«Nocturama», film d’action et troublant opéra crépusculaire

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Nocturama de Bertrand Bonello. Avec Finnegan Oldfield, Vincent Rottiers, Hamza Meziani, Manal issa, Martin Guyot, Jamil McCraven, Rabah Nait Oufella, Laure Valentinelli, Ilias Le Doré, Luis Rego. Durée 2h10. Sortie le 31 août.

Difficile de l’ignorer, le nouveau film de l’auteur de L’Apollonide et de Saint Laurent conte l’histoire d’un groupe de jeunes gens qui posent des bombes dans Paris. Film magnifique et problématique, Nocturama suscite bien assez d’émotions et de questions chez ses spectateurs pour qu’on ait cru pouvoir en parler sans craindre de dévoiler des aspects de l’intrigue, ce qui n’en réduit nullement la puissance. Lire aussi l’entretien avec Bertrand Bonello,  ici.

En trois actes inégaux, Bertrand Bonello compose une sorte d’opéra tragique. Il faut entendre le mot «acte» au double sens d’action et de parties d’un spectacle.

Inégales, les trois parties du film le sont par leur durée, mais surtout par leur tonalité: le premier acte est une chorégraphie de trajets dans les rues, les métros et les immeubles de Paris, l’enchaînement infiniment gracieux et intrigant de parcours, de rencontres, presque sans un mot, entre une dizaine de jeunes gens.

À l’écran, l’écoulement des heures et minutes, la simultanéité réglée comme un ballet de leurs pérégrinations dans la ville, et de leur entrée dans plusieurs lieux spécifiques –un ministère, le siège d’une banque, un grand hôtel en face de la statue de Jeanne d’Arc rue de Rivoli…– associent un puissant effet de réalité, de filmage sur le vif de ces corps jeunes et actuels dans la ville tout aussi actuelle (quoique bien moins jeune) et un effet onirique, fantasmagorique.

Le second acte intervient lorsque les jeunes gens se retrouvent, réfugiés dans un grand magasin de luxe isolé du monde, d’où ils constatent sur des écrans de télé le résultat de leurs agissements précédents, soit l’explosion simultanée de plusieurs bombes dans la capitale, et le chaos qui en résulte.

Commence alors une longue nuit où chacun suit ses désirs et ses délires au gré des  tentations suscitées par les marchandises auxquels ils ont un accès aussi libres que leur possibilité de sortir est verrouillée. Dans ce palais enchanté, qui est aussi un piège ensorcelé, la tchatche des uns et le mal vivre des autres, l’individualisme, les appétits, la différence de rapport à l’argent, au langage, aux symboles selon les origines et personnalités se traduisent alors dans le comportement de chacun, toujours sans autre explication.

Le troisième acte, le plus bref, montre l’assaut du bâtiment par les forces de police. Si la virtuosité de la mise en scène de Bertrand Bonello est incontestable, le sens du rythme, l’agencement de plans à la fois intenses et gracieux par ce cinéaste-musicien possède une puissance de suggestion incontestable.

Cela n’empêche pas, bien au contraire, que dès qu’apparaît la nature du projet des protagonistes, un trouble particulier s’empare du spectateur. Cela aurait été vrai de tout temps, mais l’est bien davantage encore en France depuis janvier 2015. (…)

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Bertand Bonello: «En France, on a du mal à faire jouer réalité et fiction»

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Rencontre avec le réalisateur à l’occasion de la sortie de son nouveau film sur fond d’attentats terroristes dans Paris: Nocturama, dont la critique  est à lire ici.

Bertand Bonello: «Pour la première fois, je rencontre des journalistes qui demandent un entretien en disant: “je n’aime pas votre film mais je voudrais en parler avec vous.” Je trouve leurs questions légitimes.»

Ce sont des gens qui trouvent le film mauvais, ennuyeux, ou qui pensent qu’il fait l’apologie du terrorisme?

Ni l’un ni l’autre, leur intérêt et leur malaise portent sur les interférences du réel, qui les empêchent d’aimer le film comme ils auraient aimé le faire. Cette question du rapport réalité/fiction m’intéresse beaucoup. Il y a un aspect culturel, très français, alors que, par exemple, les Américains se servent beaucoup de la fiction pour affronter leurs démons, quitte à le faire de manière biaisée. En France, on a beaucoup plus de mal à faire jouer ces dimensions l’une par rapport à l’autre. Ce qui est précisément le mécanisme sur lequel est bâti le film.

La question de l’interférence entre la fiction et la réalité a aussi dû se poser pendant la production du film, durant une période où il s’est produit des événements graves.

