanfaron qui nous venge de toutes les chorales et fanfares pénibles des années 2000 (Arcade Fire, Beirut, on en passe). Après, bien sûr, il y a huit autres morceaux qu’il faut débroussailler à la machette avant d’en apercevoir toutes les beautés, mais c’est là celle d’Animal Collective : “In The Flowers”, premier titre, deux minutes trente de pénombre sous les lianes et soudain la lumière, le plus beau des groupes-clairières.

En cela, Panda Bear, Avey Tare et les autres ne sont pas tant les petit-fils de Brian Wilson (même si la comparaison est frappante, y compris avec des albums méconnus des Beach Boys seventies comme Love You) ou les correspondants américains de Faust qu’un groupe dans la lignée de Sonic Youth : en 1987-1988, soit à peu près au même point de leur carrière, ces New Yorkais-là étaient encore tenus par une partie de la critique pour des petits rigolos un peu fumeux qui planquaient leur inspiration erratique derrière des larsens. On connaît la suite de l’histoire, et on suppose qu’Animal Collective aussi : un groupe tellement classe et inclassable qu’il en est devenu classique. C’est tout le mal qu’on leur souhaite.
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2. The Strokes – Is This It [RCA, 2001]

J’avais 16 ans en 2001. Comme tous les jeunes de mon âge, j’écoutais du rap français. Comme tous les jeunes de mon âge, je m’ennuyais terriblement lors des vacances familiales. Cet été-là, au Auchan près de la plage, je me suis acheté Rock’n’Folk parce que je trouvais que les mecs en couverture avaient plus la classe que Tryo. Ils s’appelaient The Strokes.

Je ne revis plus un coiffeur avant six mois. Je trouvais cette coupe de cheveux assez cool. Avec un an de retard, les filles de mon lycée finirent aussi par trouver ça cool. Ma mère n’était pas très fan et estimait que ce n’était pas avec ça que j’allais trouver un travail. Je m’en foutais. Mon seul souci était de rester à la mode; il était bien évident que cette coupe de cheveux serait ringarde dès la fin 2003, une fois le revival rock passé. Je parcourais de longues pages sur l’histoire de la pop pour essayer d’anticiper la future tendance musicale. Et me préparer psychologiquement à me couper les cheveux.

J’ai aujourd’hui 24 ans, un travail et toujours cette coupe de merde. J’ai traversé quelques tendances musicales (l’indie rock de 2005, l’electro fluo de 2007, l’indie rock de 2009) sans trop me faire refouler à l’entrée des clubs malgré un style vestimentaire constant. Je ne suis pas le seul : dans les soirées, les mecs ont toujours des cheveux un peu trop longs, des jeans trop serrés et un air éternellement fatigué. Les filles n’ont pas coupé leur frange de 2002 et arborent juste au poignet des reliques de leur passion pour MGMT.

On dirait bien que le temps s’est arrêté depuis la sortie de l’album des Strokes. Si j’avais eu 16 ans en 1991, je vous aurais raconté la même histoire au sujet de Nirvana.
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1. Wilco – Yankee Hotel Foxtrot [Nonesuch, 2002]

Mon premier est un cas d’école de marketing musical raté – dollars et mégaoctets. En 2001, quand Wilco remet son quatrième album à sa maison de disques, Reprise, une filiale de Warner alors en pleine fusion pharaonique avec AOL, les costards-cravates du label flairent un suicide commercial. Viré, le groupe part avec pour indemnités de départ les droits de ce disque auquel pas grand monde ne croit, et qu’il finit par mettre en ligne sur son site, geste encore rare à l’époque. Récupéré par une autre filiale de Warner, Nonesuch, l’album se vendra finalement à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires aux Etats-Unis, et reste le plus gros succès commercial de Wilco.

Mon deuxième est la date symbole de la décennie – sang et poussière. Le 11 septembre 2001, Al Qaida détourne quatre avions de ligne, deux sur les tours jumelles du World Trade Center à New York, un sur le Pentagone et un qui finira sa course en Pennsylvanie : 3 000 morts. Ce 11 septembre, c’était justement le jour où Wilco devait publier son disque chez Reprise : un album dont la pochette avait déjà été choisie – deux tours, celles de Marina City à Chicago. Un morceau s’y appelle “Ashes of American Flags”, un autre “War on War”, un autre encore (“Poor Places”) se conclut par un message codé issu de l’alphabet phonétique de l’Otan, comme un SOS ou une bouteille à la mer. Un hasard, bien sûr. Le même, sûrement, qui a conduit les Moldy Peaches a publier en ce matin d’automne aux Etats-Unis un album contenant une chanson appelée “NYC’s Like A Graveyard”, le groupe de hip-hop The Coup à anticiper en photo la destruction des Twin Towers ou Dylan, le Sphinx du rock américain, à sortir ce 11 septembre de quatre ans de silence discographique…

Mon troisième est une adolescence musicale féconde qui s’achève – ruptures et liaisons. Ca commence avec un batteur, Ken Coomer, viré durant l’enregistrement, ça continue avec des tensions entre les deux leaders, Jeff Tweedy et Jay Bennett, qui se déchirent sur la direction à donner à l’album (démissionnaire, le second nommé est mort il y a six mois d’une surdose de médicaments), et ça se termine avec un coucou, Jim O’Rourke, qui, alors qu’il s’apprête à intégrer Sonic Youth, vient pondre ses oeufs expérimentaux dans le nid. Le résultat : un disque aux coins floutés, aux mélodies gommées ou adoucies, même quand elles sont évidentes comme “Kamera” ou “Jesus, etc”. Où l’americana en état de grâce des albums précédents (le country-rock Being There, le très pop Summerteeth) se fond dans un paysage indéfinissable aux accents de paradis perdu : “I miss the innocence I’ve known, playing Kiss covers beautiful and stoned” . Wilco continuera de sortir de très beaux albums dans les années suivantes, mais ne retrouvera jamais cet équilibre instable miraculeux.

Mon tout s’appelle Yankee Hotel Foxtrot : le plus beau paysage après la bataille des années 2000.
[Spotify] [Deezer]

Jean-Marie Pottier et Vincent Glad

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Les 50 disques pop de la décennie: #10-4

Après les albums classés de la 50e à la 41e place, ceux classés de la 40e à la 31e place, ceux classés de la 30e à la 21e place, ceux classés de 20e à la 11e place, suite de notre classement des meilleurs disques de la décennie. On finira dans quelques jours par les trois premiers. Dans la mesure du possible, un lien renvoie vers l’écoute sur Spotify et Deezer.

10. The Shins – Wincing The Night Away [Sub Pop, 2007]

Les Shins, où le groupe paradoxal d’une ère où le classicisme est mal vu. Pas assez connu du grand public, mais trop célèbre pour la simple scène indé, la “faute” à un film caricature du cinéma indépendant, Garden State, où Nathalie Portman annonçait à Zach Braff que ce groupe allait changer sa vie. Quatre types qui livrent dans le même temps, avec leur troisième album, leur production la plus ample et la plus accueillante pour le grand public et leurs morceaux les plus biscornus, après un deuxième disque (Chutes Too Narrow) qui était en gros l’inverse. Hormis le mini-tube smithien “Australia”, Wincing The Night Away est un disque de chansons en gouttes de pluie (“Sleeping Lessons”, “Red Rabbits”), de morceaux foudroyants à la trentième écoute (“Turn On Me” ,”Girl Sailor”) ou d’interludes, comme sur un vieux poste de télévision fifties. Un album, un vrai, avec ses temps très forts puis faussement faibles, son début, son milieu et sa fin. Peu fait pour le monde cruel de l’iPod et de la touche shuffle, celui de ces années 2000 que le groupe a finies en claquant la porte de son label et en perdant deux de ses membres. Avec le temps, les Shins pourraient devenir les Prefab Sprout de leur époque, un groupe auquel on pense parfois sur Wincing The Night Away : un “Fred Astaire of words” au micro, érudit et brillant, de grandes pop-songs, de beaux succès et une petite influence au final. Une belle cause un peu vite perdue, soit un bon résumé de l’indie-rock.
[Spotify] [Deezer]

