Les salles de cinéma ne vont pas mourir

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Les prophètes de malheur sont en pleine forme. A vrai dire, ils n’auront jamais désarmé. Depuis que Louis Lumière a déclaré que le cinématographe était une invention sans avenir au moment même où avec son frère Auguste ils le rendaient techniquement possible, depuis que, le jour même de la première projection publique et payante du 28 décembre 1895, le père Lumière, Antoine, décourageait un spectateur enthousiaste nommé Georges Méliès qui voulait acheter cet appareil extraordinaire en lui disant qu’il ne pourrait que le ruiner, les annonces funestes n’ont cessé d’accompagner un art qui se porte pourtant très bien.

C’est ce qui fait le cœur du cinéma, la salle, qui est aujourd’hui la principale cible de nouvelles prédictions fatales. Après bien d’autres raisons, ce serait l’arrivée de serveurs de films en ligne, Netflix en tête, qui en signerait la condamnation à mort. A ces Cassandre incapables de penser les transformations autrement qu’en termes de substitution vient d’être adressé un vigoureux démenti. Leur auteur n’est pas exactement un cinéphile rétrograde les yeux fixés sur un passé aussi glorieux qu’inexorablement révolu. Et ce plaidoyer n’est pas non plus paru dans l’avant dernier numéro d’une revue des catacombes.

Signataire notamment de la trilogie The Dark Knight et de l’extraordinaire Inception, Christopher Nolan est l’exemple de ces grands créateurs de cinéma capables de vivre au cœur du système industriel hollywoodien tout en faisant vivre une idée ambitieuse des puissances du cinéma pour raconter et comprendre le monde contemporain. Dans le Wall Street Journal daté du 7 juillet, il fait paraître une tribune intitulée «Les films du futur continueront d’attirer les gens dans les cinémas». Dans le seul langage que comprennent les lecteurs de cette publication, celui de la rentabilité financière, il explique par le menu combien la salle est une installation d’avenir, avec toutes les raisons de continuer d’inventer des réponses désirables pour un public payant.

Se moquant au passage de son collègue Tarantino qui n’a rien trouvé de mieux que de déclarer que le cinéma disparaitrait avec l’utilisation de la pellicule (sic), Nolan pense, ou en tout cas s’exprime selon les critères en vigueur dans son monde, celui du grand spectacle et des blockbusters. L’essentiel de son argumentaire est parfaitement transposable à d’autres formes de cinéma. Mieux: il vaut pour le cinéma dans son ensemble, au-delà des gigantesques différences, voire des antagonismes violents qui séparent une idée du cinéma représentée par, disons, Transformers VI et le prochain film d’Alain Cavalier ou de Naomi Kawase.

C’est pourquoi le plaidoyer de l’auteur de The Dark Knight est si significatif. Il trouve écho dans un projet tellement sans commune mesure qu’il semble appartenir à un autre monde, mais qui en fait est une autre façon de travailler le même sujet. Une élève du département distribution/exploitation de La fémis, Agnès Salson, et son compagnon Mikael Arnal ont entrepris un tour de France des salles indépendantes. Après un échantillonnage un peu partout dans le pays (Saint-Ouen, Dijon, Bayonne, Paris 5e, Romainville, Orléans, Saint-Etienne…), ils ont mis en place un parcours organisé sur la route duquel ils se sont lancés le 12 juillet, et dont ils publient chaque jour la récolte.

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Cowboy céleste

Mille Soleils de Mati Diop

Soleils

En 1972, une météorite traverse le ciel d’Afrique. Sa lumière sera aussi brève qu’éblouissante, elle laissera une ténèbre que lampes ni bougies à venir ne pourront dissiper. Premier film d’un jeune homme de 27 ans, Djibril Diop Mambety, Touki Bouki propulsait à travers les rues de Dakar l’amour, le désir et la soif de vivre de deux jeunes gens qui, c’est bien le moins, se rêvaient maîtres du monde. Et l’épopée de Mory et Anta à bord de la moto aux cornes de buffles, à bord des rêves d’ailleurs et des tensions d’ici-bas serait l’unique explosion véritablement moderne qu’ait connu le cinéma africain – même son réalisateur, qui tournera à grand peine trois autres films avant de mourir, Hyènes en 1992 et surtout les très beaux Le Franc et La Petite Marchande de soleil, ne rééditera rien de comparable à cette déflagration d’énergie sensuelle et rebelle.

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A la fin de Touki Bouki, elle, Anta est partie au loin, lui, Mory, est resté.

Aujourd’hui, Mati Diop s’en va voir ce qu’il est advenu de Mory, ou plutôt de Magaye Niang, son interprète. Mati Diop est la nièce de Djibril Diop Mambety (et la fille du grand musicien sénégalais Wasi Diop). Nulle piété filiale ni monument en mémoire de son oncle dans le projet de Mille Soleils, mais la très juste intuition qu’au côté de celui qui fut Mory, il est possible de filmer le présent, un présent hanté de souvenirs et d’images, mais aussi riche de ses propres tensions et de ses propres espoirs. Le moyen de cette double présence, réelle et imaginaire, immédiate et spectrale, on le connaît bien : cela s’appelle le cinéma.

Et le cinéma est d’emblée mis en jeu, alors qu’on accompagne à travers les rues de la capitale le vieil homme en boots de cowboy, garçon vacher menant à l’abattoir des bêtes qui arborent les immenses cornes qui ornaient jadis sa moto de dandy. Dans la poussière mythologique et au long d’un mouvement de caméra emprunté à Sergio Leone, Magaye Ngiang conduit son piètre troupeau sur la musique du Train sifflera trois fois. Et ce sont d’innombrables couches qui semblent se superposer dans cette scène pourtant en apparence très simple, à laquelle fera écho le règlement de compte final, celui vers lequel aura cheminé l’hésitante, voire réticente et titubante trajectoire, du héro : les retrouvailles avec sa jeunesse (réelle), et avec celle qu’il aima (dans la fiction). Ces retrouvailles ont lieu grâce à la projection en plein air de Touki Bouki, occasion dont Magaye est supposé être l’invité d’honneur, et où il n’a rien à dire.

Sur sa route vers une séance où il est loin d’être sûr de vouloir aller, il vit une véritable odyssée en quelques heures, et celle-ci imprègne le film de la réalité vivante du Dakar d’aujourd’hui. Ce réalisme des situations est non pas contredit mais sublimé par une utilisation des couleurs qui, enchantant le quotidien de couleurs magiques, ou parfois maléfiques, n’en exprime que plus puissamment les beautés et les horreurs bien réelles.

Enfin parvenu sur ce podium devant l’écran, Magaye ne peut que dire, montrant le jeune et beau Mory projeté en grand derrière lui,  « c’est moi ». Les enfants se moquent, comment serait-ce lui, qui est vieux et sale ?