Le film a été écrit en 2011-2012, avant les attentats. Le tournage a eu lieu l’été dernier, après Charlie et avant le Bataclan. Je me suis bien sûr posé la question, mais en y pensant  je n’ai pas vu de raisons de transformer le scénario ou la mise en scène. En revanche, j’ai modifié ma manière d’en parler, en évitant pas exemple le mot «terrorisme», qui a été phagocyté par Daech, alors que le terrorisme existe depuis la nuit des temps. De même qu’il a été évident de changer le titre, qui était à l’origine Paris est une fête. Je suis très content qu’il s’appelle Nocturama [d’après le titre d’une chanson de Nick Cave, ndlr], un titre plus fictionnel, plus du côté de la fantasmagorie. C’est aussi la raison du choix de l’affiche, qui a un côté science-fiction. Le film est dans l’imaginaire, même si il vient d’un ressenti qui est, lui, issu de la réalité.

Et qui porte sur quoi?

Sur le sentiment d’une énorme pression dans la société française, de l’accumulation d’une violence latente, de blocages ou de refus très profonds, dans un environnement où le passage à l’acte par des moyens destructeurs comme la pose de bombe est également entré dans le paysage.

Le film s’appuie sur le ressenti d’une saturation de la réalité quotidienne par la violence, mais «en général», sans se référer à des causalités particulières, et encore moins à des faits précis qui se sont produits.

Exactement. Et c’est ainsi que les explosions sont mises en scène, de manière quasi-abstraite, comme des tableaux, il n’y ni figurants, ni souci de réalisme. Ce sont des images.

La première partie du film, celle qui se situe à l’extérieur, dans Paris, avant les explosions, est à la fois d’un grand réalisme sur les lieux, les trajets, les atmosphères, et très stylisé.

C’est le principe de tout le film, qui se traduit de manière différente dans son déroulement. Nocturama est mon film le plus mis en scène, le plus méthodiquement travaillé, cadre par cadre, mouvement de caméra par mouvement de caméra, etc. Et en même temps il a donné lieu à une recherche factuelle très poussée. Les scènes dans le métro sont filmées dans des conditions documentaires, parmi les véritables usagers, en toute petite équipe. De même que pour les scènes de la fin, j’ai travaillé avec un ancien du GIGN, pour avoir la précision des actions, des gestes, des méthodes d’infiltration dans un bâtiment de ce type et des procédures pour en prendre le contrôle.

Ce rapport au réel passe aussi par les acteurs.

J’ai voulu un partage égal entre comédiens professionnels et non-professionnels, qui m’apportent d’innombrables éléments de réalité, dans les voix, les visages, les postures, les rythmes des gestes, etc. Sur le tournage, j’ai été très attentif à ne pas faire disparaître ce qui venait d’eux, tout en l’intégrant à ce que j’avais écrit.

Le film était-il très écrit?

Dans les moindres détails. Tous les dialogues, toutes les musiques, toutes les situations. Durant tout le tournage dans la Samaritaine retransformé en grand magasin, je passais mes week-ends seul à m’y déplacer, à imaginer les départs de caméra, les circulations, la construction des espaces et des temporalités. Cette exigence de précision est aussi liée à la volonté de s’inscrire dans le cinéma de genre, du côté du fantastique dans la première partie, et pour la deuxième du film de siège dont Assaut de John Carpenter demeure la référence. La mise en scène amène de la fiction, les acteurs amènent du réel. (…)

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“La Peur” s’en va-t-en guerre

la-peurLa Peur de Damien Odoul, avec Nino Rocher, Pierre Martial Gaillard, Anioula Maidel, Patrick de Valette. Durée : 1h34. Sortie le 12 août.

Il s’agit de porter attention à trois dimensions, distinctes, et même étrangères l’une à l’autre. Et de mesurer ce qui se joue, ou se cache, dans l’espace qui, en les séparant, les réunit.

1)   La Peur est un très beau film. Un film puissant et violent, chaleureux et troublant. Inspiré du roman éponyme de l’ancien poilu Gabriel Chevallier paru en 1930[1], récit en grande partie autobiographique décrivant les horreurs quotidiennes des tranchées, et dénonçant l’imbécillité des tactiques meurtrières des officiers et l’abjection des profiteurs et laudateurs de guerre, le septième film de Damien Odoul est d’une force singulière.

Il accompagne le jeune Gabriel, parti comme tant d’autres la fleur au fusil à l’été 1914,et qui traversera quatre ans d’épreuves atroces. Odoul déploie les ressources propres du cinéma, qui comprennent l’extrême réalisme comme la stylisation la plus radicale, les puissances de la lumière, du cadre, du mouvement et de l’immobilité, des sonorités, des interactions multiples entre images et sons, du montage.