9. Outkast – Speakerboxxx / The Love Below [Arista Records, 2003]

Il y a des disques trop massifs qu’on n’a jamais vraiment fini d’explorer. Double album d’une extravagante longueur (135 minutes), Speakerboxxx / The Love Below ressemble à ces chefs d’œuvre du cinéma qui ressortent plusieurs décennies plus tard en DVD dans une version Director’s cut rallongée de 35 minutes. Sauf qu’Outkast a sorti directement sa version Director’s cut. Speakerboxxx / The Love Below est en quelque sorte le White Album du hip-hop, un bac à sable de génie, cimetière des ego, entre deux personnalités qui donnent tout avant le déclin. Si les Beatles avaient appuyé sur “random” pour faire le tracklisting, aucune ambiguïté chez Outkast : Speakerboxxx est l’album solo de Big Boi et The Love Below celui d’Andre 3000. Sept ans après, Outkast ne s’en est toujours pas remis et leur discographie est barré d’un éternel “coming next”. Pris isolément, que vaut chaque face du disque ? Speakerboxxx est la face purement hip-hop, ghetto, pimp. Une réponse hypertrophiée aux deux faiseurs de tube de l’époque, Timbaland et The Neptunes, tenants du minimalisme dancefloor. A la louche, 42e place dans ce top. The Love Below est déjà dans l’après-hip-hop, Andre 3000 a fini de rapper et chante franchement après avoir fait son coming out pop. Il traverse la discographie de Prince déguisé en amuseur public, une plume dans le cul et un oeil figé sur AllMusic pour bien vérifier qu’il vient de faire sauter la banque et de réaliser le plus grand disque de la décennie. A la louche, 13e dans ce top.
[Spotify] [Deezer]

8. Of Montreal – The Sunlandic Twins [Polyvynil, 2005]

Et si c’étaient eux, les Beach Boys des années 2000, finalement ? Ceux qui, au-delà des signes extérieurs de joliesse californienne (soleil, sable, filles), de la simple imitation ou des bêtes citations, avaient vraiment retrouvé, depuis leurs terres géorgiennes, la pierre philosophale de Brian Wilson – mélodies en or, anti-dépresseurs par kilos, forme angélique, fond plutôt sombre (“I remember feeling like a ship/Whose captain was too drunk to steer/And you watched as I was sinking/Waving sadly from the pier”) ? Comme ses glorieux prédécesseurs, la bande de Kevin Barnes a connu une discographie en forme d’ascension rectiligne vers le jardin d’Eden, auquel la pochette de ce septième album, son Pet Sounds à elle, fait irrésistiblement penser. Une fois quitté ce paradis perdu, le groupe a ensuite composé l’un des plus hallucinants singles de la décennie (”Heimdelsgate Like A Promethean Curse”) avant de finir par prendre au mot ceux qui lui disaient qu’il avait dix mélodies par morceau en sortant Skeletal Lamping, un disque qui en contenait quinze par chanson, son Smile à lui, un peu épuisant. Maintenant que la hype l’entourant est déjà légèrement retombée, on attend avec impatience ses années 2010, ses seventies à lui, sa splendide déchéance à base de grosses barbes, de ballades laid-back et de futurs grands disques oubliés.
[Spotify] [Deezer]

7. N*E*R*D – In Search of… [Virgin, 2001]

Si la figure imposée de la décennie aura été la fusion des genres en une pop omnisciente, les années 2000 ont commencé par une autre alliance au moins aussi importante entre les tubes grand public et les producteurs expérimentateurs. Entre 2000 et 2002, les 3 plus grosses cash machines de l’industrie ont confié un de leur disques à des laborantins : Madonna avec Music (produit par Mirwaïs), Britney Spears avec Britney (produit par les Neptunes) et Justin Timberlake avec Justified (produit par les Neptunes et Timbaland). Sortie en plein milieu de cette époque dorée, In Search Of est le projet solo des Neptunes, un caprice d’esthètes qui veulent se garder quelques unes de leurs meilleurs compos. Fidèle à la pochette, les N*E*R*D proposent un rap à la cool, un théorème de soul du XXIe siècle balancé avec la conviction d’un branleur qui préfère finir sa partie de Playstation avant de changer le monde. In Search Of avait trouvé le juste équilibre entre les extravagances électroniques de Timbaland et le funk jouissif de Sly Stone mais les Neptunes auront la mauvaise idée de brader leur bijou en le faisant rejouer par un groupe de garage rock pour la sortie américaine du disque. Seul l’Europe aura bénéficié de la version d’origine devenue depuis collector. Le résultat d’une grosse erreur d’appréciation des Neptunes : ils n’avaient pas besoin de tourner le dos au hip-hop/R’n’B avec cette version rock, ils étaient déjà depuis longtemps ailleurs.
[Spotify, version US] [Deezer, version US]

6. The Fiery Furnaces – EP [Rough Trade, 2005]

“Vendus ! “, “Bourgeois !”, “Sociaux-traîtres !”. C’est un peu le genre d’injures qu’on s’attend à recevoir en choisissant cet album/compilation/faux EP au milieu de la déjà imposante discographie des Fiery Furnaces, un peu comme si on décidait de voter MoDem après avoir milité à la LCR pendant toute une campagne électorale. Alors que les Fiery Furnaces se sont fréquemment tournés vers des extrêmes bien plus barrés, comme le bateau ivre Blueberry Boat, le psychiatrique Rehearsing My Choir ou le zapping fluo de Bitter Tea, toute leur rhétorique est pourtant très bien comprimée dans les chansons collectées sur cet EP. Un programme irréprochable : des mélodies montagnes russes, un songwriting caoutchouc, la chanteuse la plus fascinante depuis longtemps (pourtant absente du récent top des indie girls crushes du site Stereogum, on ne les félicite pas) et un résultat final qui allie la compacité d’une compression de César à la poésie du cadavre exquis. Comme la Révolution française, la discographie des Fiery Furnaces est un bloc qui ne se divise pas, dont il faut parcourir les passages grâcieux mais aussi les instants de terreur : même ses moments les plus centristes, comme ceux-ci, relèvent du génie, cette perversion du talent.
[Spotify] [MySpace]

5. Sufjan Stevens – Come on feel the Illinoise [Asthmatic Kitty Records, 2005]

Sufjan Stevens nous avait vendu un improbable projet, parcourir les 50 Etats américains et leur dédier chacun une production (un album ou un MP3). L’épopée avait commencé en 2003 avec Michigan et s’était poursuivi avec Illinoise en 2005. Tout le monde y croyait, Sufjan Stevens allait repousser les limites de l’humanité et s’abîmer dans son absurdité en livrant son dernier disque Alaska à 75 ans. Ce que l’on n’a pas vu sur le coup, c’est que la cathédrale pop que Sufjan Stevens voulait bâtir au nom de l’Amérique n’était pas contenue dans ce projet des 50 Etats, mais dans Illinoise lui-même, œuvre trop vaste pour tolérer une suite. Le disque déborde tellement que la maison de disques épongera les chutes dans un second album, The Avalanche, qui reçut aussi un très bel accueil critique. Les 50 Etats resteront à jamais 2, le Michigan d’un côté et les 49 autres regroupés sous la bannière de l’Illinois de l’autre. Car sous le prétexte fallacieux d’un livre d’images convoquant quelques figures du “Prairie State” (le tueur en série John Wayne Gacy Jr., le poète Carl Sandburg, le héros indépendantiste Casimir Pulaski), Sufjan Stevens touche à l’universel — vu des yeux d’un premier communiant. La dimension épique du projet fait corps avec la musique, gavée d’ambition, d’arrangements enchanteurs et de chœurs baroques. Sufjan Stevens joue 22 fois la même chanson, mais avec toujours une manière différente de monter vers le ciel.
[Spotify] [Deezer]