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Si ce n’est pas lui, qui est alors ce vieux cowboy noir qui s’aventure sur une banquise immaculée, à la recherche du fantôme de son amour de jeunesse ? Ni Magaye Niang ni Mory, ni Gary Cooper ni le shérif Will Kane, ni Djibril Diop Mambety, mais quelque chose comme la silhouette du cinéma. Celle-là même que dessina il y a quarante ans la trajectoire de Touki Bouki dans le ciel d’Afrique. Mille Soleil dure 45 minutes, ces trois quarts d’heure sont plus pleins et plus inspirants que l’immense majorité des films de plus grande longueur. Mati Diop n’a pas invoqué la mémoire d’un film ou d’un réalisateur, elle a fait danser l’esprit même de son art.

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Un inédit de Kiarostami et les ressources du dispositif de cinéma

 Un colloque à New York autour d’un film quasi-inconnu d’Abbas Kiarostami, et plusieurs autres œuvres présentées dans la même ville, offrent l’occasion d’une réflexion sur les effets des différents dispostifs audiovisuels, et la place singulière qu’y occupe le cinéma.

Cas 1 cas 2

C’est un film unique, et resté pratiquement invisible durant 30 ans. C’est un cas exceptionnel où un cinéaste parvient à enregistrer ce qui se joue durant un moment révolutionnaire. Il s’appelle Cas n°1, cas n°2, il a été réalisé par Abbas Kiarostami au milieu de la révolution de 1979 qui a renversé le Shah d’Iran et allait porter au pouvoir le parti islamiste de l’ayatollah Khomeiny. On n’y voit ni émeutes ni affrontements avec la police, ni foules en liesse saluant l’avènement d’un nouveau pouvoir. On y voit une saynète mise en scène par le réalisateur dans une classe, où un élève ayant perturbé le cours, le professeur exclue sept élèves pour une semaine, à moins qu’un d’eux dénonce le coupable. Cette saynète est montrée successivement aux véritables pères des élèves, qui émettent leur opinion sur la situation et sur l’attitude que devraient observer enseignant et étudiants.

Cas 1 & 2

Ensuite on voit un élève dénoncer un de ses camarades et reprendre place dans la classe. Après quoi, cet enchainement est commenté par la plupart des dirigeants politiques et spirituels du moment très particulier que le pays est en train de vivre : deux ministres, des directeurs de médias, deux religieux islamiques de haut rang dont le procureur général des tribunaux révolutionnaires, le secrétaire général du Parti communiste iranien, le chef du parti libéral, un dirigeant de la Ligue des droits de l’homme, le grand rabbin de Téhéran, l’archevêque de l’église arménienne, un des cinéastes les plus connus, un grand acteur très populaire.

Ce qu’ils disent, la manière dont ils jouent et déjouent le cas de conscience moral et les puissances métaphoriques par rapport à la situation politique du pays, puis la reprise (Cas n°2) de ce dispositif avec un autre dénouement (personne n’a cafté, tout les élèves sont restés dans le couloir une semaine entière) déploie un incroyable et complexe assemblage de discours, qui explicitent l’étendue des positions qui furent à un moment – abusivement simplifié ensuite en « révolution islamique » – présentes simultanément dans ce moment charnière qu’on nomme « révolution ». Une connaissance de la suite lui donne une coloration tragique, certains des protagonistes étant destinés à être exécutés par certains autres dans les semaines qui ont suivi cet enregistrement.

Tourné au printemps et à l’été 1979, le film n’a été projeté qu’une fois, en septembre, juste avant l’établissement de la toute puissance islamiste. Il a depuis fait l’objet d’une rigoureuse interdiction, même si il a été possible de sortir du pays des copies vidéo qui, malgré leur mauvaise qualité, ont passionnés les chanceux qui ont pu la voir, notamment au Festival de Locarno 1995. De manière nullement  fortuite, le film a ressurgi dans le sillage du Mouvement vert, sur YouTube puis, avec une meilleure qualité, sur Vimeo.  Cette réapparition a suscité la tenue d’un colloque organisé à la New York University par le chercheur Hadi Gharabaghi (colloque auquel l’auteur de ces lignes participait).

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Parmi les nombreux aspects passionnants de Cas n°1, cas n°2 figure une de ses caractéristiques formelles, à savoir d’être un film-dispositif. Kiarostami met en place un « système » (parabole filmée aux franges du documentaire et de la fiction, puis interrogation face caméra d’une série de témoins, toujours filmés d’une manière identique). Et ce système engendre une série d’effets parfaitement imprévisibles, mais qui sont ensuite ré-agencés, en particulier par les choix de montage (ordre des intervenants, durée des plans, inserts…). Le résultat, d’une immense diversité et d’une grande profondeur, tient à l’association spécifique du procédé rhétorique employé, déclinaison des petits films pédagogiques que le cinéaste tournait où commanditait dans le cadre du département cinéma du Kanoun[1], qu’il dirigeait, et des puissances propres du cinéma – cadrage, montage, continuité de la projection. De quoi susciter, aussi, la réflexion sur cet agencement très particulier des contraintes propres à l’installation et de celles caractéristique du cinéma.
Il se trouve qu’au moment où se tenait ce colloque on pouvait voir à New York plusieurs autres dispositifs audiovisuels – installations – de grande qualité. Au Musée d’art moderne (MoMA), dans le grand espace de la mezzanine, l’artiste britannique Isaac Julien présente ainsi Ten Thousand Waves, composé de neuf écrans disposés en hauteur et sur lesquels apparaissent des images somptueuses, construites autour de certains motifs – le souvenir de migrants chinois emportés par une tempête sur les côtes britanniques, un conte chinois à propos d’un pêcheur sauvé par une divinité, des défilés de l’ère maoïste, un studio de cinéma du vieux Shanghai, les mutations urbaines de la Chine contemporaine, le souvenir de l’héroïne de La Divine, classique du cinéma chinois où une mère se prostitue pour sauver son fils. Mettant en œuvre d’énormes moyens (et la présence de la star Maggie Cheung en déesse planante), l’œuvre produit un puissant effet esthétique, d’autant plus efficace que l’agencement des plans, et du son, crée une impression d’immersion extrêmement riche de sensations. Cette puissance d’effets se révèle pourtant totalement dépourvue d’enjeux, d’ouverture sur quoi que ce soit d’autre – la Chine contemporaine, la mondialisation, le rapport entre récits anciens et drames contemporains, ou ce que vous voudrez. Cette beauté solipsiste tourne ainsi au trip vain.

1000 WavesTen Thousand Waves d’Isaac Julien au MoMA (New York)

Il serait naïf d’opposer ici l’efficience du dispositif-cinéma, exemplairement celui mis en place, avec de très simples moyens, par Kiarostami, et la vanité du dispositif-arts plastiques représenté avec talent par Isaac Julien. En témoigne une autre installation vidéo, visible quant à elle au Metropolitan Museum et signée d’un autre très grand artiste contemporain habitué de multiples modes d’expression, le Sud-Africain William Kentridge. The Refusal of Time se compose de cinq écrans disposés autour d’une sorte de soufflet géant en bois, cuir et cuivre, baptisé « l’éléphant » – objet industriel droit venu du 19e siècle (comme le cinématographe). Sur les écrans sont projetés des séquences associant jeux sur la relativité, graphismes savamment ludiques, formes abstraites, éléments d’archives, saynètes dansées, moments de carnaval en ombre chinoise… Cet agencement complexe et dépourvu de logique explicite, qui n’a à peu près rien à voir avec les ressources particulières du cinéma, se révèle une puissante machine à susciter des questions, des rapprochements, des oppositions. Dispositif hétéroclite et ironique, travaillant la dissonance et les effets de rupture, l’œuvre de Kentridge envoûte et stimule à la fois, pour un plaisir actif qui semble pouvoir être inépuisable.

