Au Festival de Venise, tout de même de belles rencontres

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Le trou est bouché ! C’est la principale et la meilleure nouvelle concernant cette 73e Mostra. Voici 8 ans qu’à côté du Palais du Festival et du Casino, bâtiments vénérables et inadaptés, se tenait cette immense excavation entourée de palissades, début d’un chantier interrompu avant même que soient coulées les fondations du pharaonique palazzo novo pourtant présenté avec éclat et prestigieuse maquettes en 2008.

Ce fameux trou, devenu objet de douloureuses plaisanteries, était la matérialisation du mélange d’impéritie et de combinazzione caractéristique de tant de choses en Italie, y compris son cinéma, y compris sa vénérable Mostra, ancêtre de tous les festivals de films.

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Non content d’être comblé, le trou est remplacé par un imposant bâtiment rouge vif, grande salle de cinéma à l’intention non des festivaliers accrédités mais du public, ce qui est sans doute la meilleure réponse possible dans les conditions financières et politiques actuelles.

L’écarlate Sala Giardini ne saurait pourtant suffire à résoudre tous les problèmes qu’affronte la manifestation. Durablement blessée par la concurrence artificielle créée par un Festival de Rome qui n’a jamais trouvé sa raison d’être mais continue de grever les ressources publiques allouées à un cinéma italien qui aurait bien d’autres besoins, elle est surtout prise en tenailles par deux ennemis aussi redoutables que différents.

D’une part elle subit de plein fouet la concurrence du Festival de Toronto, qui l’a supplantée parmi les principales manifestations internationales et commence au milieu du déroulement de la Mostra. D’autre part et peut-être surtout elle souffre du peu d’intérêt des grands médias italiens pour l’art cinématographique, télévisions et journaux du pays qui fut dans les années 50 à 70 la patrie d’un des plus beaux cinémas du monde, mais ne se soucient plus désormais que par les stars hollywoodiennes et les querelles de clocher italo-italiennes.

Un tel environnement explique le caractère hétérogène, pour ne pas dire difficilement lisible, de la sélection vénitienne. Alberto Barbera, la valeureux directeur artistique, doit se battre pour attirer des titres “porteurs”, peu demandeurs d’un passage par le Lido aussi onéreux que dépourvus de suites commerciales visibles. Il doit satisfaire au moins un peu aux exigences des groupes locaux. Il doit aussi s’assurer de la venue de quelques grandes figures du cinéma mondial pour rester attractif auprès de la presse cinéphile internationale. Bref il doit effectuer simultanément plusieurs grands écarts dans des directions différentes.

D’où une sélection, toutes sections confondues, très inégale. Une sélection où figurait un objet aussi étrange que symbolique de ces tiraillements : The Young Pope sembla d’abord la réalisation la plus intéressante jamais signée par Paolo Sorrentino. Si on retrouvait les outrances tape-à-l’œil de l’auteur de Il Divo et Youth, ce qu’on était en droit de considérer comme un film, puisque présenté par un grand festival de cinéma, trouvait une sorte d’étrangeté et de liberté dans la disjonction entre ces différents protagonistes et le côté ouvert des éléments narratifs autour du jeune Pape, aussi madré et racoleur que le réalisateur, interprété par Jude Law. Jusqu’à ce qu’il apparaisse qu’il ne s’agissait pas d’un film, mais des deux premiers épisodes d’une série, toutes les qualités inattendues du produit se révélant dues  à son inachèvement, tout en laissant deviner les manipulations auxquelles Sorrentino pourra se livrer dans les épisodes à venir.

il-più-grande-sogno-2016-michele-vannucci-recensione-1-932x460Mirko Frezza, acteur et pesonnage principal de “Il piu grande sogno”

Pourtant, comme chaque année, il aura été possible de faire quelques heureuses rencontres au bord de la lagune, souvent inattendues. Ainsi d’un premier film italien, Il piu grande sogno de Michele Vannucci, aventure frénétique et plus qu’à demi-documentaire d’un groupe de marginaux de la banlieue romaine tentant de se réinventer un avenir, version très contemporaine et très vive de La Belle Equipe.

Autre film italien, mais signé par un des plus grands auteurs du cinéma moderne, Amir Naderi, iranien aujourd’hui exilé de par le monde, de New York à Tokyo, Monte est un conte médiéval et obsessionnel où se rejoue dans la splendeur aride des Apennins une éternelle fable de la solitude et de l’obstination de l’homme à forger son destin qui est le thème majeur de réalisateur.

Capture d’écran 2016-09-06 à 14.58.24Drum” de Keywan Karimi

Un autre iranien aura lui présenté le plus beau film vu durant ce passage à Venise. Le jeune cinéaste Keywan Karimi n’est hélas pour l’instant surtout connu que comme victime d’une condamnation à 1 an de prison et 223 coups de fouet, à cause d’un remarquable documentaire sur l’histoire contemporaine de l’Iran racontée par les inscriptions sur les murs de Téhéran, Writing on the City. Tourné clandestinement au printemps dernier dans l’attente de l’exécution de la sentence, composé de plans séquences en noir et blanc hypnotique, son premier long métrage de fiction, Drum, est une parabole en forme de conte policier et drolatique, aussi mystérieux que splendide. Ne ressemblant à rien de ce qu’on connaît du cinéma iranien – s’il faut chercher une comparaison ce serait plutôt du côté de Béla Tarr – ce film présenté à la Semaine de la critique est peut-être la plus importante œuvre de cinéma présente à Venise cette année.

THE-ROAD-TO-MANDALAY_webThe Road to Mandaly” de Midi Z

Egalement dans une section parallèle, The Road to Mandalay, le nouveau film du jeune réalisateur birman, mais installé à Taïwan Midi Z aura lui aussi impressionné ses spectateurs. Le mélange de douceur et de violence, de précision et de poésie qui accompagne deux jeunes Birmans sans papiers essayant de survive en Thaïlande est une tragédie réaliste d’une rare puissante. Des personnages, des situations, la réalité et la fiction : dans ces plans fixes mais palpitants de vie, le cinéma est là, il brûle.