4. Daft Punk – Discovery [Virgin Records, 2001]

Discovery est un grand disque rétro-futuriste. Kubrick avait filmé 2001 vu de 1968 ; Daft Punk met en musique 2001 vu de 1978. Dans ces années 2000 en carton-pâte mises en images par le créateur d’Albator, la croissance est infinie, l’adolescence éternelle et le “One more time / We’re gonna celebrate” tient lieu de philosophie de vie. L’amour est digital, et jamais vraiment triste, on pleure peu ou alors sous couvert d’un anonymat vocoderisé. Ces années 2000, c’est tout ce que les critiques n’ont jamais vécu parce qu’ils étaient malheureusement déjà trop vieux. Résultat : le disque a été accueilli très froidement en 2001, avant de s’imposer progressivement comme un des plus grands disques électronique de tous les temps. Comment expliquer ce retard à l’allumage ? Certainement parce que Daft Punk avait mis un certain zèle dans son mauvais goût, privilégiant le vocoder (honni depuis l’horrible tube Believe de Cher en 98) et la cheesy pop des débuts de MTV avec de grandes rasades de synthés dégoulinants. Mais le mauvais goût finit toujours par revenir par la porte de derrière et Daft Punk l’a fait entrer sous les applaudissements, certes tardifs, au patrimoine de l’humanité. La postérité de Discovery deviendra évidente dans la seconde moitié de la décennie quand les adolescents de 2001 commenceront à sortir des disques. Interrogez aujourd’hui un fluokid, vous verrez que les enfants de l’an 2000 ont tous appris à danser et à aimer sur One More Time. Dans son délire rétro-futuriste, Daft Punk n’avait pas vu 2001 mais 2006.
[Spotify] [Deezer]

Jean-Marie Pottier et Vincent Glad

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Les 50 disques pop de la décennie: #20-11

Après les albums classés de la 50e à la 41e place, ceux classés de la 40e à la 31e place et ceux classés de la 30e à la 21e place, suite de notre classement des meilleurs disques de la décennie. Dans la mesure du possible, un lien renvoie vers l’écoute sur Spotify et Deezer.

20. The Streets – Original Pirate Material [679 Recordings, 2002]

Les années 2000 furent aussi celles du grand déclassement, du dérapage des classes moyennes vers les classes moyennes inférieures. Naufragées du pouvoir d’achat, les banlieues résidentielles n’ont pas vraiment de genre musical pour exprimer leur condition — alors que les centres-villes ont le rock à mèche et les banlieues le hip-hop. En France, il n’y aura guère eu que Diam’s, Orelsan et la tecktonik pour chroniquer ce quotidien périurbain ; pas vraiment des chefs d’œuvre. En Grande-Bretagne, Mike Skinner a.k.a The Streets a d’emblée trouvé le ton juste avec son premier album Original Pirate Material, dessinant un paysage urbain plombé par l’ennui où dominent trois valeurs: la Playstation, le joint et la bouteille de Brandy. Cette chronique de la lose moderne, dans laquelle se reconnaissent finalement tous les quartiers, est sublimée par l’accent cockney de Mike Skinner et cette musique terriblement moderne, mélange de hip-hop, de garage, de funk, de notes jazzies… Bref, tout ce qu’on peut trouver dans les poubelles d’une salle de concert londonienne.
[Spotify] [Deezer]

19. Mull Historical Society – Loss [Blanco Y Negro, 2001]

Il y a six mois, une vidéo réjouissante a buzzé sur le Net : on y voyait un groupe de bergers gallois dessiner dans les collines des figures observables depuis le ciel en fixant des diodes lumineuses sur le dos de leurs troupeaux de moutons. Un assez bon résumé de la musique faite par Colin McIntyre, Ecossais né sur l’île de Mull, 3.000 habitants, 20.000 moutons (“To the friends, in my head”, premiers mots du disque, on le comprend). Et, en ce qui le concerne, des rêves de démesure pop plein la tête : en écoutant ces cathédrales carillonnantes bâties en allumettes, on s’est répété une leçon déjà apprise dans les années 90, comme quoi les plus beaux disques indie-pop étaient souvent le fait de types qui se prenaient pour Brian Wilson depuis un trou perdu. Sauf que, finalement, McIntyre n’avait jamais écouté les Beach Boys : et si le vrai critère du génie, c’était l’ignorance, en fait ?
[Spotify] [Deezer]

18. Kanye West – 808’s & Heartbreak [Roc-a-fella Records, 2008]

Kanye West a commencé sa carrière en s’imposant comme le mec le plus cool du monde avec une renversante trilogie étudiante, montée progressive vers l’âge adulte (The College Dropout, Late Registration, Graduation). Et puis en 2008, Kanye West se dit que la nouvelle frontière, c’est de devenir le plus grand rappeur de tous les temps. Il s’attelle à la composition de ce qui doit être son chef d’œuvre. Très affecté par la mort de sa mère et la fin de son couple, il façonne un monument de tristesse recouvert pudiquement d’une d’épaisse couche d’Auto-Tune: 808’s & Heartbreak, disque maudit immédiatement honni par une bonne partie de la critique, folle tentative de dépasser le hip-hop en le plongeant dans le bain froid des 80’s. Kanye West finira la décennie dans un affligeant exercice d’autodestruction: comme un reniement, il produit le titre “D.O.A. [Death of Autotune]” de Jay-Z et s’abîmera définitivement en hurlant aux MTV Music Awards “Yo Taylor, I’m really happy for you. I’mma let you finish but Beyoncé had one of the best videos of all time. ONE OF THE BEST VIDEOS OF ALL TIME”. Autant dire que 808’s & Heartbreak est appelé à devenir légendaire dans 30 ans. ONE OF THE BEST RECORDS OF ALL TIME.
[Spotify] [Deezer]

17. Arcade Fire – Funeral [Merge, 2004]

Septembre 2004, d’un simple lien, La Blogothèque déclenche la plus grande hype musicale de l’année (et accessoirement de la décennie). Funeral d’Arcade Fire, pas encore sorti en France, devient le disque de l’année 2004 sur le web. Mais il faudra attendre plus de 6 mois pour que Les Inrocks en fassent leur couverture et finissent pas le classer en tête de leur classement … 2005. Ironie de l’histoire: un journaliste des Inrocks avait découvert ce disque en même temps que la blogosphère à la faveur d’un voyage au Canada, plaçant, seul contre tous, le disque 44e du top 2004. Un album qui gagne 43 places en un an: cruel contretemps qui enterra de fait la presse musicale (absurdement liée à l’actualité phonographique) consacrant les blogs (liés à l’actualité des MP3) comme les nouveaux défricheurs de talent. Et sinon la musique ? Un grand disque de lyrisme post-mortem, à réveiller un grenier poussiéreux de son souffle chaotique. Mais un disque à écouter assez vite tant cette pop baroque qui fait de l’accordéon un objet chic risque de ne pas résister à l’extinction programmée de la race bobo.
[Myspace] [Site officiel]

16. Air – Virgin Suicides [Record Makers, 2000]

Sous l’effet conjugué de Sofia Coppola, de son directeur de la photo et de la bande-son d’Air, les plans champêtres de Virgin Suicides vont devenir la référence ultime en terme de beauté féminine, inondant les années 2000 de jeunes filles en fleur et de vapeurs adolescentes; contrepoint féminin au cuir-slim-Converse imposé par les Strokes. Si un concert d’Au Revoir Simone ressemble aujourd’hui à un shooting de Vogue sous tranquillisants, on peut en partie l’imputer au rythme lent, pré-pubère, concupiscent de la chanson “Playground Love“, sommet absolu de ce disque. Mais comme le film, le disque a une autre face, celle de l’après; des “Dead Bodies” et de l'”Empty House”. Et Air excelle dans cet exercice illustratif d’easy-listening d’outre-tombe où surgissent ça et là les fantômes de Gainsbourg ou de Morricone. Incontestablement le plus grand disque du duo versaillais, le seul à ne jamais flirter avec le mauvais goût.
[Spotify] [Deezer]

N.B. : Pour répondre par avance aux commentateurs énervés, si le film est sorti en 1999, la B.O. est bien sorti en France début 2000.