P1060863The Refusal of Time de William Kentridge au Metropolitan Museum (New York)

Pas question non plus de se fonder sur la seule disposition dans l’espace ou le mode de représentation pour différencier les procédés et les effets. Il peut y avoir du cinéma dans un dispositif à écran multiple, on y songeait en se laissant dériver chez Isaac Julien : au générique de son œuvre figure aussi le grand artiste chinois Yan Fudong. On se souvenait alors d’une œuvre du même Yan Fudong, Fifth Nightprésentée naguère chez Marian Goodman, et qui palpitait de toutes richesses propres au cinéma, malgré son appareillage destiné à la galerie d’art et non à la salle de projection. A New York toujours, et toujours au même moment, une autre œuvre de Yan Fudong, le sublime Liu Lan est présenté au fond d’un corridor du Metropolitan.

Yang_Fudong_liulan_2Liu Lan de Yan Fudong au Metropolitan Museum

Il témoignait lui aussi des puissances cinématographiques d’un regard, d’une relation particulière au temps et à l’espace – ici dans un geste mobilisé pour évoquer encore un autre art, la peinture chinoise à l’encre. Dans son émouvante modestie et son exigeante écriture, le film de Yan témoignait combien il est aussi absurde d’opposer les arts que de prétendre les confondre dans le fourre-tout du visuel et ses oripeaux « postmodernes ».



[1] Institut pour le développement intellectuel des enfants et des adolescents, organisme à vocation pédagogique mis en place à l’époque du Shah, et maintenue depuis. Abbas Kiarostami en a créé le département cinéma et l’a dirigé de 1969 à 1979.

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Au bout de la nuit

Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Ceylan

« La poursuite n’est pas (…) un thème parmi d’autres qui qualifierait un certain type de narration. La poursuite est l’essence même du cinéma. (…) la construction du regard du spectateur à partir d’une expérience perceptive continue de faire opérer la poursuite, la rupture et les suspens dans ce qui nous est donné à voir et qui s’appelle un film, suite d’images inscrites dans une temporalité à la fois réelle et fictive. » Ces phrases figurent dans le nouveau livre de la philosophe Marie-José Mondzain, Images (à suivre), qui vient de paraître chez Bayard. Elles font directement écho à Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Ceylan, qui sort en salles ce 2 novembre.

Qu’y poursuit-on ? Qui est poursuivant ? Poursuivi ? Il faudra tout le film pour donner non pas les réponses, mais le véritable sens de ces questions. La situation paraît pourtant simple. Un meurtre a été commis. Arrêté, l’assassin doit conduire un policier, un procureur et un médecin là où est enterré le cadavre. Mais il est incapable de désigner l’endroit avec précision, ou peut-être le prétend-il. Dans la nuit qui tombe et s’épaissit, voici donc un convoi de voitures errant à travers la steppe anatolienne, d’un lieu à l’autre correspondant aux indices livrés par le meurtrier, une fontaine avec un arbre à côté, près de la route…

Enquête, quête, errance, doute, mise à jour de la vérité des personnages qui participent à ce périple nocturne, et qui devient parcours initiatique pour celui qui se révèle au centre du récit, le médecin des villes embarqué à son corps défendant dans cette affaire violente et archaïque, opaque et banale. En même temps que s’épaissit la nuit de plus en plus difficilement trouée par les phares des voitures, en même temps que s’alourdit la fatigue et que s’exacerbe la tension, le mystère s’approfondit, au sein de cette maigre énigme se révèlent peu à peu d’autres ombres, d’autres troubles.

« Expérience perceptive », en effet, que l’impressionnante beauté des images dans ces paysages désolés où la mythologie rôde. Mais expérience perceptive, aussi, que l’inquiétante étrangeté des présences de ces corps d’hommes, assignés à des fonctions (LE meurtrier, LE docteur, LE flic, LE juge), et dont la présence et les actes, la confrontation à des péripéties à la signification incertaine, ou peut-être dépourvues de sens, construisent en effet le regard des spectateurs. Expérience palpitante qui s’élance d’abord lentement puis de plus en plus intensément dans l’aridité des lieux et de l’intrigue, tandis que Nuri Bilge Ceylan déploie son film comme proposition d’une aventure vécue par chaque spectateur.

A la lueur de ces lanternes et de ces lampes torches qui, à l’écran, métaphorisent le projecteur de cinéma, dans les replis d’une fiction qui est aussi celle des attentes, des préventions et repères du spectateur, la recherche qui anime les protagonistes engendre un espace presque infini, et en même temps intime, propre à chacun de ceux qui verront le film, et où il revient à chacun de frayer son propre chemin.

Ce sera aussi, non sans rebondissement, le trajet intérieur du médecin, personnage autour de qui, peu à peu, s’organise la progression de la narration. Et en retour celle-ci exige de lui le passage du statut de témoin à celui d’intervenant – de spectateur à acteur, exactement ce qui est proposé à ceux qui sont dans la salle.

Est-ce à dire que Il était une fois en Anatolie, avec son titre-citation, serait un film sur le cinéma ?  Pas du tout, ou pas plus qu’aucune œuvre importante n’est toujours aussi mise en jeu et en question des moyens artistiques dont elle use. Chacun a tout loisir, dans le film de Bilge Ceylan, d’élaborer les dimensions (morales, politiques, esthétiques, de vie quotidienne…) que mobilise la projection. Elles sont innombrables, et, au plus, ne renvoient au dispositif cinématographique que pour autant que celui-ci est représentatif d’enjeux infiniment plus larges. Il n’est pas question ici du « sujet » du film, comme avec toute œuvre d’importance elle ne saurait se réduire à un quelconque sujet, il est question de mise en scène.

Le cheminement nocturne par lequel s’ouvre le film accomplit le beau prodige d’en créer à la fois les conditions narrative au sein de l’économie du film, et les conditions psychiques, dans l’esprit de chaque spectateur. Dans ce film-arbre, la première partie est un tronc dense et rectiligne, dont la densité et la droiture sont la condition du vaste épanouissement qui se produit ensuite. Le sixième long métrage du cinéaste turc apparaît ainsi comme la synthèse et le dépassement réussi de ses réalisations précédentes, qui en seraient comme les racines profondément enfoncées dans la terre de son pays. On y retrouve la capacité de laisser affleurer l’immensité, la complexité, la beauté et cruauté du monde qui caractérisait ses deux premiers films, les moins connus et pourtant les plus beaux jusqu’à ce jour, La Ville (Kasaba)et Nuages de mai, tout en retrouvant la vigueur dramatique, la pulsion interrogative qui habitait Uzak, Les Climats et Les Trois Singes.