Appuyé sur une l’énonciation d’une série de lettres que Gabriel adresserait au cours des mois et des années à sa Marguerite restée au pays, le film réussit à évoquer encore bien plus qu’il ne montre. Il s’inspire pour cela de grandes œuvres graphiques ayant réussi à prendre en charge les horreurs de la guerre (Callot, Goya), mais essentiellement de cette guerre-là, d’Otto Dix à Jacques Tardi.

Souvent, un sillon gorgé d’eau boueuse dans la terre, ou trois planches noircies suffisent. L’image parfois aux limites de l’abstraction, ou noyée d’ombres, ou de brume – de fumée ; de gaz – convoque, jamais gratuitement, d’innombrables souvenirs picturaux, de Manet à Fautrier et à Bacon.

Mais les corps des acteurs, tous inconnus au bataillon, tous remarquables, sont tout aussi saisissants. Et on retrouve ici ce qui avait permis la première grande reconnaissance d’Odoul comme cinéaste, avec son film Le Souffle en 2000. Cinéaste physique, Damien Odoul est aussi un cinéaste musicien, qui sait remarquablement arpéger les tonalités des voix, les nuances des phrasés et des accents pour composer une des multiples lignes narratives de ce film qui a l’excellent goût de se dispenser de toute anecdote, de tout « ressort dramatique » – comme si la guerre avait besoin qu’on y ajoute de la ruse scénaristique. L’ombre hallucinée du Céline passe à plusieurs reprises.  Bref, La Peur est tout simplement un des meilleurs films jamais consacrés à la Guerre de 14, qui en a pourtant inspiré beaucoup, dont de très grands.

2)   Revers de cette même médaille, ce que Damien Odoul parvient si bien à faire ressentir est ce qu’on sait, ce qu’on dit de cette guerre. Sa réussite a un côté victoire à la Pyrrhus, réussissant comme peu avant lui à acter ce qui est aujourd’hui acquis : les tranchées, ce fut l’horreur, les jeunes hommes de toute l’Europe (sans oublier les Africains, ni les Canadiens – Odoul ne les oublie pas – puis les Etats-uniens) ont servi de chair à canon à des intérêts mercantis et des délires nationalistes.

La contrepartie de cette atroce absurdité-là fait, malgré tout, la singularité de 14-18 : aucune autre guerre en Europe au 20e siècle n’aura paru marquée d’une telle absence de sens – ni la guerre d’Espagne, ni la guerre contre les forces du fascisme et du nazisme, ni la guerre en Bosnie. Si mon colon la Première Guerre mondiale est comme le chantait Brassens la pire de toute, c’est aussi du fait d’une configuration qui ne s’est pas retrouvée. Et le pacifisme auquel elle a donné naissance aura eu à débattre contre des engagements qui n’auront cessé de se réclamer de la singularité des autres situations.

Ainsi donner à éprouver quelque chose de cette folie, de cette misère, de ce mépris des hommes tels qu’ils ont pris forme dans les tranchées est sans grand usage pour d’autres situations, en particulier les situations actuelles, où ni la folie de tuer, ni la misère ni le mépris des êtres ne font pourtant défaut.

Aujourd’hui où l’hypothèse de la guerre ressurgit en Europe, ou de l’amnésie indigne qui entoure ce qui s’est passé dans les Balkans il y a 20 ans au conflit ouvert en Ukraine les fantômes macabres frémissent à nouveau, l’impressionnant et précis maelström du film, dans son inscription historique même (cette guerre-là), ne peut jouer comme signal, comme appel à inquiéter.

3)   Pourquoi ce film-là, avec ses immenses qualités de film et les limites qu’on vient de dire, sort-il ce jour-là ? Mauvais jour de la mauvaise année. Quoi, un grand film d’histoire, qui met en présence autant que les moyens du cinéma le peuvent avec un événement historique majeur, la catastrophe qui enfanta dans le fer et le feu ce 20e siècle qui se montrera à la hauteur des horreurs de sa naissance, on le sort au milieu des vacances, un 12 août ?

Et on le sort le août 2015. C’est-à-dire un an après une déferlante commémorative qui ne s’est finalement pas trop étendue sur l’imbécile boucherie, préférant célébrer ensemble les morts réduits à l’emploi de terreau pour notre belle construction européenne et  la marche vers un avenir cool et démocratique. Comment ne pas regretter que cette Peur, ô combien légitime, n’ait pas figuré en préambule de toutes manifestations officielles, histoire de rappeler un peu de quoi on célébrait, euh…, commémorait le centenaire.