15. Panda Bear – Person Pitch [Paw Tracks, 2007]

Pour classer Panda Bear très haut dans un top des années 2000, il suffirait de parler de sa pochette génialissime (des gens presque à poil, des animaux complètement à poils, entre Pet Sounds et Electric Ladyland revus par un grand enfant), mais on vient de nous signaler dans l’oreillette qu’il s’agissait d’un top disques, pas art graphique. Parlons musique, donc, et en l’occurrence voix : plus que les disques d’Animal Collective, qui contiennent généralement une bonne poignée de mélodies tuantes, ce troisième album solo de leur co-leader met avant tout du chœur à l’ouvrage, et sonne comme une version modernisée du “Our Prayer” des Beach Boys, passée à la moulinette de la musique répétitive. Une grand messe pour le temps présent qui endoctrine, obsède, hypnotise, met en transe, élève, bref qu’aimeront détester ceux qui tiennent Animal Collective et ses fans pour une secte digne de l’ordre du Temple solaire. Si c’est le cas, on peut s’inscrire où ?
[MySpace]

14. The Clientele – Strange Geometry [Merge, 2005]

Postulat : en dix ans de carrière et six albums, The Clientele, grand groupe sous-estimé, fait en gros toujours le même disque, qu’on pourrait résumer à ces quelques mots du premier morceau de Strange Geometry, “when the evening paints the streets”. Reste donc à chacun, dans cette discographie entre chien et loup, à la mélancolie lettrée puisée aux meilleures sources (Byrds, Velvet, Simon & Garfunkel, sans oublier des arrangements de cordes de Louis Philippe), à choisir la teinte qu’il préfère : le chanteur Alasdair MacLean, paraît-il bon peintre par ailleurs, donne l’impression d’expérimenter chanson après chanson toutes les nuances du rouge, du rose et du mauve (le premier album du groupe s’appelle The Violet Hour). Chacun a donc son Clientele préféré, qu’il soit pourpre, carmin ou vermillon, du moment qu’une chanson l’a touché en plein cœur pendant un coucher de soleil. A défaut d’avoir jamais vu le rayon vert, ce groupe nous a au moins déniché le rayon violet.
[Spotify] [MySpace]

13. TV On The Radio – Dear Science [Touch and Go, 2008]

C’est avec grand regret que nous plaçons TV On The Radio à cette décevante 13e place. Bombardé révélation de la décennie lors de la sortie de Desperate Youth, Blood Thirsty Babes en 2004, le groupe new-yorkais n’a toujours pas signé l’album dont on a envie de léguer les MP3 à sa descendance. Dans leur trilogie discographique très homogène, on choisira quand même Dear Science, pas un disque d’île déserte, mais au moins un disque de presqu’île isolée en hiver. Le quintette de Brooklyn se risque ici à des formats plus pop, avec toujours ce fond de l’air arty-noisy-rock-soul. En indécrottable laborantin, TV On The Radio encapsule le son de l’époque dans le wall of sound maison: électro minimale sur “Love Dog“, romantisme sufjan-stevensien sur “Family Tree“, mort de Michael Jackson en exclu sur “Golden Age“. Un disque parfait, mais dans une perfection à la TV On The Radio. Du genre qu’on accroche au mur du palais de Tokyo. Et qu’on ne réécoute finalement pas souvent.
[Spotify] [MySpace]

12. The New Pornographers – Twin Cinema [Matador, 2005]

Les New Pornographers sont-ils vraiment un supergroupe indie, comme essaie de le faire croire leur notice Wikipedia ? Certes, la chanteuse Neko Case et les excellents songwriters AC Newman et Dan Bejar, auteur de plusieurs très bon albums solos sous le nom de Destroyer (Your Blues, Rubies, Troubles In Dreams), ont tous des carrières à côté du groupe, mais c’est le cas d’une bonne partie des musiciens de la scène indépendante, qui goûte assez les liaisons multiples. Tenter de ranger les Canadiens dans la même case que Blind Faith ou les Travelling Wilburys, ces mastodontes qui tentaient de faire croire que un plus un donnerait trois, relève de l’oxymore. Cela dit, leur génial troisième album, Twin Cinema, en est un vivant, avec son don pour rendre de la noblesse à des genres souvent sous-estimés (le glam-rock, la power-pop), ses rythmiques de plomb fondu et ses mélodies éternelles, ses intros pied au plancher et sa grâce dissimulée. A l’image de son titre, de sa pochette et de ses concepteurs, un disque né sous le signe des gémeaux.
[Spotify] [MySpace]

11. The Delgados – Hate [Mantra, 2002]

Quand on désespère du rock anglais, il reste heureusement le rock écossais (en revanche, la même astuce ne marche pas vraiment pour le football). Dans une décennie plutôt pauvre musicalement outre-Manche, les Delgados, groupe d’honnêtes gregarios de l’indie-pop inspirés par un cycliste espagnol peu mémorable, n’avaient pas grand-chose pour s’extirper du Peloton (le titre de leur premier album, paru en 1995). Du moins jusqu’à ce qu’ils tombent sur la pharmacopée magique du docteur Friedmann, producteur assez surestimé mais qui leur injecta assez d’EPO pour créer deux grands disques, The Great Eastern puis ce Hate. Une pièce montée empoisonnée de mélancolie, un disque embaumé vivant dans sa production pharaonique, teinté de mauvais acide comme sa pochette, sans doute la plus moche produite par le rock britannique depuis les Pale Saints. Une œuvre qu’on aime un peu pour la même raison maso qu’un démarrage de feu Marco Pantani dans l’Alpe d’Huez : sublime en surface, léthal en profondeur.
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Jean-Marie Pottier et Vincent Glad

Photo : mandyxclear

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Les 50 meilleurs disques pop de la décennie: #30-21

Après les albums classés de la 50e à la 41e place et ceux classés de la 40e à la 31e place, suite de notre classement des meilleurs disques de la décennie. Nous continuerons de dérouler ce classement jusqu’à la fin de l’année. Dans la mesure du possible, un lien renvoie vers l’écoute sur Spotify et Deezer.

30. Junior Boys – So This Is Goodbye [Domino Recording, 2006]

L’électro de chambre a connu une grande année en 2006: avec les Anglais de Hot Chip, mais aussi avec les Canadiens de Junior Boys. Quand Hot Chip traîne, mélancolique, au bord du dancefloor à siroter un verre, Junior Boys reste calfeutré chez soi, en pleine crise de claustrophobie. Pour situer un peu, le duo canadien compose des chansons tristes de songwriter triste, sauf qu’il convoque à son chevet la house des débuts (type Frankie Knuckles) et le son techno minimal berlinois. Le spectral single “Double Shadow” est à se taper contre les murs et on aimerait lui accoler un adjectif à la con basé sur le mot “cold” mais ce ne serait considérer qu’une partie du problème. Cette musique a la chaleur de la défaite, l’énergie de l’orgueil blessé.
[Spotify] [Deezer]

29. The Innocence Mission – Befriended [Badman Recording, 2003]

Il y a dix ans, beaucoup de critiques mettaient dans leurs listes des meilleurs disques des années 90 Reading, Writing & Arithmetic, un bel album pop-folk du groupe anglais The Sundays, emmené par sa chanteuse Harriet Wheeler. Glisser The Innocence Mission dans une liste identique pour les années 2000 revient à faire taire les déclinologues, à dire que le genre a fait des progrès: Befriended sort plus ou moins du même moule, mais se rend bien plus indispensable par sa fine pellicule de givre, ses balancements quasi-bossa, son piano fantôme et son éternelle hésitation entre la beauté et la tristesse, one for sorrow, two for joy, comme il le dit lui-même. Un disque qui n’a l’air de rien au premier abord, mais dont les écoutes répétées n’entament pas le feu pâle.
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28. Broken Social Scene – You Forgot It In People [Arts & Crafts, 2002]

Ce disque peut être considéré comme le premier de la vague indie qui deviendra la norme en terme de rock à partir de 2004 sous l’effet conjugué du premier album d’Arcade Fire, de l’enthousiasme pavlovien des MP3 blogs et de la cathédrale imprenable Pitchfork. Mais comment définir ce mouvement diffus que faute de mieux on appelle l’indie ? Nous nous y étions essayé sur un précédent blog en le définissant ainsi : 1/ un mouvement venu de l’Amérique du Nord 2/ un contrepoint à une pop anglaise sur le déclin (Franz Ferdinand and co) 3/ diffusion essentiellement via les blogs et le peer-to-peer 4/ une scène avant-gardiste mais qui n’oublie pas ses racines américaines, entre Beach Boys et Sonic Youth. You Forgot It In People est une sorte de manifeste esthétique du mouvement : une pop bancale blindée d’influences toutes plus classes les unes que les autres (Brian Eno, Dinosaur Jr, Godspeed You ! Black Emperor…) et l’impression que jamais MTV ne pourrait diffuser une chanson.
[Deezer] [MySpace]