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Bon alors, le cinéma, c’est quoi ?

1) Une question de distinction

Longtemps la question de savoir ce qui était du cinéma, par différenciation sinon par opposition à ce qui n’en est pas, ne s’est pas posée. Quand, juste avant de mourir, André Bazin réunit un certain nombre d’articles écrits au cours des années 40 et 50 dans un ouvrage devenu une référence essentielle, et l’intitule Qu’est-ce que le cinéma ? (Editions du Cerf), il pose la question de la nature même du cinéma, question à laquelle il se garde d’ailleurs de donner une réponse exhaustive. Il ne se soucie pas de distinguer le cinéma de ce avec quoi on pourrait le confondre, tout simplement parce qu’un tel risque n’existe pas. Si son ouvrage abonde en comparaisons avec les autres arts, la littérature, le théâtre, la peinture et la photographie, c’est pour dessiner ce qui se ressemble et ce qui dissemble dans ces ensembles que personne ne pourrait mélanger.

C’est pourtant à peu près au même moment, ce moment qui celui de l’essor de la télévision, que la question va commencer de se poser, dès lors qu’il va devenir courant de voir dans le même cadre, le poste de télé, des objets qui relèvent du cinéma (les films) et d’autres non (tout le reste). Depuis, on n’en est jamais sorti, et même ça n’a fait que se compliquer, avec la multiplication des supports pour les films (VHS, DVD, VOD), et surtout la démultiplication des formes audiovisuelles autres que le cinéma (télé sous toutes ses formes, vidéo art, videogames, V-jaying, remix, monde infini des productions d’images en ligne…). Sacré renversement, après un peu plus de demi-siècle où il y aura eu une évidence de l’homonymie entre « cinéma » comme moyen d’expression et « cinéma » comme lieu (bâtiment et dispositif) où le public rencontrait le premier – le cinéma se trouvait dans les cinémas, et c’était tout.

L’enjeu peut sembler purement théorique, et même rhétorique. Pourtant, en France tout du moins, cette distinction cinéma/télévision n’est pas seulement abstraite, elle est aussi administrative et économique, puisqu’il est obligatoire de clairement choisir son statut, film de cinéma ou produit audiovisuel : pas les mêmes conditions de financements, pas l’accès aux mêmes aides, pas les mêmes règles de diffusion ni de répartition des recettes. Mais cette distinction stricte, qui a une histoire longue et qui vient de préoccupations complexes et à bien des égards légitimes, ne recoupe pas une autre réalité subjective : ce qui fait que, non pas réglementairement mais esthétiquement, certaines réalisations sont du cinéma et d’autres non.

 

2) Les violons du bal

Première réponse, par la négative : ce n’est certainement pas le fait de sortir d’abord en salle qui fait qu’une production audiovisuelle est un film. On peut au contraire affirmer que beaucoup de ce qui sort en salle n’est pas du cinéma, que c’est le plus souvent de la télévision et y trouverait à meilleur droit sa place, tandis que certaines réalisations produites par la télévision et  prioritairement diffusées par elle sont pourtant bel et bien des films de cinéma à part entière. Ce double phénomène s’explique par une série de causes liées entre elles, qui correspondent à la fois à l’évolution de la production et de la diffusion.

Côté production, en France tout au moins, on a réussi à imposer au cours des années 70, et à instituer de manière de plus en plus vigoureuse et systématique l’obligation pour les chaines de financer les films de cinéma. C’est d’une manière générale une bonne chose, qui a permis au cinéma français de maintenir une productivité (en termes quantitatifs) et une créativité (en termes qualitatifs) sans égal dans les pays comparables. Mais assez logiquement, au fil des ans et malgré les garde-fous qu’on a tenté de mettre en place,  les bailleurs de fonds ont de plus en plus influencé les produits dont ils permettaient la naissance. C’est le vieux dicton « qui paye les violons du bal mène la danse ».

Une diffusion en prime time appelle un autre type de produit qu’un projet de cinéma : pas le même scénario, pas la même organisation des péripéties, pas le même jeu d’acteur, pas la même utilisation du cadre, de la lumière, du montage, etc. Certains cinéastes agissent très consciemment dans ce contexte. Clint Eastwood a expliqué un jour qu’il recourait systématiquement à des plans très sombres dans ses films pour que ceux-ci deviennent irregardables à la télévision. Mais il vaut mieux être Clint Eastwood pour essayer d’imposer ce genre de parti pris.

Josey Wales, hors-la-loi (de la la télé?). “Des plans si sombre qu’on n’y verra rien à la télévision” (ni sur internet)

D’autres ne risquent pas de se poser ce genre de questions. Ici, un souvenir personnel. Au début des années 2000, le Festival de Venise présentait chaque matin à 8h30 du matin le premier film d’un jeune réalisateur italien. N’écoutant que mon devoir de critique, je me suis plusieurs années de suite levé à l’aube pour aller à la découverte d’une nouvelle génération de cinéastes italiens, relève que nous attendons depuis un bon quart de siècle maintenant. Ce que j’ai vu était… horrible. Ce n’est pas que j’ai vu des mauvais films, ça j’en vois toute l’année, et originaires de tous les pays, à commencer par la France. Mais j’ai vu des produits audiovisuels dont il était évident, à mes yeux au moins, que leurs réalisateurs n’avaient jamais vu, ou en tout cas n’avaient jamais senti ce qu’était un film de cinéma. Ils avaient vu de la publicité, ah ça oui, ils avaient vu des clips et jeux télévisés, ils avaient vu des séries télé, ils avaient vu des jeux vidéo. Mais des films de cinéma, pour autant qu’on pouvait en juger, non.

Or la question n’est pas du tout liée au fait de voir seulement, ou même principalement des films sur petit écran. Voir des films sur petit écran, c’est notre cas à tous, et toutes les générations successives qui ont découvert le cinéma à partir des années 70, c’est-à-dire toutes les personnes de moins de 50 ans, l’ont d’emblée majoritairement connu sur un petit écran, celui de la télévision unique et publique, de la télévision privée, cryptée, pas cryptée, thématique, satellite, TNT, celui relié au magnétoscope, au lecteur de DVD, au blue-ray, à des serveurs internet légaux ou pas – je laisse de côté les écrans de téléphones portables. En France, la cinéphilie des adultes doit plus aux programmes de Claude Jean Philippe et de Patrick Brion, le Ciné-Club sur la 2 et le Cinéma de Minuit sur la 3, auxquels j’ajouterais volontiers les « Dernières Séances » d’Eddy Mitchell, qu’à aucune institution cinéphile classique.

Est-ce à dire que le dispositif de visionnage n’aurait alors aucune importance ? Evidemment non. Mais elle n’est pas décisive. Ce qui est décisif est ce qui est en jeu dans l’expérience de la projection en salles, avec l’ensemble des opérations qui s’y rattachent : sortir de chez soi, être dans le noir, être au sein d’un collectif dont on ne connaît pas la plupart des membres, être face à une image considérablement agrandie, être immergé dans un environnement sonore en partie comparable sur le plan auditif au bigger than life de la projection. A quoi pourrait encore s’ajouter, dans certains cas, le fait de payer, même si la relation entre un acte de paiement volontaire et la vision d’un film s’estompe et se brouille avec la multiplication des cartes dites « Illimité ».