A côté, des réalisations dignes d’estime, comme El Ciudadino Ilustre des argentins Mariano Cohn et Gaston Duprat, mise en scène plutôt conventionnelle d’une interrogation aussi judicieuse que douloureuse, celle du divorce, éventuellement violent, entre art et goût populaire. Ce Citoyen illustre aura été le meilleur film de la compétition qu’on ait pu voir, avec Frantz de François Ozon, qui sort dans les salles françaises ce mercredi 7 septembre.

frantz-francois-ozon-avec-pierre-niney-paula--L-2QXuqTPaula Beer et Pierre Niney dans “Franz” de François Ozon

Cette variation sur un beau film d’Ernst Lubitch, L’homme que j’ai tué possède une vertu rare désormais, le parti pris de raconter son histoire sans tricher, avec fois dans son scénario et dans la construction des émotions que les spectateurs sont susceptibles d’éprouver en accompagnant ce récit. Il bénéficie en outre de deux associations bénéfiques.

La première concerne l’apparence visuelle du film, avec le surgissement dans un très légitime et élégant noir et blanc de poussées chromatiques utilisées comme le serait une musique de film venant à certains moments intensifier ou commenter un état des relations entre les personnages.

La seconde tient aux deux acteurs, l’allemande Paula Beer, sublimement classique et vraie révélation, et le français Pierre Niney, subtilement postmoderne. La qualité comme la disparité de leur présence à l’image donne à cette histoire d’amour entre une jeune Bavaroise pleurant son fiancé tué au front en 1918 et un soldat français une richesse secrète qui anime de l’intérieur le récit de leurs relations marquées par le jeu entre les apparences et les passions.

maxresdefault-728x410Nick Cave dans One More Time With Feeling

Décidément très présent, mais de manière fort variée, le noir et blanc est aussi une des caractéristiques visuelles du film peut-être le plus émouvant et le plus inattendu découvert sur la lagune. One More Time with Feeling est un documentaire en 3D consacré au musicien Nick Cave décidément très présent au cinéma en ce moment : si Nocturama emprunte son titre à une de ses chansons, s’il signe la BO de Comancheria, il fait aussi une remarquable apparition dans un autre film en 3D, Les Beaux Jours d’Aranjuez de Wim Wenders d’après une pièce de Peter Handke, également en compétition à la Mostra.

One More Time with Feeling est en effet cela : un documentaire en noir et blanc et en 3D sur Nick Cave enregistrant son disque Skeleton Tree, film signé d’Andrew Dominik auquel on devait le remarquable L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford en 2007. Ne serait-il que cela que ce serait un film remarquable, pour cette simple et imparable raison qu’il n’est rien de plus beau peut-être au cinéma que le travail, le travail bien filmé. Mais le film se révèle peu à peu aussi bien autre chose, à mesure qu’affleure peu à peu dans son déroulement la tragédie qui a frappé le musicien, et qui hante l’homme, l’artiste, sa musique et le film de manière à la fois directe et spectrale. One More Time with Feeling était presque d’emblée passionnant, à mesure qu’il se déploie, il devient bouleversant.

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La balade magique de « Bella e perduta »

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Bella et perduta de Pietro Marcello, avec Sergio Vitolo, Tommaso Cestrone, la voix d’Elio Germano.

Durée : 1h27. Sortie le 1er juin.

Etrange cinéma italien, qui fut jadis le plus beau du monde. A peine si on y repère en position visible deux représentants dignes de cet héritage encore en activité, mais issus de deux générations déjà anciennes, Marco Bellocchio et Nanni Moretti. Ensuite, leurs soi-disants successeurs sont des histrions berlusconisés (les Sorrentino et autres Garrone) ou des fabricants de téléfilms sans relief. Pourtant les talents, immenses, existent dans la péninsule, mais ils sont presqu’entièrement marginalisés.

De festival en festival, et au gré de sorties souvent trop discrètes, on suit les parcours d’Alice Rohrwacher (Les Merveilles), Pippo Del Bono (Amore Carne, Sangue), Michelangelo Frammartino (Il Dono, Le Quatro Volte), Emma Dante (Palerme), Ascanio Celestini (La Pecora nera), Leonardo Di Constanzo (L’Intervallo), Alessandro Comodin (L’Été de Giacommo) – sans oublier les documentaires de Gianfranco Rosi, de Stefano Savona, de Vincenzo Marra… C’est à la fois beaucoup, par le nombre de films et la diversité des propositions artistiques, et si peu, par l’écho que ces films et leurs auteurs rencontrent, y compris et même surtout dans leur propre pays.

Dans cette mouvance, une place singulière revient à Pietro Marcello, découvert il y a 6 ans grâce à l’admirable La Bocca del Lupo. Il est de retour avec un film sidérant de beauté élégiaque et de pugnacité politique, un conte mythologique vibrant des réalités les plus crues de l’Italie actuelle – du monde actuel.

Avec un naturel de grand conteur, le cinéaste accompagne d’abord le parcours de deux créatures fabuleuses, un jeune buffle à la langue bien pendue et un Pulcinella, individu féérique vêtu de blanc et affublé d’un masque, émissaire d’un monde parallèle auquel a été confié une singulière mission. Marcello les accompagne en caméra portée, reportage sur le vif d’un surgissement magique, alliance modeste et suggestive du quotidien et du surnaturel.

Et voici que, chemin faisant dans la campagne napolitaine, ces personnages de féérie rencontrent un château enchanté, un héro et un dragon. Sauf que ce château, ce héro et ce dragon sont bien réels.

Le château est le Palais Royal de Carditello, joyau de l’architecture baroque tombant en ruine du fait de l’impéritie et de la corruption des autorités locales et nationales. Le héro s’appelle Tommaso Cestrone, paysan du voisinage qui, scandalisé par cet abandon, consacre une énergie et un talent insensés à entretenir les lieux, et à les protéger des invasions du dragon. Lequel n’est autre que la Camorra, la mafia napolitaine qui entend utiliser le domaine comme terrain d’enfouissement des déchets dont le trafic lui est si lucratif, avec des conséquences environnementales désastreuses.

Avec une égale délicatesse de filmage, où l’humour, la tristesse et la colère se donnent la main, Pietro Marcello accompagne les aventures du Polichinelle et la description du combat solitaire du protecteur auto-désigné du palais. Bella e perduta est comme un songe, un songe réaliste et inquiétant, qui tire sa force de l’étonnante grâce avec laquelle sont filmés les champs et les bâtiments, les visages, les arbres et les corps.

Ce cinéma peut être dit véritablement panthéiste, au sens où il ne hiérarchise absolument pas le réel et l’imaginaire, les hommes et les bêtes, la nature et la culture, cinéma « pluriversel » qui avance comme au rythme d’une ritournelle opiniâtre, d’une farandole angoissée. Car si la promenade du Pulcinella commis d’office et de son imposant protégé appartient aux contes, ce qu’ils révèlent sous leurs pas, et qui appartient au monde bien réel de l’argent et de la violence, n’a rien d’enchanté.