27. Broadcast – Tender Buttons [Warp, 2005]

Comme la vieille mansarde ou le grenier d’une maison de famille, Tender Buttons grince, grésille et craque de partout sous ses quelques oripeaux modernistes (en l’occurrence le nom du label, Warp, et des bip-bip anémiés par-ci par là). Un pas de côté et on traverse le plancher de ses brèves pop-songs pour retomber sur le Colossal Youth des Young Marble Giants, autre pochette en noir et blanc, autre chef d’oeuvre de new wave minimaliste. La vue basse, on se cogne sur le premier Velvet Underground, autre son fouillis, autre chanteuse distante. Le duo de Broadcast a pourtant quelque chose à lui, bien à lui, et sans quoi ce périple ne serait que littérature : des mélodies bricolées mais parfaites, susurrées par une voix neutre et pourtant étrangement attachante.
[Spotify] [MySpace]

26. Sonic Youth – Sonic Nurse [Geffen, 2004]

Il est communément admis que les “vieux” ne figurent pas dans les classements de fin d’année, a fortiori de fin de décennie. Les Rolling Stones, Bob Dylan et Neil Young, qui poursuivent plus ou moins péniblement leur carrière, ne rentrent plus vraiment dans le champ de la critique. Jamais rattrapés par la brigade du jeunisme, Sonic Youth approche malgré tout des 30 ans de carrière. Après un gros passage à vide au tournant du siècle (qui leur vaudra un retentissant 0.0 sur Pitchfork), Kim Gordon revient de maternité et transforme ce qui devait être le premier album solo de Thurston Moore en revival des grandes années. Dans le couple, c’est Madame qui cogne le plus avec “Pattern Recognition” et “Mariah Carey and the Arthur Doyle Hand Cream”. Monsieur navigue en père peinard et offre quelques moments de grâce plantés sur une verticale de larsens. L’illusion est parfaite: ce groupe est éternellement jeune. Sauf quand le caméraman zoome un peu trop sur Thurston Moore.
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25. Radiohead – Kid A [Parlophone, 2000]

C’était une autre époque : on téléchargeait sur Audiogalaxy et Napster, on ne connaissait pas encore les bulletins papillons de la Floride, les Twin Towers étaient toujours debout, le retour du rock un fantasme d’étudiants en marketing musical et Radiohead au sommet de sa gloire, avec un accueil critique délirant pour ce Kid A et sa suite, le bien plus inégal Amnesiac. Depuis, on a vieilli et appris la nuance. A simplement aimer ces ballades décharnées (“How To Disappear Completely”) qui font que le disque aurait fort bien pu s’appeler KO Computer. A vénérer ces poussées de fièvre dignes des Talking Heads que sont “The National Anthem”, “In Limbo” ou “Idioteque”. A en sauter les quelques scories comme ce “Kid A” vocodérisé ou l’instrumental “Treefingers”. Un disque à remettre à sa juste place, déjà assez haute : celle de grande cathédrale glaciale et inégale des années 2000, comme le Closer de Joy Division vingt ans plus tôt, à une autre fracture entre deux décennies.
[Spotify] [Deezer]

24. Baxter Dury – Len Parrot’s Memorial Lift [Rough Trade, 2002]

On pourrait dire que Baxter Dury a sorti son premier album à l’âge de cinq ans sans même jouer une note de musique : en 1977, année punk, il figurait sur la pochette de New Boots & Panties!! aux côtés de son père Ian, l’auteur de “Sex & Drugs & Rock’n’Roll”. Enregistré après la mort de ce dernier, Len Parrot’s Memorial Lift est donc un second premier album: une renaissance pourtant paradoxalement placée sous le patronage musical d’un mort-vivant (Lou Reed) et d’un vampire (Bowie), aux ballades expirant élégamment, au chant masculin-féminin esquissé du bout des lèvres, moitié curare, moitié tsé-tsé. En enregistrant ce disque à écouter seul dans sa chambre, rideaux fermés, de peur que le soleil ou la foule ne vienne réduire en poussière sa beauté, Baxter Dury se préparait un destin de trésor caché, qu’il n’a cessé depuis (un seul autre album, des concerts classieux, de long silences) de confirmer.
[MySpace]

23. Ratatat – Ratatat [XL Recordings, 2004]

La pochette de la décennie ? Dans ce kaléidoscope de poses rock passe l’idée que le rock n’est plus qu’un sous-genre de la musique des machines, l’électro. Et le mauvais coup de Photoshop ne fait que rajouter à cette ambiance très début de siècle. Ratatat pourrait être le disque d’adolescence de Daft Punk quand ils avaient encore des guitares : le souffle épique du dancefloor, la naïveté pop de la jeunesse, les boucles obsédantes d’une personnalité encore hésitante. Les groupes pop sans chanteur avaient disparu depuis une éternité. On se souvenait à peine des Shadows et à vrai dire, on ne s’en portait pas si mal. Ce qui explique que ce premier disque de Ratatat ait été accueilli poliment, mais sans plus, avec la certitude qu’il serait vite oublié. Cinq ans plus tard, on a compris qu’un iPod est une œuvre globale, cohérente et que faire de l’électro avec des guitares, c’est aussi banal que d’appuyer sur “shuffle”.
[Spotify] [Jiwa]

22. Okkervil River – Black Sheep Boy [Jagjaguwar, 2005]

Du lyrisme et de la retenue, du grunge et de la pop vitaminée, du folk sous l’influence du beautiful loser Tim Hardin et de la country atmosphérique… Face à une production anglaise plutôt médiocre, on a beaucoup écouté de rock américain ces dernières années, et c’est sans doute le Black Sheep Boy de ces Texans venus d’une des places fortes de la scène indé (Austin) qui en a fourni le plus beau prisme. Une des définitions les plus justes de ce terme si beau et si fourre-tout d’americana : pas une bande de rednecks tripotant leur pedal steel en remplissant un bulletin d’adhésion au parti républicain, mais une nature hostile et féérique, des animaux monstrueux et bienveillants, un songe gothique en noir et blanc saturé dans la lignée des dernières scènes de La Nuit du chasseur, “love” tatoué d’un côté, “hate” de l’autre.
[Spotify] [Deezer]

21. Lambchop – Nixon [City Slang, 2000]

Il y a quelque chose de magnifique à appeler un album Nixon. L’ancien président américain représente les années 70 dans tout ce qu’elles ont de plus surannées. Malgré l’insertion d’une bibliographie sur Richard Nixon dans la pochette, Lambchop finira par reconnaître que le disque ne fait pas vraiment référence à lui, mais qu’il est juste inspiré de la musique de ces années-là. Nixon est l’album soul de Lambchop, un hommage de la country de Nashville à la soul de Philadelphie (si vous n’avez rien compris à cette phrase, je vous incite à visiter ce site). Hypertrophiée à grand renfort de cuivres et de cordes, la musique de Lambchop atteint ici des sommets émotionnels comme sur la joyeuse chorale de “Up With People”. Pitchfork, qui n’aimait pas trop le disque, a eu l’extrême bon goût d’écrire “Nixon is a record for grandmothers and hipsters”.
[Spotify] [Deezer]

Jean-Marie Pottier et Vincent Glad

Photo de une : karpov the wrecked train

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Les 50 meilleurs disques pop de la décennie: #40-31

Après les albums classés de la 50e à la 41e, suite de notre classement des meilleurs disques de la décennie. Nous continuerons de dérouler ce classement jusqu’aux fêtes de fin d’année. Dans la mesure du possible, un lien renvoie vers l’écoute sur Spotify et Deezer.