Il faut rappeler ici que nous parlons d’une expérience, la projection en salle, qui suscite à nouveau et depuis dix ans un engouement certain chez nos contemporains, et particulièrement chez les plus jeunes. Les entrées en salles sont sur une courbe ascendante, la fréquentation moyenne d’un cinéma par l’ensemble de nos concitoyens a sensiblement augmenté, la part des préadolescents, adolescents et jeunes adultes dans le public global reste écrasante. Contrairement à ce qu’on a dit au cours des décennies antérieurs, les années 70, 80 et 90, nous ne vivons nullement une disparition ou même un affaiblissement des expériences de la projection par le public et notamment les jeunes spectateurs.

Dire cela ne préjuge pas de quels films sont vus, dans quelles salles et quelles conditions de projection. Mais même si ces éléments sont de nature à nourrir bien des inquiétudes, il reste très important qu’en tant que telle l’expérience de la projection en salle compte, qu’elle est désirable, et que toutes les évolutions techniques ont participé du renforcement de cette expérience.  On pourrait faire ici un aparté à propos du cas de la projection à domicile ou dans un espace privé, ce qu’on appelle le « home cinéma ». Même s’il est appelé à rester limité, il s’agit d’un phénomène intéressant dans la mesure où il permet de reproduire une partie de ce que produit la salle, à savoir un phénomène sensoriel et mental très particulier qui tient à la projection, à la projection venue de derrière soi, d’une image plus grande que soi, dans l’obscurité. Ce phénomène est très différent de celui produit y compris par les écrans plats de grande taille, plasma ou autres, qui même s’ils offrent une aussi grande image que la projection n’offrent pas la même image.

3) La salle de cinéma, destination fatale

Mais j’en reviens au caractère singulier de l’expérience de la projection en salles, avec ce qu’elle induit. Parce que ce dispositif particulier de la salle et du grand écran joue un rôle décisif dans la conception des films, de certains films, ou plutôt des seules productions audiovisuelles qui devraient recevoir l’appellation de films.  C’est même le seul critère pour essayer d’évaluer ce qui, parmi toutes les propositions d’images animées et sonores qui nous environnent, relève du cinéma : ce qui définit un film est le fait d’avoir été conçu avec comme visée la salle et le grand écran.

Nous savons qu’aujourd’hui les films sont moins vus en salles que sur petit écran, et que leur rentabilité se joue pratiquement toujours sur ce qu’on nomme les « marchés secondaires », droits TV, droits vidéo, droits VOD. Ces marchés sont « secondaires » parce qu’ils arrivent en second, après, mais ils sont devenus décisifs en terme de retour sur investissement. Nous savons que la salle est désormais considérée pour beaucoup de films comme une sorte de vitrine, un espace promotionnel qui permet un lancement de prestige avant de passer au business. C’est très important, il serait très dommage de ne pas se soucier de ce processus de la vitrine, de l’exposition, qui est le processus de la construction symbolique de l’importance du film comme objet, de sa distinction – avec toutes les difficultés que suscitent à cet égard la multiplication des sorties, et les effets négatifs des cartes « Illimité » qui tendent à rapprocher les offres de films d’une offre de flux. La sortie en salles reste l’espace qui construit, ou en tout cas qui a vocation à construire la visibilité du film, son existence comme objet singulier.

Or ce processus de la distinction est, en principe, le pendant de ce qui s’est joué avant, au cours du processus de création de l’œuvre. En principe, la salle répond du projet esthétique qui définit ce qui y est projeté. « En principe », car nous savons bien d’une part que les méthodes de marketing sont très capables de nous vendre du produit audiovisuel comme des œuvres de cinéma, et d’autres part que de très nombreux spectateurs ne demandent pas forcément ce que le cinéma permet ou propose. Un exemple ? Francis Veber, qui a été un réalisateur de comédies plus qu’honorable à ses débuts (la trilogie avec le tandem Depardieu-Richard), a filmé sa pièce de théâtre Le Diner de cons sans aucune idée de mise en scène cinématographique. Pourquoi pas ? C’est une « captation » comme on dit, ça permet de la diffuser à la télé à des millions de gens qui ne l’auraient pas vu au théâtre et à qui ça plait, tout va bien. Mais que cet enregistrement  attire aussi des millions de spectateurs en salle, où se produit n’a rien à faire, prouve que dans les salles peuvent se jouer bien d’autres désirs qu’un désir de cinéma, lequel n’est à aucun moment partie prenante de cette opération de démultiplication des marchés. Que le film, le « geste cinématographique » soit loin d’être le seul motif pour aller dans une salle est un phénomène ancien, mais qui se développe à mesure que les exploitants travaillent en finesse tout ce qui permet de vendre des billets (et des confiseries, beaucoup plus rentables). On le voit avec l’essor de programmes alternatifs, qui se cachent derrière le grossier cache-sexe d’une programmation culturelle (Parsifal au MET ! live ! mazette !) pour faire entrer dans les mœurs une pratique sur laquelle, comme artiste lyrique je ne compterais pas pour assurer mon avenir. Le foot, en revanche…

Mais cela ne change rien à la réalité des expériences singulières, et qui participent elles pleinement du cinéma, que permet la projection en salles, et qu’il importe d’autant plus de travailler à partager. Cette expérience répond au fait que certaines productions audiovisuelles sont réalisés dans la visée du grand écran et de la salle. Cette visée, généralement inconsciente chez les cinéastes mais qui ne va pas de soi, et ira de moins en moins de soi à mesure que d’autres expériences audiovisuelles sont massivement partagées, cette visée est loin d’être toujours l’attente des producteurs et des bailleurs de fond, qui souvent appartiennent à un autre univers que le cinéma. Cette visée se traduit par une infinité de choix en terme de narration, de jeu d’acteur, de décisions concernant le cadre, la lumière, la profondeur de champ, le montage, etc.

Melvil Poupaud et Thomas Monplot dans Les Faux-Monnayeurs de Benoît Jacquot

Le cinéma, en tant que processus créatif conçu pour un dispositif spécifique, la salle, recèle des richesses particulières dont chacun peut tirer parti. Je ne suis pas en train de dire que tout ce qui n’est pas du cinéma est nul. Il existe la possibilité d’accomplissements passionnants dans d’autres registres que celui du cinéma, que ce soit du côté des séries TV ou de l’art vidéo notamment. Il existe même des gens qui font le choix de travailler dans plusieurs registres, par exemple Jean-Luc Godard qui est très clair sur le fait que ses Histoire(s) du cinéma ne sont pas un film mais un essai vidéo, ou Benoit Jacquot qui refuse que son adaptation des Faux Monnayeurs soit montrée en salle, alors même qu’on le lui propose. Jacquot a conscience d’avoir réalisé une œuvre de télévision, d’ailleurs excellente. Ce qui est tout à fait différent de ce qui se passe par exemple quand Pascale Ferran réalise pour le cinéma Lady Chatterley mais doit, pour des motifs réglementaires qui tiennent au financement, livrer une « version télé », en l’occurrence plus longue, tandis que à l’époque de la collection « Tous les garçons et les filles », André Téchiné et Olivier Assayas avaient eux aussi réalisé des films de cinéma (Les Roseaux sauvages et L’Eau froide) avant de livrer un montage court pour l’antenne (Sur un arbre perché et La Page blanche).