De « la guerre de 14 » à « La Guerre », de 1914 à 2014, il s’agit donc d’un double écart, mémoriel et politique, auquel le film est confronté. D’où l’étrange sensation, simultanément, d’une véritable réussite et d’un porte-à-faux dont la responsabilité incombe pour l’essentiel à l’époque, notre époque.



[1] Réédité en 2008 par Le Dilettante, puis au Livre de poche.

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Par-dela le mal, l’énergie vitale de “Titli”

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Titli, une chronique indienne de Kanu Behl, avec Shashank Arora, Shivani Raghuvanshi, Ranvir Shorey. Durée : 2h07. Sortie le 6 mai.

De prime abord, Titli semble, comme le suggère son sous-titre, une chronique sociale de la misère dans un quartier déshérité de Delhi, autour d’une famille d’hommes, le père âgé et trois frères, parmi lesquels l’ainé joue les caïds tandis que le plus jeune intrigue en cachette pour échapper à ce milieu. Mais très vite, sans renier sa dimension de témoignage, le premier film de Kanu Behl s’enrichit de plusieurs autres dimensions, une veine comique du côté d’un grotesque à la Affreux, sales et méchants, et une veine fantastique teintée d’horreur, avec le caractère outrancièrement brutal et sanglant du comportement des trois frères.

Tenir ensemble ces trois dimensions est un exercice difficile dont le réalisateur se tire avec maestria, grâce à la précision de la mise en scène, et au jeu des comédiens, qui trouvent toujours le juste équilibre (ou plutôt le juste déséquilibre) entre exagération et vraisemblance – un des meilleurs à ce jeu étant le patriarche apparemment déchu comme chef de cette bicoque de guingois, et qui en fait règne à sa manière perverse et nonchalante sur sa maisonnée. L’affaire se corse encore avec l’arrivée, pour les moins honorables des motifs, d’une épouse pour Titli, le plus jeune frère.

S’appuyant sur cet étrange cocktail d’âpreté physique et d’humour qui est la tonalité singulière du film, celui-ci prend alors plusieurs virages inattendus, qui renouvellent la situation d’une manière à la fois surprenante et dynamique, à défaut d’être toujours crédible. Mais cette invraisemblance aussi fait partie de l’affaire. En effet, les aspects les plus extrêmes du comportement des protagonistes, et notamment de la jeune femme (très remarquable Shivani Raghuvanshi, pourtant la seule non professionnelle du casting) dans un environnement au machisme délirant, s’inspirent de rebondissements de soap opéras ou de mélodrames de Bollywood, qui, loin d’appartenir au seul « domaine de la fiction » (c’est où, ça ?), sont autant de composants actifs de la réalité indienne d’aujourd’hui.

L’enchevêtrement des trafics, des trahisons, des agressions et des manipulations compose un portrait assez monstrueux de la grande ville indienne, où aucun catégorie sociale n’est épargnée – même si la corruption de la police et des autres représentants de l’ordre social est particulièrement visible. Chemin faisant, Titli emprunte également au film noir, réussissant là aussi des scènes de genre efficaces, mais qui, à nouveau, parviennent à s’intégrer au récit principal, ou plutôt à contribuer à l’élan général qui porte le film.

Par delà le sang et le parjure, par delà l’avidité sans limite, la brutalité, la mesquinerie et l’hypocrisie, cette énergie obstinée, immorale mais vitale, est sans doute le véritable enjeu de cette histoire violente, sentimentale et par moments burlesque. En quoi Titli justifie finalement son sous-titre, Une chronique indienne : à travers les faits et gestes extrêmes des protagonistes hauts en couleurs, c’est bien une sorte de récit d’un état de la société toute entière que vise le film.

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«Le Challat de Tunis»: ni menteur, ni moqueur, vrai

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Le Challat de Tunis de Kaouther Ben Hania, avec Kaouther Ben Hania, Jallel Dridi, Moufida Dridi. Durée: 1h30. Sortie le 1er avril.

Terrifiant, d’abord, ce personnage de motard inconnu qui hante les rues de Tunis, un rasoir à la main, et taillade sauvagement les fesses des femmes par lesquelles il se sent provoqué.

Intense, l’enquête menée à l’écran par la réalisatrice pour reconstituer, dans les archives et sur le terrain, cette histoire qui défraya la chronique médiatique et judiciaire 10 ans plus tôt –soit avant la révolution tunisienne de 2011.

Insensés, les délires en tous genres suscités par cette figure mystérieuse, à la fois incarnation de fantasmes et de phobies multiples, chez les hommes et chez les femmes, et point de départ de petits bizness malsains et saugrenus, où bigoterie, machisme et mercantilisme se donnent aisément la main.