40. Blonde Redhead – Melody Of Certain Damaged Lemons [Touch & Go, 2000]

Le plus grand groupe nippo-italien (le seul ?) a dynamité, dispersé, ventilé, éparpillé le titre de son cinquième album façon puzzle : le long des onze titres, on retrouve donc, en fait de mélodies de certains citrons endommagés, des “Equally Damaged”, “Melody of Certain Three”, “Ballad of Lemons” ou “For The Damaged”. Le symbole d’un album qui, contrairement au suivant, le très beau mais plus classique Misery Is A Butterfly, donne envie de faire l’éloge du fragment et des petites coupures. Un cadavre exquis à siroter en en goûtant les stridences et l’acidité, les ballades aux jambes sciées et les pulsations incertaines, la voix de crécelle d’Amadeo Pace et la douceur coupante de Kazu Makino. Ils sont fans de Gainsbourg (ils ont repris “Slogan” et enfanteront une “Melody” sur l’album suivant), vénèrent Sonic Youth, eux-même fans de Gainsbourg, accouplent le bruitiste et la pop triste : un bel inceste de citron, en somme.
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39. Adam Green – Friends of Mine [Rough Trade, 2003]

Le deuxième album d’Adam Green a la beauté des promesses non tenues. Avant, il était le petit prince de la scène anti-folk du début des années 2000, le bon pote des Libertines, un Jonathan Richman qui aurait vite trouvé une Moe Tucker (l’unique album des Moldy Peaches, chef d’oeuvre anecdotique). Après, il est devenu un songwriter conscient de ses effets, soucieux d’incarner ses idoles (Scott Walker, Frank Sinatra, Leonard Cohen…), à la voix épaissie par un maniérisme un peu triste. Entre les deux, Friends of Mine, comme une photo d’un passage à l’âge adulte, avec ses morceaux bien charpentés mais encore naïfs ou ses hommages à des starlettes déjà un peu fanées (“Jessica Simpson”), comme lui bientôt. Il avait un peu plus de vingt ans, et on ne laissera personne dire que ce n’était pas le plus beau disque de sa vie.
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38. Vampire Weekend – Vampire Weekend [XL Recordings, 2008]

Cet album a mauvaise réputation chez les snobs. Que lui reproche t-on ? D’être trop évident, trop bien né, avec des références trop chic (new-wave et ghetto de Soweto) et des paroles façon Vincent Delerm de l’Ivy League (“Who gives a fuck about an Oxford comma? I’ve seen those English dramas too”). Effectivement. Oui. Faut reconnaître. Sauf qu’il suffit de passer un titre comme “Oxford Comma” en soirée pour se rendre compte de l’incroyable efficacité de Vampire Weekend. Entre le gros son rock et les slows, il y a toujours de la place pour cette pop nostalgique et contemplative qui permet d’engager la discussion avec les filles. Il est 23h et l’on se dit que le plus beau métier du monde, c’est étudiant.
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37. MGMT – Oracular Spectacular [Columbia, 2008]

Ils ont piqué leur nom dans un manuel d’école de commerce, leur maquillage dans la trousse de leur mère, leurs fringues dans la mallette d’un grand-oncle hippie, leurs synthés aux puces du Connecticut et leurs morceaux à David Bowie. Pourtant, ils ont tout bon, et pas seulement parce qu’ils sont jeunes et que le système a besoin de chair fraîche (il y a des dizaines de groupes pour ça) : parce qu’ils croient que ça leur donne un talent particulier et qu’ils ont les moyens de leur prétention. Résultat des classes, le “Smells Like Teen Spirit” des années 2000 (“Time To Pretend”) et une poignée d’autres hymnes aux slogans monosyllabiques comme “Kids” ou “The Youth”, auprès desquels on viendra réchauffer nos vieux os. Quinze ans après, MGMT a réussi le même hold-up que les so young Suede, autre groupe jeune et beau, beau, beau et con à la fois.
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36. The Rapture – Echoes [DFA Records, 2003]

The Strokes, The Hives, The Vines, The Bravery, The Rapture, The Servant, The Music. Retour du rock. Première moitié de la décennie 2000. Groupes en “the”. Rayez les mentions inutiles. Quelques années après, le bilan est forcément cruel. Le revival rock a fabriqué un paquet de groupes déjà ringards six mois après la sortie de leur premier single. Dès l’origine, les Rapture s’étaient hissés au-dessus de la mêlée avec le maxi “House of Jealous Lovers“, hymne définitif des caves new-yorkaises. La suite, toujours façonnée par James Murphy (a.k.a LCD Soundsystem), un des plus grands producteurs de la décennie, n’allait décevoir que les grincheux. Parcourant leur bréviaire rock avec des fondamentaux house, les Rapture accouchent d’un son urbain furieusement moderne, alternative à un hip-hop déclinant. Un son poisseux qui s’écoute de préférence sur le chemin du retour, quand le premier métro porte encore les stigmates de la veille.
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35. Godspeed You! Black Emperor – Yanqui U.X.O. [Constellation, 2002]

Le mélange de la politique et la musique a quelque chose d’ennuyant par avance. Mais chez Godspeed You ! Black Emperor (groupe, super-groupe ou secte occulte, on ne sait pas trop), seule une guerre peut justifier l’ampleur et le millénarisme de l’orchestration. Le premier titre – le plus beau et le plus tragique – de ce brûlot post-rock s’appelle “09-15-00“, soit la date de la visite d’Ariel Sharon sur l’esplanade des Mosquées à Jérusalem, qui déclenchera la deuxième Intifada. L’espoir n’est pas absent de cette longue montée instrumentale qui passe par l’orage le plus violent pour finir dans un hébétement contemplatif, une forme de coma lourd mais pas irréversible. Nous sommes en 2002, le monde s’enfonce dans un long tunnel post-11-Septembre. Un disque qui ne serait peut-être jamais sorti sous une présidence Obama.
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34. Phoenix – United [Source, 2000]

Phoenix a connu le succès dès son premier disque, United, sur la base d’une erreur historique. Début 2000, MTV diffuse en boucle le clip de “If I ever feel better” barré d’un bandeau “french touch” et l’on croit déceler sous les synthés vintage la queue de la comète Daft Punk. Mais Phoenix n’a rien à voir avec la scène électro et serait plutôt la première banderille du revival rock. Un an avant les Strokes, les Versaillais ébauchent la formule miracle qui fera pousser des franges sur le front des filles: guitares mélancoliques, production 70’s, look papier glacé. Ce tout-esthétisme sera récompensé par Sofia Coppola, qui fera du merveilleux “Too Young” la bande-son hédoniste de Lost In Translation. Mais on en oublierait presque le fondamental mauvais goût de cet album, qui revisite les 70’s vu d’une chambre d’ado, passant de la guimauve 10cc à la brutalité AC/DC sans se demander si les filles du premier rang sont toujours là. Les 3 albums suivants — meilleurs, diront certains — ne retrouveront jamais cette subtile imperfection.
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33. Islands – Arm’s Way [ANTI-, 2008]

Comme un deuxième album est toujours raté, les Islands ont décidé de faire un grand pas en avant du bord du précipice après le très remarqué “Return To The Sea” : un deuxième LP trop long, trop produit, trop arrangé, à la pochette abominablement kitsch. Contents de voir les bons vieux théorèmes se vérifier, les critiques ont pu dérouler leurs gammes et vite passer à autre chose. Peut-être avaient-ils rapidement repéré les choeurs sublimes qui bouclent “Life In Jail”, la petite musique de chambre enivrante de “To A Bond” ou ces quelques secondes de refrain déchirant au coeur des onze minutes de “Vertigo”, mais une malédiction est une malédiction, que voulez vous. Dix-huit mois plus tard, on peut reculer son nez du tableau et voir la fresque prendre forme : à accrocher dans la galerie des grands disques vite sortis, sitôt oubliés, injustement méprisés.
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32. Clipse – Hell Hath No Fury [Arista Records, 2006]