 

4) Qui est-ce qui décide ?

Au-delà de l’affirmation générale de la visée du grand écran, qu’est-ce qui permet d’affirmer que tel ou tel « objet » est ou n’est pas un film de cinéma ? Rien. Ou plutôt, aucun critère général. Il faut regarder les films un par un, et répondre à chaque fois à la question. Et qui peut énoncer la réponse, qui est légitime pour prononcer le verdict ?

Moi.

Pas moi tout seul, vous, chacun de nous. Parce qu’il n’y a pas de critère objectif, pas de définition technique. Il y a la formation du goût, la construction toujours subjective de certaines attentes, de certaines ouvertures. Il y a la capacité du cinéma à construire des blocs d’espace temps qui ouvrent sur un mystère.  Rohmer le fait, Hou Hsiao-hsien le fait, David Lynch le fait, James Cameron le fait, Isild Le Besco le fait, Raymond Depardon le fait, Miyazaki, Nanni Moretti et Tim Burton le font. Et beaucoup d’autres, par une infinité de moyens. Mais encore beaucoup plus ne le font pas, ne savent pas le faire, ou n’essaient même pas. Ils font autre chose que du cinéma. C’est à dire qu’ils n’offrent pas une des innombrables modalités de rapport au monde que permet le cinéma, et lui seul. Des modalités qui, permettant de l’élaboration de certains rapports à la réalité et à l’imaginaire, à soi-même et aux autres, sont capables de contribuer à la construction d’eux-mêmes des individus, ce qui est la véritable raison d’être de toute œuvre d’art.

Qui, alors, dit si ce qui se donne pour un film accomplit cette promesse du cinéma ? Une autre réponse que le « moi » de tout à l’heure serait : la critique. Mais pas au seul sens cette de fois de « moi, le critique », pas au sens d’une corporation dont je fais partie. La critique au sens de l’esprit critique dont chacun est en principe doté, au sens du travail critique que tout spectateur peut faire face au film, pour lui-même. C’est le seul tribunal qui vaille. Non pour condamner, mais pour choisir et pour, au plus beau sens du mot, distinguer.

 

 

 

NB : ce texte est une réécriture  d’une conférence sur le thème « Diffuser/montrer/recevoir : Comment les conditions de diffusion d’une œuvre influent-elles sur sa perception par le public? » prononcée à l’occasion des Rencontres de l’éducation artistique aux images à Montpellier, le 2 février 2011.

 

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Le cinéma, au cinéma

Enjeux et promesses de la projection à l’ère du numérique et du relief

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En ce moment se joue une mutation majeure dans la manière de montrer les films. Il s’agit du passage de l’utilisation d’outils analogiques, notamment la pellicule, à des outils numériques, aussi bien au moment du tournage que lors de la projection. S’inscrivant dans une évolution bien plus vaste (les innombrables aspects du recours à des techniques numériques, dans tous les domaines), le phénomène particulier du passage à la projection numérique est l’occasion d’une réflexion des professionnels et des pouvoirs publics, partout dans le monde, dont l’importance en fait bien plus qu’un simple enjeu technique. Y compris dans des pays où l’idée même d’une organisation coordonnée d’intervention des pouvoirs publics dans un domaine à la fois d’entreprises privées et de produits culturels, cela aura été l’occasion d’initiatives nouvelles, et significatives bien au-delà du dossier lui-même. Ainsi par exemple en Grande Bretagne ou en Pologne, qui revendiquent pourtant d’ordinaire des attitudes ultralibérales de non-intervention. En France, le sujet a donné lieu à une initiative particulièrement intéressante (cf. « La guerre des salles aura-t-elle lieu ? » sur ce même blog).

Qu’est-ce qui se joue, en effet, à l’occasion de ce changement ? Avant d’essayer de mettre en évidence ces enjeux, il faut commencer par dire que le passage des salles de cinéma de la projection de la pellicule analogique, ou argentique, à des images et des sons stockés dans un fichier numérique ne fait plus l’objet d’aucun débat quant à son principe. La chronologie de cette évolution, les différentes normes techniques, les modèles économiques, la possibilité et la nécessité de conserver à titre mémoriel des projecteurs analogiques en état de fonctionnement restent des questions débattues, mais pas le principe lui-même du passage progressif, mais en constante accélération, de la projection en salles avec des outils numériques.

Pourquoi est-ce donc si important ? La question appelle deux réponses, complémentaires mais différentes. La première porte sur la manière dont le développement des techniques numériques modifie le processus même de la projection. La seconde concerne la place de ce dispositif particulier qu’est la projection dans un environnement où se multiplient les autres modes d’accès aux images (et aux sons).

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La projection à l’ère du numérique

Il faut ici à nouveau introduire d’emblée une autre distinction, entre la projection des films dans les salles de cinéma et la projection à domicile ou dans un espace privé.

Pour ce qui concerne les salles, il faut remarquer que le cinéma commercial analogique aura vécu selon une règle commune, égalitaire : du point de vue du matériel, tout les films distribués dans les salles commerciales utilisaient le même support, la pellicule 35mm. Cela a joué un rôle très important dans la possibilité de faire coexister dans les mêmes lieux des films très radicaux et des films très grands publics, disons un film de Steven Spielberg et un film de Jean-Marie Straub. Même si nous savons bien que l’accès réel aux salles n’a jamais été égalitaire, ce point de passage technique commun entretenait, symboliquement mais aussi dans une certaines mesure pratiquement, l’hypothèse de l’appartenance à un même univers, celui du cinéma.

Les développements de la technique numérique proposent, à l’inverse, des choix plus variés, et d’ailleurs très intéressants, mais porteurs de nouveaux risques. Avec du matériel léger et bon marché, il est aujourd’hui possible de montrer facilement des films dans des lieux à peine aménagés, et dans des conditions de conservation et de transport beaucoup plus souples qu’auparavant. Il serait absurde de se draper d’emblée dans le refus de ce « cinéma du pauvre », quand nous savons que des régions entières deviennent des déserts cinématographiques, quand nous recevons chaque année l’annonce de la fermeture de la dernière salle d’un pays, comme par exemple cette année est arrivée la nouvelle concernant le Cameroun.

Simultanément, les technologies les plus avancées de la projection numérique permettent des projections d’une très haute qualité technique de l’image et du son, auxquels est en train de se joindre le relief, qui permettent une offre très « haut de gamme » dans des installations prestigieuses et hyper-équipées. Il y a là d’énormes moyens matériels, de considérables perspectives commerciales, et sans doute, si de grands créateurs s’emparent de ces projets, l’hypothèse d’œuvres nouvelles et différentes, même si c’est à l’évidence l’industrie qui ouvre cette voie. Le cinéma est habitué à ce type de processus : c’est l’industrie, et non les artistes, qui a joué un rôle moteur dans le passage au cinéma sonore, puis au cinéma en couleur. Ce qui ne signifie pas que l’industrie a toujours raison mais que les créateurs savent s’emparer d’innovations nées de motivations qui n’étaient pas les leurs.