 

 

 

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Festival de Venise 2015 : une poignée de découvertes dans un océan chaotique

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Parmi les multiples usages des grands festivals figure, ou devrait figurer la possibilité d’y observer un état de la planète cinéma, de de découvrir de grands repères sur ce qui travaille le cinéma, et la manière dont lui-même travaille le monde et ses représentations. A mi-parcours de la 72e édition du Festival de Venise, qui se tient du 2 au 12 septembre au Lido, le moins qu’on puisse dire est que la Mostra vénitienne ne joue pas du tout ce rôle.

Impossible de discerner la moindre logique de programmation, la construction d’un quelconque assemblage porteur de sens – hormis le poids massif de film aguicheurs et médiocres en compétition, section pour laquelle l’ambition artistique semble être devenue un repoussoir, surtout en l’absence d’un « grand nom ». Mais si ces noms sont devenus « grands », c’est bien parce qu’en d’autres temps et d’autres lieux des programmateurs et des critiques avaient parié sur ces auteurs.

Face à cette confusion, on peut toujours s’en tirer en revendiquant le chaos, comme le fait dans le sabir prétentieux et prétendument rebelle qui est devenu la langue commune de la plupart des curateurs de grandes manifestations artistique le commissaire de la Biennale Okwui Enwezor, faisant de la confusion  le principe directeur de la gigantesque exhibition d’art contemporain qui s’étale aux Giardini, à l’Arsenale et dans de multiples autres lieux dispersés dans la Sérenissime – dont un certain nombre d’œuvres signées de réalisateurs de films (Chris Marker, Chantal Akerman, Harun Farocki, les Gianikian, Jean-Marie Straub…), rarement à leur avantage.

A défaut, donc, de pouvoir tirer la moindre conclusion un peu générale des quelque 30 films vus au Lido, on se contentera ici de saluer une poignée de découvertes. En compétition officielle, outre Marguerite de Xavier Giannoli dont on aura la possibilité d’expliciter les qualités lors de sa sortie le 16 septembre, et le très singulier Sangue de mi Sangue de Marco Bellocchio, attendu le 7 octobre, deux grandes œuvres ont dominé de la tête et des épaules la première moitié du Festival. Deux œuvres ambitieuses, où se mêlent fiction, documents, reconstitution, pour travailler des enjeux historiques et politiques avec un sens des ressources du cinéma dont la plupart des autres réalisateurs de cette section ne semblent pas avoir la moindre idée.

francofoniaFrancofonia d’Alexandre Sokourov

Ainsi de Francofonia du Russe Alexandre Sokourov répondant à une commande du Louvre, et convoquant archives, jeu avec des acteurs reconstituant des séquences historiques, petits shoots de fiction, pour travailler avec inventivité et un certain humour la question de la place des grandes institutions culturelles dans la construction des nations, et les lignes de force souterraines qui pourraient donner un sens au mot Europe.

rabin_the_last_dayRabin, The Last Day d’Amos Gitai

Et ainsi de Rabin, The Last Day, vertigineux travail de mise en relations des événements qui ont mené à l’assassinat du premier ministre israélien le 4 novembre 1995 et des réalités actuelles. Le vertige ici n’est pas source de confusion, mais de déstabilisation des idées reçues, de remise en mouvement de la pensée, par la construction d’un assemblage rigoureux de documents factuels et de représentations critiques des régimes de langage et d’image.

Brève halte du côté de Hollywood : après une ouverture en altitude qui est surtout un sommet d’ennui et de conformisme (Everest de Baltasar Kormakur, sabotant l’histoire passionnante vécue et racontée par Jon Krakauer dans Tragédie à l’Everest) et le totalement transparent The Danish Girl de Tom Hooper, on aura eu droit à deux retours au classicisme des genres, bizarrement tous les deux situés à Boston. Tout à fait vaine resucée de films noirs 1000 fois vus, Black Mass de Scott Cooper ne vaut que pour la fausse calvitie de Johnny Depp. En revanche, sur un modèle lui aussi éprouvé, Thomas McCarthy réussit un thriller qui pourrait s’appeler Les Hommes du Cardinal : Spotlight raconte en effet la manière dont, en 2002, les journalistes du Boston Globe ont mit à jour l’étendue de la pédophilie au sein du clergé de leur ville, déclenchant une trainée de scandales dans toute l’église catholique, américaine puis mondiale. Du film émane aussi un parfum singulier, lié au rôle de la presse écrite dans l’établissement de la vérité, avec plans obligés des rotatives et des camions se répandant dans la ville, images aux accents aujourd’hui nostalgiques.

Parmi les autres sélections de la Mostra (Orizzonti, Semaine de la critique, Journées des Auteurs), et à condition là aussi de prendre le risque de tomber sur des abominations navrantes, il était possible de faire également des rencontres réjouissantes, qui relèvent de deux groupes, dont on voyait bien (et qu’on entendait confirmer par les collègues) qu’ils attiraient très peu d’attention et de visibilité médiatique, au risque d’une marginalisation toujours aggravée.

2eb761759088d847334afbf29bcec15cA Flickering Truth de Pietra Bretkelly

Parmi les documentaires, à côté d’un montage indigent consacré à la révolution ukrainienne (Winter of Fire) et d’un autre, utile mais sans grande énergie politique ou artistique, dédié à la destruction de l’URSS (Sobytie, The Event de Sergei Loznitsa qu’on a connu plus inspiré), un film véritablement extraordinaire accompagnait la résurrection du cinéma en Afghanistan. Dans A Flickering Truth, la réalisatrice néo-zélandaise Pietra Bretkelly suit pas à pas les efforts du réalisateur et producteur afghan Ibrahim Arify, et c’est à la foire l’histoire moderne du pays, les enjeux artistiques, politiques et éducatifs qu’est capable de mobiliser le cinéma, la fonction d’analyseur social que constitue un travail sérieux de restauration de films, et une admirable aventure humaine qui se déploient.

Outre le nouvel opus, très singulier, de Frederick Wiseman cartographiant la diversité infinie du quartier le plus multiethnique de New York, In Jackson Heights, un portrait assez plan-plan de Janis Joplin (Janis) s’embrase littéralement sous la puissance d’émotion suscitée par la présence à l’image, et au son, de la chanteuse. Et on sait gré à la réalisatrice Amy Berg de n’avoir pas cherché à trop traficoter son matériel, et de laisser réadvenir, dès le surgissement de Balls and Chains et jusqu’à ce que se dissolve Me and Bobby McGhee le magic spell de la plus grande blueswoman blanche de l’histoire.