Vertigineux, bientôt, l’entrelacement des représentations, des récits, des types d’image (y compris celles du jeu vidéo inspiré par le Challat –«le balafreur»), la plongée dans le quotidien du quartier où vit celui qui fut finalement emprisonné, la rencontre avec sa famille et avec lui. Innocent? Coupable? Simulateur, mais de quoi?

La langue française pas plus que la langue anglaise ne rendent justice à ce qui peu à peu se révèle être le domaine où œuvre, avec une maestria peu commune,  la jeune réalisatrice tunisienne. On dit ici «documenteur», là «mockumentary». Mais il ne s’agit ni de mentir, ni de se moquer.

Il s’agit, à partir des codes du documentaire et de ceux de la fiction, en une série d’opérations pas moins exigeantes de rigueur que dans l’un ou l’autre genre, de construire une recherche, une compréhension, d’une façon à la fois ludique et éclairante, à laquelle ni la fiction seule ni le documentaire seul ne pouvaient parvenir. S’il y avait un rapprochement à faire, ce serait plutôt avec les serious games, ces dispositifs de jeu qui aident à mieux déplier les complexités d’une situation réelles.

Semé de personnalités (personnes? personnages?) intrigantes, inquiétantes, farfelues ou attachantes, Le Challat de Tunis est donc composé d’une multitude d’artifices. Certains voulus par la réalisatrice, certains tramés par d’autres, y compris pour la tromper, mais acceptés par elle dans son film. Si celui-ci est à ce point réussi, c’est qu’il ne repose nullement sur la révélation de ce qui était «vrai» ou «faux», mais sur la démultiplication des tensions entre les composants d’une galaxie de faits, d’affects, d’usages des corps, des mots, des références de toutes sortes. (…)

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“Evangelio de la carne”: l’enfer, c’est les pauvres

photo2El Evangelio de la carne d’Eduardo Mendoza. Avec Giovanni Ciccia, Jimena Lindo, Ismael Contreras, Sebastian Monteghirfo, Lucho Caceres. Durée : 1h50. Sortie le 25 mars.

Du centre ville de Lima aux immenses bidonvilles qui recouvrent la montagne au-dessus de la capitale péruvienne, Mendoza fait s’entrecroiser plusieurs destins extrêmes. Celui d’une bande de jeunes déshérités, supporters violents d’un club de foot dont chaque match est l’occasion d’affrontements avec les bandes rivales, celui d’un vieil alcoolique qui gagne en fabriquant des faux billets l’argent nécessaire pour entrer dans une confrérie religieuse où il expiera ses péchés nombreux, celui d’un flic essayant de sauver sa femme d’une maladie mortelle au traitement très onéreux.

Le montage alterné, les sautes dans le temps sans prévenir, l’usage des gros plans et des plongées participent d’une sur-tension permanente, qu’entretient aussi l’ajout de nombreuses péripéties dramatisées à fond : seule la sœur de la malade pourrait la sauver mais elle est devenue alcoolique après que le « gentil » flic l’ait plaquée pour sa cadette, le copain du flic parie sur des combats truqués ultraviolents organisés par la pègre, le flic a une liaison avec une mineure trafiquante de produits informatiques pirates, le frère du chef de la bande de supporters est en prison après avoir accidentellement blessé gravement un adolescent, il y a aussi une rivalité à mort pour diriger ledit gang, etc.

Assurément Mendoza trace un portrait particulièrement sombre de son pays, en tout cas de la capitale, qui semble principalement habitée par ces formes dégradées de l’humanité, les bigots et les supporters sportifs, dans un contexte de violence sans frein, de trafics d’addiction au fric, de misère et de corruption généralisées. Il est à craindre que les phénomènes ainsi décrits correspondent à une réalité, d’ailleurs loin d’être réservée à la capitale péruvienne. Mais il est aussi perceptible que s’il semble condamner ou du moins regretter cet état de fait, le réalisateur s’en sert avec gourmandise pour augmenter ses effets, se plaçant dans une position extérieure et surplombante, et en situation de tirer un maximum de bénéfices spectaculaires.

Malgré les interprétations habitées de la plupart des acteurs, tous très présents mais qui semblent jouer sur un seul registre, El Evangelio de la carne prêche contre ses personnages, et finalement contre le peuple tout entier dont ils sont supposés être l’émanation, et plus ou moins les représentants. Pas forcément l’idée la plus digne de ce que peut le cinéma, y compris face à des situations sociales et morales atrocement dégradées.

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Extrême tension

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La Frappe de Yoon Sung-hyun. 1h56. Sortie le 7 mai.