Il n’empêche qu’avec ces disparités entre les modes de filmage et entre les modes de projection introduites par le numérique, le risque est désormais énorme de voir le cinéma se casser en deux dans le lieu même qui maintenait les apparences de son unité : la salle.

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Cette fracture n’est pas une fatalité. Pour illustrer cette affirmation, parlons un moment de ce qui est peut-être en train de devenir l’application la plus spectaculaire du passage à la projection numérique : la 3D. Dans ce cas en particulier, il ne fait pas de doute que l’initiative vient de l’industrie lourde, et que les capacités de s’adapter à ce nouveau système sont, dans un premier temps au moins, le privilège des grands circuits. Mais rien n’exclue que les salles indépendants puissent construire les conditions de leur accès à ces systèmes de projection, avec le soutien des pouvoirs publics, en négociant avec les fournisseurs de matériels et autant que possible en trouvant des formes d’alliances entre elles (soit, pour une large part, ce qui s’est produit ou est en train de se produire pour l’équipement en numérique 2D).

Une telle perspective n’a de sens que si on y ajoute une interrogation le plus souvent évacuée dans les débats corporatifs : l’équipement 3D oui, mais pour projeter quoi ? Or il apparaît que si la 3D contemporaine a commencé avec des blockbusters et presque uniquement des films d’animation, elle est susceptible d’être utilisée à des usages artistiques beaucoup plus diversifiés. 

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On a commencé à voir arriver des films 3D en prises de vues réelles, comme Le Voyage au centre de la terre, et les projets Avatar de James Cameron, Alice au Pays des merveilles de Tim Burton  (les vignettes ci-dessus) et Tintin de Steven Spielberg ont vocation à élargir considérablement la place des films en 3D au sein de l’offre, tout en explorant ses usages narratifs, plastiques et spectaculaires. Surtout, on voit déjà des indépendants s’intéresser eux aussi au relief, et réaliser des films à budgets modestes avec cette technologie, par exemple The Hole de Joe Dante, présenté au Festival de Venise cette année: The Hole 3D et aussi    Joe Dante’s The Hole 3D: Filming a pivotal scene

Ce sont des projets qui, pour l’instant, relèvent d’un genre spécifique, le cinéma fantastique. En quoi la 3D déploie dans les salles ce qui aura été son principal usage dans les années 1990 et 2000, les effets spectaculaires d’étrangeté et de surprise sur les visiteurs dans les parcs d’attraction. Mais si une évolution de l’enregistrement de la réalité du relief devient ainsi une possibilité à portée de la main, pourquoi ne serait-ce pas aussi pour d’autres usages ? De l’attraction foraine spectaculaire au développement d’un langage artistique élaboré, c’est une évolution que le cinéma a déjà connu lors de ses premières décennies d’existence, et rien n’empêche a priori d’envisager une trajectoire comparable. Dans de multiples directions, la réalisation en 3D ouvre des possibilités plastiques nouvelles, et infiniment plus nuancées que les effets de foire (c’est à dire de parcs d’attraction) auxquels le procédé a d’abord servi.

D’ores et déjà la prise de vue en 3D ouvre à de nouveaux éléments de vocabulaires visuels, en terme de rapports dans l’espace et de rapports d’échelle (voir le dossier du numéro 647 des Cahiers du cinéma, juillet-août 2009). Nous vivons dans un monde en relief, en quoi le cinéma, art de l’enregistrement du réel, se dévoierait-il s’il apprenait à restituer ces trois dimensions comme il a appris à restituer le mouvement, puis les sons, puis les couleurs ? Et déjà, les cinéastes qui ont commencer de travailler ces procédés tendent très vite à inverser le « sens » du relief : non plus utiliser l’illusion d’optique pour faire sortir des objets de l’écran, sur un mode le plus souvent agressif, mais au contraire « creuser derrière l’écran », construire l’espace du relief vers l’arrière et pas vers l’avant par rapport au plan de l’écran.

Nul doute qu’il y ait là, pour les inventeurs de formes cinématographiques de demain, des possibilités esthétiques et dramatiques à explorer, et qui passent par des décisions techniques tout à fait inédites.

Parlons maintenant d’un tout autre aspect de la projection numérique, la facilité d’installer un vidéo-projecteur numérique à la maison. La maison n’est pas la salle, et une part importante des caractéristiques ne s’y retrouvent pas : tout ce qui est lié au fait de sortir de chez soi, de se retrouver avec d’autres, des inconnus, et bien sûr la forme d’engagement que constitue l’acte de paiement. Mais le désir de voir chez soi le film grâce à une telle installation atteste de l’importance encore accordée aux conditions de relation du spectateur avec les images et les sons : l’installation d’un vidéo-projecteur est très différente de l’acquisition d’un grand écran de télévision, elle implique un autre rapport au lieu et à la durée, suppose de créer l’obscurité, et reproduit une part du rituel de l’image plus grande que soi et venue de derrière, qui n’a pas les mêmes effets psychiques que l’image électronique émise par l’écran de télévision.

Et il n’y a pas que la maison. Le vidéoprojecteur permet, on l’a dit, de projeter des films dans des conditions à peu près acceptables dans un très grand nombre d’endroits publics cette fois, mais qui ne sont pas des salles : l’école, l’université, les centres culturels, les colonies de vacances, les maisons de retraite, les entreprises, les hôpitaux, les prisons…, et ainsi d’organiser partout où c’est possible des rencontre collectives et individuelles avec le cinéma, d’en donner le goût à de nouveaux spectateurs. Avec comme effet, aussi, qu’ils acquièrent ou retrouvent le désir de se rendre dans des salles ensuite pour découvrir par eux-mêmes les films – d’autres films que ceux vers lesquels le marketing dirige des populations entières.

En France, un très grand nombre de pratiques de cette nature tirent avantage de ces possibilités liées au numérique (cf. sur ce blog, le texte « Chaque jour, dans un cinéma… »), d’autant mieux qu’elles sont conçues en collaboration avec les salles. Les exploitants ne peuvent de toute façon pas empêcher que les films soient désormais vus massivement ailleurs et autrement que dans leurs salles, il faut dès lors insister sur la manière de tirer partie des nouveaux modes de diffusion pour renforcer aussi la salle.

Qu’est qui se projette ?

Abordons maintenant la question sous un autre angle. Qu’est-ce que c’est que ce phénomène de la projection, et singulièrement de la projection en salle de cinéma ? Cette question de la projection est aussi ancienne que le cinéma lui-même, voire que la lanterne magique ou même que le mythe de la caverne de Platon si vous voulez, mais elle est évidemment reposée de manière nouvelle à partir du moment où les films sont majoritairement vus autrement qu’en projection. Ma question est donc plus précisément : qu’est-ce qui se joue de singulier dans le phénomène de la projection quand ce n’est plus la manière dominante dont les films sont vus ? Puisque désormais ils sont vus surtout sur des écrans plus petits, individuels, et qui ne sont plus une surface de projection, mais qui émettent des images, généralement accompagnées de sons.