20920-Viva_la_sposa_2-610x404Viva la sposa de et avec Ascanio Celestini

Avouons être embarrassé de réunir ensemble sous une étiquette réductrice, quelque chose comme « cinémas du monde » (comme si tous les films n’était pas « du monde », comme si « le monde » était en réalité celui des marginalisés du star système et du commerce poids lourds), des films tout à fait singuliers, et différents entre eux.

Bonne nouvelle, voici que s’avance un deuxième bon film italien – aux côtés du maestro Bellocchio, le trublion Ascanio Celestini, repéré il y a 4 ans pour son étonnant premier film, La Pecora nera. Avec Viva la Sposa, il quitte le Mezzogiorno pour la banlieue de Rome, et un asile de fous pour un monde complètement dingue, mais présent, surprenant, vif, comique et triste.

Le grand réalisateur algérien Merzak Allouache a, lui, présenté une nouvelle œuvre puissante et ancrée dans un réel de cauchemar, Madame courage – le titre est le surnom donné à une des drogues qui ravagent une jeunesse sans présent ni avenir.

Dans un magnifique noir et blanc, le réalisateur tibétain Pema Tseden propose avec Tharlo, histoire d’un berger pris dans les mirages de la ville, une fable contemporaine et éternelle, portée par un interprète impressionnant de puissante. Fable aussi, sur les ambigüités de la volonté de bien faire et les dérives délirantes que provoque l’argent,  le premier film de l’Iranien Vahid Jalilvand, Wednesday, May 9.  Véritable découverte – de paysages, d’un mode de vie, d’une manière de raconter – un autre premier film, Kalo Pothi de réalisateur népalais Bahadur Bham Min. Fable, histoire pour enfants même, mais intensément mêlée aux drames de la guerre civile qui a ravagé le pays durant la première décennie du 21e siècle.

234464Beijing Stories de Pengfei

Et, à nouveau premier film, étonnant de puissance d’évocation et de capacité à raconter beaucoup par des moyens très simples, Beijing Stories du jeune et très prometteur réalisateur chinois Peng Fei, accompagnant plusieurs personnages dont les chemins se croisent et se séparent, avec une émotion attentive, des éclats de comédie et des frémissements de drame, finissant par susciter la grande image d’une urbanisation délirante dans la Chine actuelle (Sortie en France annoncée pour le 18 novembre).

De cette réelle et stimulante diversité, à laquelle d’autres titres montrés à Venise mais pas vus pourraient légitimement s’ajouter, il y aurait  tous lieux de se réjouir. Mais ce serait oublier qu’à la Mostra, ces films-là sont de moins en moins visibles, reconnaissables, accompagnés et valorisés par le processus même d’une manifestation qui s’honore d’être le plus ancien festival du monde, mais n’entretient plus que des rapports distants avec ce qui vibre et s’invente dans le cinéma contemporain.

 

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«La Sapienza»: vers la lumière, par les sommets, et les sourires

4599856_3_eda5_ludovico-succio-et-fabrizio-rongione-dans-le_38de446c7ad0c4e21c76070da6c2199cLa Sapienza d’Eugène Green. Avec Fabrizio Rongione, Christelle Prot Landman, Ludovico Succio, Arianna Nastro. Durée: 1h44 | Sortie le 25 mars.

«Parler français me donne des forces» énonce la jeune fille italienne face à la femme française. Ami lecteur qui attend du cinéma pétarades et cabrioles, n’entre point ici. Le sieur Green, ex-citoyen états-unien exécrant assez son pays d’origine pour s’être voué, en même temps qu’à un accent sur son prénom, à l’usage passionné des langues latines, le français, dialecte du pays où il réside et exerce, et cette fois l’italien, invente surtout une manière de filmer qui cherche à rompre de manière extrême avec les modèles dominants de narration, de monstration, même de prononciation.

Cela surprend assurément, cela peut déranger, sans aucun doute. Si pourtant un spectateur, pas forcément averti, laisse ses sens et son esprit s’ouvrir à cette proposition, il y trouvera des trésors.

Le premier de ces trésors sera une gamme très étendue de rires et de sourires. Car cela prête en effet à sourire, et Alexandre cet architecte à la nuque raide, partagé entre orgueil de créateur et difficulté d’adaptation aux exigences du temps mercantile, qui s’en va en Italie, avec son épouse Alienor devenue distante, se ressourcer au contact de l’architecture baroque italienne, est un véritable personnage comique. La rencontre du couple avec deux jeunes gens de Stresa, Lavinia la sœur malade d’une langueur d’un autre âge et Goffredo le frère apprenti architecte, puis leurs voyages à deux, les deux hommes partis explorer les œuvres de Boromini et du Bernin à Milan et Rome, les deux femmes parcourant sans quitter les bords du lac Majeur un autre voyage initiatique, chaque adulte laissant finalement apparaître un fantôme, ces pérégrinations intimes autant qu’esthétiques et spatiales composent un cheminement dont les dimensions humoristiques sont omniprésentes, et décisives.

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Ce sont elles qui permettent d’entrer d’un pied à la fois sûr et léger dans les territoires de la douleur, ce sont elles qui ouvrent sans grincement pédant les portes d’une vertigineuse érudition, la revendication sans forfanterie de l’importance des arts, de la culture, de l’écoute des autres, de l’attention aux signes lointains dans le temps et l’espace.

Sous l’égide des architectures à la fois rigoureuses et aériennes, tournées toute entière vers la lumière, de Boromini, bâtisseur visionnaire du 17e siècle ici invoqué comme maître ès mise en scène, Eugène Green élabore lui aussi une composition à la fois au cordeau et ludique. Les mouvements de caméra y sont une forme du plan fixe, le champ contre-champ est la recherche d’une symétrie dynamique, avec un usage savant et rieur du changement de valeur de plan. (…)

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“Les Merveilles”: le miel de la vie

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Les Merveilles d’Alice Rohrwacher, avec Maria Alexandra Lungu, Sam Louwyck, Alba Rohrwacher, Sabine Timoteo, Monica Bellucci. Durée: 1h51 | Sortie: 11 février 2015.