Premier film d’un très jeune réalisateur, La Frappe construit peu à peu un univers qui ne cesse de se densifier, autour d’un trio de lycéens en état d’extrême tension affective. D’emblée la caméra portée, comme affolée par la violence, se mêle à la première des nombreuses scènes de tabassage qui émaillent le film et, semble-t-il la vie des adolescents du pays. Comme l’annonce son titre, La Frappe paraît d’abord un film brutal, revenant inlassablement sur la manière dont, pas les mots et les regards qui ne sont pas moins agressifs que les coups de poings et les coups de pieds, la part masculine de toute une jeunesse semble n’avoir d’autre mode d’existence possible, durant cette phase de formation, que de s’affirmer par la force face aux autres, ou se soumettre de manière humiliante. Alors qu’un homme cherche à comprendre ce qui a poussé son fils au suicide en rencontrant ses anciens copains, l’enchevêtrement des défis, des farces qui vont trop loin, des gestes qui dégénèrent, tisse un écheveau d’autant plus inextricable pour un spectateur occidental qu’il aura parfois du mal à identifier les protagonistes.

Loin de desservir le propos, ce facteur supplémentaire de confusion va dans le sens du film qui tend à générer une sorte de magma de jeunes corps, de pulsions agressives, de désirs, mais pour y faire émerger une autre complexité, une autre écoute. Très sombre, La Frappe n’est ni nihiliste, ni complaisant : c’est au cœur même de ce taillis aussi touffus que celui où s’est perdue la balle de baseball, objet transitionnel d’une affection profonde entre les trois copains mais qui n’a pas les moyens de se formuler, que se dessinent les besoins, les inquiétudes et lignes de force ou de faiblesse de chacun, retrouvant subtilement son individualité. Cette balle de baseball bien réelle évoque la balle de tennis virtuelle de Blow up d’Antonioni aussi bien que la balle de baseball bien réelle dont le parcours sert de fil conducteur à Outremonde de DeLillo, elle est le seul artefact chargé de référence d’un film qui pour le reste semble s’inventer lui-même, comme issu de la violence de la société coréenne, et notamment des rapports entre élèves qu’instaure le système scolaire et universitaire, pilier d’une société essentiellement fondée sur la compétition de tous contre tous, et terriblement machiste.

Avec très peu de moyens matériels, Yoon Sung-hyun  réussit à la fois à décrire de manière saisissante ce monde qui inspire, sous des formes plus ou moins stylisées, une grande partie du cinéma coréen (et notamment ses films d’horreur), et à en faire émerger peu à peu des figures singulières de personnages. Prouesse narrative et de mise en scène, ce processus est surtout un geste d’une belle humanité, dans un environnement qui n’y est pourtant guère propice. Si le contexte est à l’évidence très situé, les mécanismes que La Frappe tend à mettre en évidence sont, eux, loin d’être limités à la seule situation coréenne.

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Le cauchemar du réel

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Heli, d’Amat Escalante avec Armando Espitia, Andrea Vergara, Linda González Hernández | Durée: 1h45 | Sortie: 8 avril 2014

L’ouverture d’Heli, troisième long métrage du Mexicain Amat Escalante après Sangre et Los Bastardos, est à la fois brutale et ouverte. Brutale est la situation montrée, deux corps ensanglantés, plus morts que vifs, sur le plateau d’un pick-up. Ouverte, la durée du plan, l’incertitude du statut ou même de la situation, jusqu’à cet indice –une botte du type «rangers» posée sur un des corps. Puis, hiéroglyphe macabre dont le sens précis ne s’explicitera que bien plus tard, un corps pendu sous un pont. Ainsi sera le film, lauréat du prix de la mise en scène au dernier Festival de Cannes.

Sans cesse, le cinéaste construit des conditions d’attente, sans cesse il déplace la distance et la posture où il place le spectateur. Cette distance peut être très proche et cette posture terriblement frontale, lors de scènes de violence aux limites du soutenable, montrées sans détourner le regard. A d’autres moments, les corps sont caressés avec une délicatesse aérienne, ou les personnages inscrits en silhouette minuscules dans des paysages immenses. Nulle manipulation dans ces changements, mais la volonté d’établir un ensemble de circulations entre œuvre et public, dès lors qu’il ne saurait être question, ni d’édulcorer le caractère extrême des phénomènes évoqués, ni d’en faire un processus de fascination.

Heli raconte le sort monstrueux d’une famille qui se trouvera croiser le chemin de flics mafieux aux méthodes barbares. Il prend en charge l’incroyable violence qui ravage le Mexique contemporain sous les signes croisés du trafic de drogue, de la corruption des politiques et des forces de l’ordre, de la misère et d’une surenchère sans fin dans le spectacle des souffrances infligées –spectacle où les archaïques exhibitions de corps mutilés et Internet font horriblement bon ménage.