Unanimement considéré comme un des plus grands disques hip-hop de la décennie, le deuxième album des Clipse a de quoi alimenter une interminable discussion de comptoir: qui des Clipse au micro ou des Neptunes à la production est responsable de ce chef-d’œuvre ? Réponse : les deux. Sans leurs généreux donateurs de beats Chad Hugo et Pharrell Williams, les Clipse seraient sans doute restés des petites frappes. Sans Pusha T et Malice, dealers de coke repentis, les Neptunes se seraient enfoncés au milieu des années 2000 dans un inexorable déclin, incapables de surpasser leur orfèvrerie dancefloor pour Britney et Justin. Avec le concours des lyrics paranos des Clipse, les Neptunes dessinent un paysage urbain naturaliste, sec, décharné; le genre de truc qui résonne dans la tête du dealer quelques secondes avant sa chute.
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31. Elliott Smith – Figure 8 [DreamWorks, 2000]

Disque riche, foisonnant, le plus orchestré de sa carrière, Figure 8 est devenu l’ultime album d’Elliott Smith trois ans plus tard avec la mort de son auteur, un couteau dans la poitrine. Il pourrait aujourd’hui s’effacer derrière ses épitaphes trop évidentes, son titre qui désigne une boucle gracieuse de patinage artistique, son avant-dernière chanson intitulée “Can’t Make A Sound”, comme une extinction progressive, son dernier morceau sèchement titré “Bye”, au revoir sec répété en boucle avant le grand plongeon. Mais, depuis 2003, la figure de Smith continue de vibrer, dans ces films vus ou sortis après sa mort (The Royal Tenenbaums de Wes Anderson ou Paranoid Park de Gus Van Sant, qui avait déjà boosté sa carrière avec Good Will Hunting) ou sur ce mur de Sunset Boulevard à Los Angeles, régulièrement couvert de graffitis en son honneur. Figure 8 ne s’écoute pas comme un testament, mais comme un trait d’union, l’un des plus beaux, entre Hollywood (production DreamWorks oblige) et la marge.
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Jean-Marie Pottier et Vincent Glad.

Photo de Une : this.is.epic.

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Les 50 disques pop de la décennie: #50-41

Les années 2000 n’ont toujours pas de nom (les noughties?) mais nous les avons tellement aimées. Il faut dire que nous avons eu la bonne idée d’avoir 20 ans pendant cette décennie. Jusqu’aux fêtes de fin d’année, nous allons dérouler notre classement des meilleurs disques de la période. On commence par les albums classés de la 41e à la 50e place. Dans la mesure du possible, un lien renvoie vers l’écoute sur Spotify et Deezer.

50. Ryan Adams – Heartbreaker [Bloodshot Records, 2000]

Pas de clip pour “To Be Young (Is To Be Sad, Is To Be High)” : la première chanson de Heartbreaker, la plus belle, celle qui résume le mieux (ce titre…) l’esprit de l’album n’est jamais sortie en single. Heureusement, ce clip, le cinéma américain le lui a créé, trois ans plus tard : Luke Wilson quitte une convention de cadres encravatés et grimpe dans un taxi conduit par un chauffeur goguenard, le générique démarre, le titre, Old School, s’inscrit en même temps que les premières notes. Le film restera comme l’un des symboles du Frat Pack, ce groupe de comédiens trentenaires (les frangins Wilson, Will Ferrell, Vince Vaughn…), immatures et sensibles. Comme Ryan Adams ou son modèle Gram Parsons, cet autre croisement du Sud américain et de la cocaïne, tous deux old school et jeunes Turcs.
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49. !!! – Louden Up Now [Warp, 2004]

En 2004, New York est un peu sorti de la folie Strokes et s’impose comme la capitale du punk-funk, un mélange explosif qui revisite des groupes comme Gang of Four ou ESG à la lumière des avancées de la science psychotrope. Dans la moiteur des caves new-yorkaises, on découvre alors des groupes comme The Rapture (on en reparlera), Radio 4 (on n’en reparlera pas, et pour cause) et puis donc !!!, un collectif de 8 musiciens qui débarque avec un extraordinaire premier single “Me and Giuliani Down By The School Yard”. L’album confirme l’essai et impose un rock physique et crétin, lacéré de cris hallucinés et de fulgurances aussi lourdes que la ligne de basse: “What did Georges Bush said when he met Tony Blair? Shit Scheisse Merde”. Loin de l’habillage hype imposé par leur label Warp, les concerts laissent percer la vérité: !!! est un groupe de ploucs magnifiques, qui transpirent encore plus qu’ils ne boivent — et c’est une sacrée performance. Et d’ailleurs, cette histoire de New York n’est que du storytelling, le groupe s’est formé à Sacramento.
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48. L’Altra – In The Afternoon [Aesthetics, 2002]

Sur la pochette, des fleurs en gros plan, un peu floues, battues par le vent, un rayon de soleil qui pointe derrière et aucune image du groupe : un instant, on croit arriver dans un disque new age, à mettre à faible volume pendant un massage relaxant, l’horreur. L’Altra, c’est pourtant l’anti-complaisance absolue, la sérénité comme antidote à la paresse : du folk-pop, genre ancestral s’il en est, aux mélodies parfaites mais épurées, aux bords légèrement floutés, passés rapidement à la gomme post-rock (le groupe vient de Chicago, l’un des bastions du mouvement). Le dernier titre, entièrement instrumental, s’appelle “Goodbye Music”, et c’est bien dans les quelques secondes qui suivent un après-midi évanoui que se cache la beauté du disque. Le silence après un album de L’Altra, c’est encore de L’Altra.
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47. Sébastien Tellier – Politics [Record Makers, 2005]

La vérité, c’est que la presse musicale n’a rien à raconter. Quand le critique en a fini avec les influences d’un disque, il n’a plus grand chose à écrire, alors en général il balance deux-trois références cryptées à son adolescence solitaire à Châteauroux. Un seul disque a échappé à cette tyrannie du vide ces dernières années: Politics de Sébastien Tellier. Certainement berné par un marketing malin, la presse titrait alors des conneries du genre “Sébastien Tellier président!” et de longs papiers détaillaient son absurde programme politique contenu dans les titres du disque: un soutien aux Indiens d’Amérique, la paix dans le monde et des chèques-cadeaux Yves Rocher. Malgré le zèle de la presse rock, Nicolas Sarkozy finira par l’emporter et quatre ans après, tout le monde a oublié ce grotesque habillage pour ne retenir que ça: ce disque comprend les deux meilleurs titres français de la décennie, “La Ritournelle” et “Broadway“. Et je ne dis pas ça parce qu’ils me font terriblement penser au regard de cette fille seule sur un banc, un soir d’automne pluvieux. A Châteauroux.
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46. Jens Lekman – “When I Said I Wanted To Be Your Dog” [Service Records, 2004]

Iggy Pop chantait “I Wanna Be Your Dog”, Jens Lekman proclame “When I Said I Wanted To Be Your Dog”, et y ajoute des guillemets : si l’on aime le songwriter suédois, c’est bien pour la délicieuse distance qu’il met dans tout ce qu’il chante. Dans l’écart entre ses mélodies faites de bouts de ficelle ou carrément chantonnées à cappella et ses ambitions lorgnant vers le grand orchestre, de la lo-fi symphonique qui revient à essayer de monter une commode Louis XV avec une clef alène. Dans ce balancement entre gravité et désinvolture qui caractérise les paroles de “You Are The Light” : “I got busted, and I used my one phone call to dedicate a song to you on the radio”. Ou comment faire dans le romantisme l’air de rien, avec les moyens du bord, les femmes et les refrains d’abord.
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45. Julian Casablancas – Phrazes For The Young [Rough Trade, 2009]

Il avait débarqué en 2001 comme une carte postale sépia des seventies new-yorkaises, avec un groupe trop jeune et beau pour être vrai et “un son aussi tranchant/que des rayures en noir et blanc” (Jonathan Richman, “Velvet Underground“). Huit ans après, le leader des Strokes boucle la décennie avec un premier album solo d’une beauté foudroyante, spleen et digital, parsemé de citations early eighties (Ultravox, New Order voire les Talking Heads de Fear of Music sur le meilleur morceau, “Tourist”) que le dernier album des Strokes laissait déjà pressentir. En huit ans, il a montré comment passer d’un futur rétro au retour vers le futur, mais c’est l’instant présent qui transpire de sa voix qui n’aura jamais été aussi élégamment fêlée : celle d’un chanteur qui veut faire craquer les sutures de son groupe et met son coeur à nu.
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44. The Go ! Team – Thunder, Lightning, Strike [Memphis Industries, 2004]