Elle est bizarre cette maison, immense bâtisse entre inachèvement et délabrement, avec quelque chose de majestueux et un côté minable. Elle est encore plus bizarre, cette famille qui habite la maison, et dont on mettra du temps à identifier les liens qui relient les personnages, la nature de leurs relations, sans que tout soit d’ailleurs éclairci –on est en Italie, mais tout le monde ici n’est pas italien, et alors?

Le père, despote écolo assez illuminé et pas uniquement antipathique, et une tribu féminine de divers âges, occupent des positions plus ou moins symétriques d’une batterie de ruches. Entre femmes et abeilles vient s’immiscer un garçon sorti un peu de nulle part, et pas mal d’un centre de jeunes délinquants.

Et voici que débarquent aussi les organisateurs d’un jeu télévisé, histoire d’entrainer tout ce beau monde sur davantage encore de trajectoires divergentes, avec boucles de rétroactions passionnelles, fascination malsaine, moments de pur comique, instants de grâce, télescopage d’hyperréalisme et de burlesque onirique, d’acuité imparable du regard sur les êtres et de poésie du quotidien prête à surgir, et se déployer à l’infini, au tournant d’un geste, d’une réplique, d’un regard, d’un objet qui n’importe où ailleurs serait trivial.

Les Merveilles est un film si singulier, si imprévisible, qu’il aura dérouté plus d’un spectateur lors de sa présentation à Cannes en mai dernier (dont l’auteur de ces lignes). Neuf mois plus tard, le film est devenu un des souvenirs les plus heureux, à la fois les plus intrigants et les plus prometteurs de cette sélection par ailleurs de très haute tenue. (…)

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Duel au soleil

Palerme d’Emma Dante, avec Emma Dante, Alba Rohrwacher, Elena Cotta. 1h34. Sortie le 2 juillet

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Figure importante du théâtre contemporain italien, et également romancière, Emma Dante « passe au cinéma », comme on dit, sans beaucoup s’éloigner de chez elle. Parce qu’elle a tourné dans la ville où elle est née, et même dans la rue où elle a habité 10 ans, cette Via Castellana Bandiera qui est aussi le titre original du film. Et surtout parce qu’il y a en effet une dimension théâtrale dans ce film, par ailleurs très cinématographique, mais construit dans le cadre de ce que les Américains appellent show down, le duel final notamment caractéristique de la fin des westerns classiques. Et c’est exactement ce à quoi on assiste dans Palerme, avec des enjeux pas si lointains d’ailleurs des affrontements mythologiques métaphorisant l’invention des Etats-Unis qu’aura raconté Hollywood.

Interprété par la cinéaste et la star montante du cinéma italien Alba Rohrwacher, Palerme appelle également une autre comparaison, également dans le régime du mythe : la tragédie antique. La situation de départ aurait pu aussi bien être celle d’une comédie à l’italienne des années 60-70 – chacune au volant de sa voiture, deux femmes appartenant à des mondes différents de la société italienne se retrouvent bloquées l’une en face de l’autre, et refusent de céder le passage. En hommage au Grand Embouteillage de Comencini, on aurait pu surnommer le film « le petit embouteillage », ce ne serait pas rendre justice à sa dureté tragique, malgré (ou à cause de) l’absurdité même de la situation.

Situation matériellement d’une simplicité qui confine à l’épure, et en même temps riche de sens multiples, une des vertus du film étant de ne surtout pas choisir entre ceux-ci. Le face-à-face de deux femmes au volant de leur voiture (la Dante et la remarquable Elena Cotta en vieille albanaise au bout du malheur), qui finit par mobiliser tout un quartier pour des motivations aussi diverses que peut avouables, possède surtout une qualité qu’on désespérait de retrouver dans le cinéma italien fondé sur la représentation stylisée des comportements populaires. De Bellissima ou Il bidone aux Monstres ou à Mes chers amis, ou même à Affreux sales et méchants, c’était la grandeur de ce cinéma d’avoir su porter sur leur propre monde un regard très critique, volontiers grotesque ou aussi outré que le permet l’héritage de la commedia dell’arte, mais sans jamais mépriser ceux qui étaient filmés ; exactement ce qu’il a été ensuite incapable de faire, sous l’influence trop visible des veuleries télévisuelles – y compris lorsqu’il prétendait dénoncer ces mêmes veuleries, comme récemment  Reality de Matteo Garrone.

Ces deux femmes sont folles, si on veut, et pas moins fou le monde commun que ni elles ni leurs proches ne savent plus habiter, chacun(e) pour soi et moins encore ensemble. Mais ce sont des êtres humains, et pas de pantins ni des caricatures. Les traiter ainsi, en humain, est le début de la seule réponse possible à cette folie même. C’est aussi la condition, admirablement remplie, d’un film intense et émouvant.

Post-scriptum: Avez-vous remarqué? Sangue et Palerme, deux bons films italiens deux semaines de suite (et dont aucun n’est signé Nanni Moretti)? Cela mérité d’être salué!

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La caméra, le camarade et la camarde

sangueGiovanni Senzani et Pipo Delbono
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Sangue de Pipo Delbono, avec Pipo Delbono, Giovanni Senzani, Margharitia Delbono, Anna Fenzi, Bbo. 1h32. Sortie le 25 juin.

Il dit : « Durant ces jours je devais filmer, toujours, pour ne pas me laisser transpercer par cette douleur immense. » Ces jours sont ceux de la mort de sa mère. Il est avec elle, la vieille dame très croyante que Pipo Delbono, on le savait des précédents films et surtout de Amore carne , aime et respecte infiniment. Le cancer est en train de l’emporter. Pour elle, il a fait ce voyage absurde et inévitable, en Albanie où il paraît qu’on vend un remède contre le cancer, à base de venin de scorpion bleu. Oui, cela aussi il l’a filmé.

Les chansons font ce qu’elles peuvent. Delbono ne détourne pas son objectif. « Le soleil ni la mort… », bien sûr. Mais qu’ont fait d’autres les poètes, depuis la nuit des temps, que d’essayer de regarder en face le soleil et la mort ? Et le cinéma, à son tour. Ceux qui l’ont lu se souviendront toujours du beau texte d’André Bazin, Mort tous les après-midis, ce paradoxe de répéter à chaque projection ce qui ne peut être qu’un instant unique. Ne pas le savoir serait immonde, mais cela ne disqualifie pas le geste, au contraire – Wim Wenders avec Nicolas Ray, Alain Cavalier ici et Naomi Kawase là-bas,  avec leurs parents, la jeune Mitra Fahrani (Fifi hurle de joie) et même Maurice Pialat par delà la « fiction » (La Gueule ouverte) ont cherché et trouvé eux aussi comment faire face à ça. Est-ce chercher à refuser la mort ou au contraire l’apprivoiser autant que faire se peut ? C’est exactement dépasser cette opposition. Pipo Delbono filme sa mère, vivante, mourante, morte, il filme ce qui est encore un mouvement, un cheminement. Pas une seconde sans douter. Pas une seconde sans amour.