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Festival de Venise, prise N° 7

Deux derniers, pour la route

(Outrage Beyond de Takeshi Kitano, Anton’s Right Here de Lyubov Arkus)

 

Impossible de quitter la Mostra (qui se poursuit, elle, jusqu’au 9 septembre), sans mentionner au moins deux films importants découverts dans mes derniers jours de présence au Lido. On ne parlera pas ici du très beau, très fin et très important Après Mai d’Olivier Assayas, attendant sa sortie désormais prochaine, le 14 novembre, ni l’intrigante fresque en vignettes de Valeria Sarmiento, Les Lignes de Wellington, sur les écrans français la semaine suivante. Mais il importe de ne pas passer sous silence deux autres titres.

Le premier est le nouveau film de Takeshi Kitano, qui se présente comme une suite d’Outrage, œuvre sombrement glaciale découverte à Cannes en 2010. Si ce Beyond fait un peu plus de place à l’humour, c’est sans aucune concession quant à l’implacable condamnation de la brutalité des gangsters, leur totale absence de scrupule, et leur idiotie fondamentale, quelle que soit par ailleurs leur habileté à s’enrichir et à se faire la guerre. La guerre, Kitano la fait, lui, aux films de yakuza, à ces innombrables réalisations qui même sous prétexte de dénonciation capitalisent sur la séduction de la violence et le folklore des truands.

Rien de tel ici, juste une brutalité terne de fonctionnaires du crime, exemplarisée par l’extraordinaire première heure, durant laquelle il ne se produit strictement que des conversations entre interchangeables hommes en gris, et qui ne différencie guère flics te gangsters englués dans leurs manœuvres et leurs rituels. Et pourtant cette première partie engendre une tension extrême qui explose dans le seconde moitié du film, mais toujours sur le même mode : les coups de feu sont aussi mécaniques et sans éclat que les paroles. Rigoureux et taciturne, à l’écran comme derrière la caméra, Takeshi Kitano incarne une radicale exigence éthique, avec un sens graphique et rythmique qui porte son film vers une conclusion aussi évidente que sidérante, dont il convient de ne rien dire.

Pas de point commun avec l’autre film, sinon, mais sous une toute autre forme, l’absolue dignité du regard et de la mise en scène. Lyubov Arkus vit et travaille à Saint Petersbourg, elle y dirige une des plus belles revues de cinéma qui jamais existèrent dans le monde, Seance. Et voilà qu’un jour son chemin croisa celui d’Anton, un adolescent autiste, dont elle avait découvert un texte d’une incroyable densité poétique – il y a des autistes qui écrivent, voire qui investissent éperdument dans l’écriture leur solitude et leur demande d’amour. Lyubov Arkus a commencé d’accompagner le destin d’Anton, d’essayer d’améliorer ses conditions d’existence, puis de lui éviter le pire lorsqu’on diagnostiqua un cancer incurable chez sa mère, la seule personne qui s’occupait du garçon. Des années durant, dans des conditions parfois insupportables et où parfois surgissent des espoirs ou des rémissions, Lyubov Arkus et sa caméra ont accompagné Anton, l’ont regardé et écouté.

Et c’est une incroyable aventure, au sens épique du mot, qui se déploie dans cette attention parfois maladroite et consciente de sa maladresse et de ses impuissances, dans ces courages et terreurs partagées ou additionnées, dans ces trajets et ces rencontres. Histoire collective servie par une capacité de regarder les autres – il y a dans Anton des plans de la mère malade qui font d’elle une beauté sublime, bouleversante –, cheminement où toujours la question du lien social (qui s’occupe de qui et comment ?) et la question de la réalisation (quelle place pour la caméra ? quel sens au geste de filmer et quels effets concrets ?) mène Lyubov Arkus à une lumineuse compréhension intime d’elle-même et des rapports avec les autres. Documentaire russe signé d’une inconnue et présenté hors sélection, Anton’s Right Here ne semble pas promis à une grande visibilité publique. Ce qui est parfaitement injuste, et complètement idiot. Parce que c’est juste un grand film.

P.S.: Dans leur singularité, ces deux films sont aussi assez exemplaires de ce qu’aura réussi la Mostra cette année: un ensemble de propositions de cinéma très diverses, mais où se multiplient les bonnes surprises, les retours en forme inattendus, les découvertes de toutes natures. Pas forcément sur le mode triomphal, au total d’ores et déjà une excellente édition.

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Un plan dégoûtant

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Une bonne soeur avec un flingue: ce n’est pas une image de l’auteur de ce post, juste un braqueur de Boston vu par Ben Affleck.