“Ian Parton veut écouter The My Bloody De La’s Youth 5, produit par Spector, mais ça n’existe pas”, écrivaient Les Inrocks. On ne saurait mieux résumer l’ambition folle, absurde et en même temps singulièrement mineure du leader du groupe. Chez Go ! Team, comme dans un iPod, tout se vaut, les montées de cuivres de la Blaxploitation valent bien une rasade d’electroclash ou de shoegazing. Et comme dans un iPod, tout déborde, tout dégorge, de l’extase jusqu’à l’écœurement. Autre point commun avec le MP3, une certaine esthétique du cheap sonore: produit avec les pieds, ou avec des mains un peu paresseuses, Thunder, Lightning, Strike reste légèrement en-dessous de la ligne de flottaison du “grand disque”. Mais ne serait-ce qu’en souvenir des prestations scéniques dantesques du groupe (une fausse Kelis survitaminée au chant, deux batteries qui se battent en duel derrière), on ne peut s’empêcher d’aimer passionnément ce disque.
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43. Plush – Fed [After Hours, 2002]

Un nom de prophète soul couplé à un prénom de frère Gallagher, une chanson (“Found a Little Baby”) sacrée meilleure face B de tous les temps par le magazine Mojo, un rôle de backing band de luxe chez Smog ou Palace, une apparition fugace au piano dans le High Fidelity de Stephen Frears… Entre classe et effacement, il y a là-dedans toute la carrière de Liam Hayes, alias Plush. Et la même combinaison dans le deuxième album de cet artiste de Chicago, Fed, sorti après… sa version maquettes (Underfed) et en ayant épuisé quelques dizaines de milliers de dollars et cinq producteurs, dont le grand Steve Albini. Derrière sa déco de cabaret luxueux, dans le plus pur style Randy Newman, Harry Nilsson ou Scott Walker, Fed n’arrive pas à cacher longtemps ses poches vides, sa chemise froissée, sa mélancolie et ses regrets. Très Las Vegas, et presque parano.
[MySpace] [Site officiel]

42. Hot Chip – The Warning [DFA/Astralwerks, 2006]

Comme il y a le bleu Klein, il y a le vert Hot Chip. Inventé par le clip d'”Over and over”, mini-tube de ce disque, le vert Hot Chip matérialise la musique du quatuor britannique: un vert synthétique, libidineux, collant aux baskets, mais dévoilant à l’usage un certain tragique. Comme ce vert qui arracherait des larmes à une miss météo, le groupe electro-pop est contraint à la mélancolie: trop vieux pour sa musique et trop geek pour sa coolitude, Hot Chip plombe invariablement l’ambiance de ses hymnes dancefloor. Le deuxième single de l’album restera comme leur chef-d’œuvre, une complainte soul qui semble incarner toute la nostalgie du monde en un intitulé parfait, universel: “And I was a boy from school”.
[Spotify] [Deezer]

41. Beach House – Teen Dream [Sub Pop, 2009]

Le destin du premier grand disque de la prochaine décennie — sortie le 26 janvier 2010 — résume tellement bien les années 2000 qu’on est obligé de le rétrograder en 2009 (#mauvaisefoi). Depuis quatre ou cinq ans, tous les albums indie un tant soit peu attendus sont disponibles sur Internet plusieurs mois à l’avance, alimentant une bulle médiatique qui souvent a déjà éclaté quand le disque sort vraiment. Concernant le troisième album de Beach House apparu sur le net début novembre, la bulle (qui inonde Hype Machine de MP3) a de quoi tenir encore plusieurs mois. Après deux disques beaux mais chiants, le duo de Baltimore a enfin osé un peu de luxuriance instrumentale, un peu de démesure vocale jusqu’à atteindre avec “Norway” une forme de perfection dans le tube pour teenagers rêveurs . Le reste de l’album est quasi parfait, rendant orgiaque une séance de contemplation du plafond.
[Hype Machine][MySpace]

>> Suite du classement avec les disques classés de la 40e à la 31e place

Jean-Marie Pottier et Vincent Glad.

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Dinosaur Jr, le brontosaure bouge encore

C'est les vacances. Le temps de se poser cinq minutes pour regarder dans le rétro. On fait les fonds de soute de notre iTunes et qu'est ce qu'on découvre? Dans les meilleurs albums de ce premier semestre 2009 figurent deux vieux brontosaures du rock indie 80's: Dinosaur Jr et Sonic Youth.

Concernant Sonic Youth, personne ne sera vraiment surpris, tant leur carrière est rectiligne depuis plus de 25 ans, à part quelles embardées au détour du siècle. Les New-Yorkais gardent jalousement la clé de la maison underground et les rides n'ont pas altéré le respect que leur voue les jeunes générations. Non, la surprise vient plutôt de Dinosaur Jr, dont l'allure de retraités régressifs fait ricaner les festivaliers.

Depuis que le marché du disque s'est effondré pour se transférer en partie sur le business des concerts, la reformation de groupes cultes est devenue une vraie industrie. Objectif: extorquer quelques centaines d'euros à des quarantenaires prêts à ne pas dormir pendant trois jours pour voir les Pixies ou Dinosaur Jr à Benicàssim. Il fallait être un nostalgique bien naïf pour en espérer quelques bienfaits artistiques. D'ailleurs, le retour des Pixies aura sonné aussi creux que le ventre de Franck Black.

Mais du côté de Dinosaur Jr, l'appel des dollars aura eu une vertu: réconcilier le guitariste Jay Mascis et le bassiste Lou Barlow, les deux piliers du groupe qui s'étaient violemment fâchés en 1989. Dinosaur Jr était alors devenu la franchise exclusive du guitariste qui avait fini par s'abîmer dans quelques albums indécents au milieu des années 90. Pour parfaire la tournée de reformation de 2005-2006, le groupe avait sorti Beyond en 2007, un premier retour aux sources déjà très réussi. Deux ans plus tard, les compositions se sont affinées et voici donc Farm qui de a quoi désarçonner la jeune concurrence.

Le trio des albums historiques — Dinosaur, You're living All Over Me et Bug — reste indépassable. Mais Farm, qui réveillera les anciens et convertira les plus jeunes, constitue une sorte de best of rempli uniquement d'inédits. Une démarche de rentier, sans aucune originalité mais parfaitement jouissive. Le groupe revisite ses années de jeunesse, ridant encore et encore la même rampe: pluie électrique, guitare qui pleure, solos classieux, songwriting à la Neil Young…

Le premier clip du disque, Over it, reprend la métaphore des skateurs sur le retour, l'occasion aussi de découvrir la coupe de blonde décolorée de Jay Mascis.

Dinosaur Jr, c'est «Sonic Youth sans New York», écrivent Les Inrocks. C'est pas très gentil pour la province américaine, mais c'est bien cela. Chez Sonic Youth, le snobisme repousse la grâce mélodique au second plan, au détour d'un chemin lardé de larsens. Chez les patauds Mascis et Barlow, la manœuvre est moins discrète: la couche mélodique noie les compositions sur fond de punk hardcore mal dégrossi. Branleurs du MoMa vs branleurs du skate park, il faut choisir.

Mais en l'occurence, les plus gros branleurs sont ceux de la maison de disque de Dinosaur Jr qui ont pressé pour le marché européen une version sur-saturée — elle relève le niveau sonore (déjà bien douloureux pour les oreilles) de 3 dB. Sur son site officiel, le groupe s'en excuse et explique que l'erreur est due à un bug informatique. Ceux qui auraient acheté la mauvaise version peuvent se la faire échanger. En attendant, pas de chance, la version mise en ligne sur l'indispensable site de streaming Spotify est la mauvaise.

Vincent Glad

Pour écouter l'album sur Spotify (prévoir quand même quelques boules quiès), c'est par ici. Pour écouter l'album sur Deezer dans une qualité moindre, c'est par ici.

(Spotify n'est normalement disponible que sur invitation. Mais il est possible de contourner la règle en s'inscrivant sur cette page. Chut, on ne le répète pas)

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