Sangue est dédié à cela, filmer la mort dans le processus de la vie. Pas la résurrection, et sans aucun optimisme, mais comme une sorte de constat opiniâtre. La vie, où est-elle encore dans ce qui a animé Giovanni Senzani, ancien dirigeant des Brigades rouges, combattant révolutionnaire, prisonnier politique durant 17 années (+ 5 de conditionnelle) ? Aujourd’hui, ayant purgé sa peine comme on dit si bizarrement, Giovanni a fait la connaissance de Pipo, ils sont devenus amis. Delbono n’a jamais partagé les thèses ni apprécié les méthodes des groupes clandestins armés des années 70.  Mais, vieille affaire de bébé et d’eau du bain, il entend la rage contre l’injustice, l’exploitation et l’arrogance des puissants, pas moins atroces aujourd’hui qu’il y a 40 ans. Et c’est ce qui résonne dans sa mise en scène de Cavalleria rusticana au théâtre San Carlo de Naples comme dans son désespoir en parcourant les rues de L’Aquila, ville fantôme, détruite par un tremblement de terre mais ruinée par les promesses non tenues de la clique Berlusconi et consorts.

Sangue regarde en face la mort des proches aimés, la mort des idées, la mort d’une époque sinon d’une idée du monde. Et Sangue, exactement du même mouvement, regarde en face la rémanence malgré tout d’un élan, comme les tout petits pas de Bobo, l’acteur de tous les spectacles de Delbono, comme l’éclat des fleurs rouges qui accompagnent le cercueil d’un Prospero qui ne fut pas roi d’une ile imaginaire mais militant d’une cause aujourd’hui plus qu’à demi oubliée, ile bientôt engloutie. Avec ses moustaches blanches et ses lunettes aux verres épais, Giovanni aurait l’air d’un papy paisible, s’il ne racontait en détail comment autrefois il a « exécuté un traitre », et les sévices longuement infligés par les flics. La mort d’une autre aussi passe, hante le film, fantôme tendre de la femme de Giovanni, qui l’a attendu 17 ans, elle qui était contre la « lutte armée » – pour la lutte désarmée ?

Film littéralement « fait à la main », porté à bout de bras dans la mobilité ractive et fragile d’une caméra légère, mobile dans l’espace mais ferme sur les principes,  Sangue est un fulgurant poème vital tissé de la présence de la mort. Du fond de la colère, de la douleur, il en émane des vibrations d’une incroyable douceur. Le Festival de La Rochelle  qui se tient actuellement a bien raison de présenter une intégrale des films de Pipo Delbono, qui est si bien connu pour son œuvre de théâtre qu’il ne faudrait pas que cela fasse obstacle à la visibilité de son œuvre filmé, qui ne cesse de confirmer sa singulière nécessité.

 

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Pasolini, urbi et orbi

Exposition “Pasolini Roma” à la Cinémathèque française

Pasolini (détail) Richard Serra, 1985.

Cela commence par un voyage. C’est un voyage. D’abord un voyage en train, sur les traces de celui que Pier Paolo Pasolini et sa mère firent depuis leur Frioul natal jusqu’à Rome, en 1950. A travers les vitres d’un compartiment défilent photos et documents de l’époque, et du passé de PPP. Mais c’est dans la gare actuelle de Roma Termini qu’on arrive, grâce à un plan en couleurs et en numérique. Qu’on arrive ? Non, qu’on s’élance plutôt, pour un voyage devenu mental, à la fois rêveur et précis, poétique et tendu.

L’exposition qui se tient à la Cinémathèque française jusqu’au 26 janvier s’attache à un personnage très complexe, écrivain, cinéaste, poète, explorateur, publiciste engagé par son communisme, son christianisme, son homosexualité. Pasolini, figure polarisante des bouleversements complexes de l’Italie – et de l’Europe de l’Ouest – durant le quart de siècle qui va de son arrivée à Rome à son assassinant à Ostie le 2 octobre 1975. Les concepteurs de l’exposition, Alain Bergala, Jordi Ballo et Gianni Borgna, ont répondu à cette complexité en la complexifiant davantage, grâce à la mise en dialogue de Pasolini avec un deuxième personnage encore plus multiple, rien moins que la ville de Rome. Et cette incommensurable richesse ouvre un espace intérieur qui est celui même au sein duquel invite l’exposition, très loin de l’accumulation fétichiste de reliques qui est l’ordinaire de ce type de manifestation. Rien ici des si fréquentes accumulations de traces mortes qui portent en elles “la grisaille du monde,
la fin des années au bout desquelles il semble que les ruines aient englouti le naïf et profond effort de changer la vie”, comme l’écrivait PPP dans Les Cendres de Gramsci.

« Vous voyez, la réalité parle d’elle-même » dit l’écrivain réalisateur à Jean-André Fieschi dans un extrait de Pasolini l’enragé, le film de la collection “Cinéastes de notre temps” qui lui est consacré. La réalité ? Ce sont les cartes et les cartes, cartes de géographie et cartes postales qui jalonnent l’exposition et l’installent dans un territoire urbain et social, mais aussi affectif. Ce sont les plans et les plans, les plans de la ville et de ses faubourgs où « Paso » a tant tourné, et les plans  des films qu’il y a tournés en effet, et où la ville revient, métamorphosée et fidèle à elle-même. Ce sont les solidarités longues et la haine des médias. Ce sont les procès et les scandales, et l’écho infini entre la beauté du poème dédié à Marilyn et la bêtise du procureur ayant obtenu quatre mois de prison pour l’auteur de La Ricotta.