Hier, mercredi, j’avais bien travaillé. Je me suis offert une projection sans autre attente qu’un moment de distraction, en allant voir The Town, le deuxième film réalisé par Ben Affleck, qui venait de sortir, et dont j’ignorais tout. Et j’ai été agréablement surpris. C’est un film de genre assumant pleinement les contraintes des histoires de gangsters comme on en connaît plein : as du braquage de banque, le héros est pris dans de multiples rouages au moment où il aimerait décrocher après avoir rencontré l’âme sœur, ses adversaires de la police, ses copains voleurs et ses commanditaires multipliant les embuches sur son chemin. Filmé avec une efficacité sans esbroufe, notamment dans les scènes d’action, The Town interroge aussi la notion, si importante aux Etats-Unis, de communauté, avec une louable absence de manichéisme.

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The Town: dans la chaleur de la communauté.

Pourtant le film comporte un plan que je trouve dégoûtant, une indignité cinématographique. Tardivement dans le déroulement du récit, Doug, le héros joué par Affleck et filmé avec beaucoup d’affection par celui-ci, découvre qu’un vieil homme qui le rencardait sur des coups est en réalité le parrain implacable de la « ville » – celle du titre, qui n’est pas Boston mais un quartier de cette cité, Charlestown, faubourg ouvrier où dominent les fils d’immigrés irlandais, et connu pour être un des lieux les plus violents des Etats-Unis. Pour le contraindre à lui obéir, le vieux type se vante d’avoir sciemment causé la mort de la mère de Doug dans des circonstances atroces et d’avoir envoyé son père pour 40 ans derrière les barreaux. Il affirme son pouvoir avec violence, en insistant sur l’aspect domination sexuelle, promettant au fils de lui couper les couilles s’il se rebelle, comme il affirme l’avoir fait, métaphoriquement et réellement, à son père.

Un casse à rebondissements plus tard, nous verrons Doug se libérer d’un joug qui est aussi celui de la communauté dans ce qu’elle a de plus oppressant. La scène comprend un plan, celui dont il est ici question, dans lequel le personnage principal braque à bout portant son revolver sur l’entrejambe du vieux type, et fait feu.

Il n’y a aucune objection au fait de montrer ça. Contrairement à ce dont les censeurs nous rebattent les oreilles, il n’y a pas d’« inmontrable » en tant que tel. Ni dans l’ordre de la violence, ni dans celui de la sexualité, ni ailleurs.   Seule importe la manière dont les choses sont montrées – côté sexe, allez voir le charmant Happy Few d’Anthony Cordier qui vient de sortir, et demandez-vous un peu pourquoi il y a une telle objection de principe à montrer les ébats amoureux. Toute règle qui décide à l’avance que telle ou telle chose “en général” ne doit pas être montrée est liberticide et perverse.

Ce qui est dégoûtant dans ce plan de The Town n’est pas que Doug fasse sauter les couilles du vieil homme, le plan de n’est d’ailleurs pas du tout sanglant, il pourrait l’être que ça ne changerait rien au problème. Le seul enjeu, la seule dimension véritablement importante c’est la manière dont le film a méthodiquement construit chez les spectateurs le désir qu’il le fasse. C’est la mécanique à peu près irrésistible qui fait que l’acte, tel qu’il est présenté, s’accompagne d’un irrépressible sentiment de jouissance, d’un assouvissement. Cette impression-là, qui résulte d’un complexe travail d’écriture et de mise en scène, travail qui peut être mis au service de n’importe quelle situation, est une infamie. Disons, pour être plus précis, que ce genre de manipulation est dégoûtant quel que soit son enjeu (pas seulement pour filmer la violence ou le sexe mais aussi bien les rapports avec les enfants, entre des amis, dans une scène de mélodrame ou de comédie), mais que cela se voit mieux lorsqu’il s’agit d’organes sexuels et de destruction physique.

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Ben Affleck par Ben Affleck

Ce qui précède n’est pas le procès du film de Ben Affleck. Je ne suis pas procureur, et s’il y avait vraiment matière à dresser des réquisitoires, ce ne serait pas contre ce film-là. J’ai précisément choisi d’aborder ce sujet à propos d’un film très mineur, et par ailleurs d’agréable compagnie. Puisque l’idée ici est moins de s’en prendre à des grandes machinations, qui appellent un vaste travail de mise à jour, que de souligner combien cette malignité utilitaire (une telle scène est ce qu’on nomme à Hollywood Crowd pleaser, ce qui fait plaisir aux foules) est omniprésente, y compris dans le tout-venant du cinéma de genre.

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