Sur ces écrans (télévision, ordinateurs, téléphones), on peut évidemment voir des films, mais aussi beaucoup d’autres choses : toutes les formes de programmes de télévision, du Journal télévisé aux émissions de variétés, des talk-shows aux feuilletons et aux fictions conçues pour la télé, mais aussi des publicités, des jeux vidéo, des œuvres d’artistes vidéo, des images enregistrées avec une caméra numérique, parfois avec un téléphone portable, et qui peuvent être mises en lignes sur Internet, en particulier sur les sites comme YouTube ou Vimeo. Mais parmi toutes ces productions audiovisuelles, il y en a qui restent conçues comme destinées à la projection en salles, et ce sont celles-là, et seulement celles-là, qui sont des films de cinéma. Même si nous connaissons des expériences de programmations d’autres produits événementiels en salles, la salle est le lieu réservé du cinéma. Elle reste le véritable destinataire du film, alors que les autres écrans tendent à gommer ce qui différencie les œuvres, les produits, les manières de s’adresser au spectateur. Ce qui fait la singularité des films, c’est qu’à la différence de tous les autres objets audiovisuels, dont certains peuvent avoir de grandes qualités, les films sont conçus pour être projetés, et projetés sur grand écran. Ils sont habités, on pourrait même dire hantés par leur vocation à être projetés, quand bien même celle-ci est une forme devenue minoritaire de diffusion, et n’est plus le mode de rentabilisation le plus efficace.

Cette caractéristique particulière du film de cinéma ne repose pas sur des critères objectifs, elle renvoie à l’expérience esthétique individuelle de chaque spectateur.

Ce rapport à la projection était naturellement présent dans les œuvres du cinéma d’avant la prolifération du petit écran, mais il devient un parti pris stylistique dans un monde saturé d’écrans électroniques diffusant en permanence des images et des sons. Il s’y joue donc désormais un phénomène de distinction, très conscient chez certains cinéastes – je pense ici aussi bien à Gus Van Sant qu’à Jean-Luc Godard, à Alexandre Sokourov ou à Pedro Almodovar, à Clint Eastwood comme à Jia Zhang-ke, tous ces cinéastes qui interrogent leurs outils et leurs effets dans le corps même de leurs films. Mais ce phénomène de distinction peut aussi être peu ou pas conscient, c’est le cas de certains films hollywoodiens en particulier, mais aussi de films d’auteur documentaires par exemple.

palerider630-3431(Un jour, à propos de Pale Rider, Clint Eastwood m’a raconté comment il tournait exprès un grand nombre de plans très sombres pour que le film soit irregardable à la télévision…)

La singularité de la projection, et tout particulièrement de la projection publique, tient à la combinaison de plusieurs facteurs. Voir un film en projection cela veut d’abord dire voir le film dans un lieu clos et où il fait noir, et donc s’abstraire du monde pour accepter un face-à-face avec une représentation du monde Et cela veut dire voir le film en situation contrainte, assis dans un fauteuil où on consent à rester, à renoncer à sa mobilité et à se soumettre à une durée choisie par d’autres. Voir un film projeté, cela signifie également voir une image plus grande que soi, dans un rapport spéculaire inégal, où ce qui est représenté, et qui toujours à un degré ou à un autre, nous ressemble, se présente selon une autre échelle. Enfin voir un film en salle c’est accepter, ou mieux, désirer le recevoir au sein d’une collectivité principalement composée d’inconnus, avec lesquels on partage ce récit, ce spectacle, ce rapport à soi et aux autres. L’expérience très singulière qui résulte de ce dispositif est celui des arts du spectacle tel qu’il existe depuis des siècles. Mais il s’applique à un rapport particulier au réel qui n’existe ni au théâtre ni dans aucune autre forme de spectacle.

Les cinéastes, les critiques et les professionnels qui réfléchissent aux caractéristiques propres au cinéma, à ce qui fait sa force, sa séduction et sa beauté, ne se sont pendant longtemps guère intéressés à la question de la projection, parce que longtemps celle-ci a été évidente. Nous savons combien, aujourd’hui, cette dimension est devenue particulière et minoritaire. Ce nouveau statut ne fait que mettre en évidence combien est décisif ce régime spécifique de relations avec le réel et avec l’imaginaire, lié aux conditions particulières que j’ai décrites.

Il serait plus exact de dire que la projection construit non pas un régime spécifique de relations avec le réel et avec l’imaginaire, mais un ensemble de modes de relations avec le réel et avec l’imaginaire. Ces relations ont ainsi une dimension religieuse, ou du moins concernant le sacré, une dimension érotique ou du moins concernant la libido, elles ont partie liée avec les peurs, et avec tant d’autres régions de la conscience, du subconscient, de l’inconscient. Parmi tous ces modes figure en bonne place, à différents titres, celui du politique – au sens où le dispositif de la projection construit des rapports de force, réels et imaginaires, des processus d’appartenance, des possibilités de se construire comme individu. Parmi ces relations politiques figure manière décisive les similarités entre le fait de se « projeter » comme appartenant à une même collectivité (historique, territoriale, linguistique, politique) et ce qui se passe dans la salle de cinéma (c’est l’objet de mon livre La Projection nationale, Odile Jacob, 1997).

Comme les films parmi l’ensemble des productions audiovisuelles auxquelles nous sommes, volontairement ou non, confrontés, les salles de cinéma sont devenues des espaces minoritaires et différents, par rapport aux modes de diffusion dominant de toutes ces images, sous le régime du flux. Comme les films, les salles de projection de cinéma, pour toutes les raisons qu’on a dites, marquent une alternative et une rupture par rapport aux procédures de communication et d’immersion dominants. Elles sont devenues à la fois un espace d’affirmation – les salles répondent à un désir – et de questionnement – les salles dérogent aux modes majoritaires de consommation des images. Par leur nature, avant même de considérer ce que montre tel ou tel film, ce que programme telle ou telle salle, les cinémas constituent un décalage par rapport à une pratique dominante et formatée. Avec toujours comme ambition que ce soit tout le cinéma qui puisse rencontrer potentiellement tous les spectateurs dans les conditions particulières de la projection en salles.

Ce texte est une version remaniée d’une conférence prononcée en ouverture du 14e Congrès d’Europa Cinemas, qui s’est tenu du 20 au 22 novembre à Varsovie. Créé et financé par l’Union européenne dans le cadre du Plan Media, Europa Cinemas est l’organisme qui fédère et soutient les 2000 salles qui projettent une majorité de films européens (http://www.europa-cinemas.org ). Cinq cents professionnels de toute l’Europe mais aussi sud-américains et asiatiques participaient à ces journées.

Remerciements à Claude-Eric Poiroux, Directeur général d’Europacinema, et à Fatima Djoumer.

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