La réalité, c’est le mystère noir de la mort près de la plage d’Ostie et des circonvolutions de ses suites, c’était déjà à l’origine la lumière crue de l’exclusion simultanée de l’enseignement et du PCI pour n’avoir pas assez caché ses sentiment. C’est l’éclat du rire d’Anna Magnani et le tremblé de Toto précédant le corbeau et Ninetto dans Oiseaux petits et grands, c’est l’enquête intelligente sur la sexualité vécue, éprouvée – y compris en imagination – par ses contemporains dans Comizi d’amore que saluera Michel Foucault. Tableaux, lettres, écrans, agrandissements d’articles de journaux, photos, objets surgissent dans le petit labyrinthe aménagé, ils se répondent et se décalent. Il ne sera énoncé nulle vérité de l’artiste, il ne sera établi nul portrait. Si cela existe, c’est dans les salles où sont projetés ses films, c’est à la librairie où sont vendus ses livres, qu’il faut aller chercher.

Dans la circulation subliminale entre l’homme et la ville, ce sont des pistes qui s’ouvrent, des paroles qui se répondent à distances, des questions qui se posent, et qui se posent pour aujourd’hui. C’est ainsi qu’émerge peu à peu la figure contemporaine et troublante du révolutionnaire réactionnaire, le génie habité de tant d’amour pour un monde qui a été le sien parce qu’ils s’étaient mutuellement adoptés dans les années 1950 qu’il ne sait plus vraiment que faire de celui qui émerge. Pasolini parlera de « génocide » à propos de ce qui fut les classes populaires de l’Italie de l’après-guerre entées dans une mémoire qui va de la Rome antique à la Ville ouverte de la Libération, et qui fut peut-être aussi ce que désigna dans notre histoire commune le mot « peuple » lui-même. Pasolini inconsolable et désemparé de ce que désormais « le peuple manque » comme dira Deleuze (qui, lui, ne renoncera pas à aller travailler à la suite comme possible futur). Pasolini dont l’amour, l’invention et le désespoir se trouvent ainsi très en phase avec la montée actuelle du populisme qui le faisait vomir, et avec la non moins actuelle gentrification des arts, et de la politique, qui le faisait hurler.

Toutes les informations sur l’exposition, les projections, les éditions, etc. 

A visiter aussi, le remarquable site conçu en parallèle, et qui propose une toute autre traversée de la ville et du la vie de l’artiste.

 

 

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Deux mondes parallèles

Historias, les histoires n’existent que lorsque l’on s’en souvient de Julia Murat

ACAB (All Cops Are Bastards) de Stefano Solima

Historias, les histoires n’existent que lorsque l’on s’en souvient de Julia Murat

Trois nouveautés réellement appétissantes paraissent sur les écrans ce 18 juillet. De la première, Trois Sœurs de Milagros Mumenthaler, il a déjà été question ici-même la semaine dernière, mais la sortie du film a été repoussée. Le deuxième film, Historias, les histoires n’existent que lorsque l’on s’en souvient, est lui aussi originaire d’Amérique latine, confirmant la constante montée en puissance de ce continent grâce à de jeunes auteurs. Venu non plus d’Argentine mais du Brésil, il s’agit à nouveau d’un premier film, et là aussi signé par une jeune femme, Julia Murat. Dans un village qui semble à l’écart du monde débarque un jour une autre (?) jeune femme, photographe. Rita découvre l’ambiance étrange de ce lieu où nul ne meurt plus depuis que le cimetière a été fermé, où des personnes (bien plus que des personnages) rejouent chaque jour le rituel du quotidien, avec une sincérité et une justesse déroutantes. Rita est sans aucun doute une fille d’aujourd’hui, mais à quel temps appartient ce village où les trains ne passent plus depuis longtemps ?

L’inspiration du film vient à n’en pas douter de cet immense flux romanesque qui, de Borges à Carpentier et de Vargas LLosa à Garcia Marquez, irrigue la littérature latino-américaine, sous la discutable appellation de réalisme magique. Le cinéma a cherché de nombreuses fois à s’en inspirer, et s’y est presque toujours cassé les dents. Depuis la réussite en 1967 de L’Invention de Morel de Claude-Jean Bonardot d’après Bioy Casares, on ne compte plus les récits ampoulés, les effets de manche « baroques », et tout un bazar pseudo-onirique qui aura témoigné combien cet esprit particulier ne se laissait pas aisément prendre en charge par le cinéma – un bel hommage, soit dit en passant, à la singularité de la littérature comme du cinéma.

Et voilà qu’avec une extrême simplicité cette jeune réalisatrice semble, séquence après séquence, trouver toutes les bonnes réponses, pressentir le bon rythme, inventer la juste distance à la présence effective des hommes et des femmes qu’elle filme comme aux ombres et lumières qui les enveloppent. Voilà que soudain la frontière entre réalisme et fantastique semble ne plus exister, ou plutôt n’avoir aucune importance, voilà que le territoire du conte et celui du documentaire se confondent au fil de ces plans-tableaux, qui jouent avec l’hypothèse du regard photographique de Rita. Très composé, avec un travail sur les couleurs et sur les sons d’une grande finesse, Historias fait ainsi entrer de plain-pied dans un monde où la mélancolie du temps suspendu se transforme doucement. Loin de se limiter à un peur exercice de style réussi, son potentiel poétique devient parabole de la bien réelle non-concordance des temps dans lesquels vivent nos contemporains. Plus que jamais, les humains n’habitent pas tous la même époque, et en souffrent. Pas besoin de voyager bien loin pour vérifier que cette question n’a rien d’artificiel, il suffit d’ouvrir son journal.

ACAB de Stefano Sollima

Poésie délicate contre débauche d’action shootée à l’adrénaline, apparemment tout oppose le film de Julia Murat à celui de l’italien Stefano Sollima, ACAB. Pourtant il s’agit dans les deux cas d’un premier film – en outre l’un et l’autre signés par des « enfants de », Julia est la fille de la réalisatrice Lucia Murat (Brava Gente Brasileira, Quase Dos Irmaos), Stefano est le fils d’un réalisateur de quelques mémorables westerns spaghetti des années 60, Sergio Sollima). Surtout, fut-ce pas des voies fort différentes, il s’agit d’un détour par une forme stylisée pour affronter une réalité très contemporaine. Consacré aux membres d’un détachement de la police anti-émeute de Rome, ACAB est un thriller inscrit dans un contexte documentaire, inspiré d’un livre-enquête sur l’équivalent italien des CRS, notamment suite aux crimes commis par les policiers à l’école Diaz durant le G8 de Gênes en 2001.

Un petit jeune rejoint le groupe de compagnons de lutte durs à cuire, qui se charge de l’initier aux codes et pratiques du métier, brutalité macho, solidarité sans faille du groupe, sentimentalisme et lyrisme guerrier, loi du silence… Le récit suit d’abord un schéma très convenu, tout comme est convenue l’efficacité de la réalisation nerveuse et d’une interprétation sans nuance. L’intérêt, et même l’importance du film se joue dans le lent glissement qui s’y opère vers un monde parallèle, un monde en guerre ouverte où s’affrontent sans fin, dans une permanente escalade de la violence, flics, groupes extrémistes, supporters de foot, tous chauffés à blanc par une haine sans limite. Celle-ci s’inscrit sur un arrière-fond où convergent l’activisme de groupuscules skins, un populisme raciste en plein essor, et certaines nostalgies du fascisme mussolinien.

ACAB cherche plutôt maladroitement à relier cette dimension à un commentaire concernant la politique officielle, en dénonçant les dirigeants qui à la fois entretiendraient par intérêt (lequel ?) cette violence, tout en refusant d’assumer leurs devoirs vis-à-vis de leurs employés en uniforme. Même si elle est loin d’être sans fondement, cette composante se révèle singulièrement pauvre, notamment au regard des formes modernes de contrôle social et de distorsion de la démocratie que connaît l’Italie, mais que son cinéma, à de très rares exceptions près (Moretti, et une poignée de documentaristes), se révèle incapable de comprendre.

Ce ne sont pas les mécanismes explicatifs – psychologiques ou « politiques » – qui font la force d’ACAB, mais cette évocation hallucinée d’un univers d’une violence totale, prévisible et incontrôlable à la fois, dans les rues d’une grande ville d’Europe de l’Ouest. Chez nous.

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La demoiselle et le loup

Deux petites merveilles pour l’été. Avant la déferlante pour cause de Fête du cinéma, deux films qui viennent de sortir, à une semaine d’écart, et qui n’ont à vrai dire rien en commun, sinon leur totale singularité. Le premier est une comédie musicale sénégalaise, le second une tragédie documentaire génoise. Juste deux moments de joie cinématographique.

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Avec les 48 minutes de Un transport en commun, la jeune réalisatrice Dyana Gaye raconte une, dix, cent  histoires. Des grandes et des « petites » (mais qu’est-ce qu’une petite histoire ?), des histoires d’amour, de travail, de deuil, de besoin ou de désir de partir, de rêves improbables et de contraintes bien réelles. Sans en avoir l’air, elle montre aussi les lieux, à Dakar et sur la route vers Saint Louis, les voix, les corps, toute une géographie physique et humaine captée par touches, comme en passant, et qui dit beaucoup, suggère davantage. Sur la trame-prétexte d’un voyage en taxi collectif entre les deux plus grandes villes du Sénégal, elle brode mille péripéties, prestement dessinées.

Le carburant de ce voyage express, c’est une croyance fougueuse dans les puissances du cinéma. C’est très exactement à cette mesure-là que prend place la dimension la plus visible (mais de loin pas la seule importante du film) : les numéros dansés et chantés qui scandent Un transport en commun. Geste d’une grande vigueur dans le fait qu’une jeune cinéaste africaine s’arroge d’emblée la possibilité de s’inscrire dans un genre, la comédie musicale, qui passe pour réservé à un cinéma doté de gros moyens matériels. Et c’est d’abord, très simplement, un grand plaisir qui nait de ces morceaux où se succèdent balade sentimentale et funk, blues, twist et musique de l’Afrique de l’ouest (le Sabakh), dans l’élégance très corporelle des danses – réjouissant contraste avec la nullité des récents musicals hollywoodiens, comme Chicago où pas un acteur ne sait danser, sans parler de l’épouvantable Nine, crachat sur la mémoire de Fellini.

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A mille miles de tous les discours compatissants sur la misère du cinéma africain, il y a surtout  l’affirmation d’une liberté de création et de narration, liberté qui est celle de la réalisatrice mais tout autant celle des ressources du cinéma lui-même,  de sa capacité à composer à tout instant réalisme radical et fantasmagorie, images et sons, paroles et musiques, couleurs et idées, rythmes et émotions. Et c’est exactement là que Dyana Gaye retrouve le geste de Jacques Demy, que les numéros dansés et chantés saluent explicitement. Davantage que les assonances avec telle mélodie de Michel Legrand et tel jeu sur les mots comme les affectionnait l’auteur des Demoiselles de Rochefort, c’est dans cette croyance dans les capacités à faire jouer ensemble tous les registres du cinéma – ambition admirable ! – pour mieux regarder et ressentir le monde, pour s’approcher collectivement du réel, que ce grand petit film est proche de Demy, et digne de lui. Puisque c’est à n’en pas douter le cinéma lui-même que désigne le titre Un transport en commun.

tuffo

En apparence celui-ci est bien loin de ce très curieux objet intitulé La Bocca del Lupo, du documentariste italien Pietro Marcello. Est-ce un documentaire ? Oui, et aussi une fiction, une histoire d’amour, une enquête, un film de montage, une œuvre d’intervention. C’est surtout, d’abord et à la fin, un poème. Poème composé d’images et de sons hétérogènes, d’abord difficiles à assigner : qui parle ? Où sommes-nous, dans cette crique, dans ces ruelles ? Pourquoi ces – somptueuses – images d’archives ? Qui est ce type costaud à l’air patibulaire marchant dans un quartier populaire de Gênes ? A qui s’adressent ces déclarations d’amour bouleversantes ? On le saura, et en saura bien davantage, jamais au bout de nos surprises de spectateurs.

Mais il ne s’agira pas d’un savoir scolaire, ou « documentaire » comme on dit lorsqu’on use mal de ce mot. Non, ce sera par glissements et bonds soudains, ruptures vers des univers que nous ne connaissons que balisés, encadrés par les discours de toute nature – sécuritaires, sociologiques, compassionnels. Nous sommes non pas dans « le monde de » la délinquance (l’homme, Enzo, est un bandit qui passé plus de la moitié de sa vie en prison), ni dans « le monde de » la transgression sexuelle (la femme, Mary, est un transsexuel qui se prostitue), ni dans « le monde des » bas-fonds et de la drogue. Nous sommes dans le monde, point. Celui où nous habitons tous. Il faut à Pietro Marcello un art très musical de l’agencement des éléments de récit, des mémoires réelles et imaginaires (le bandit sicilien Enzo comme Mary et ses compagnes en convoquent de multiples) pour construire cette narration sensuelle, où le grain des voix et la singularité des postures (la démarche d’Enzo dans les rues du quartier Crocia Bianca !) deviennent comme des rocs d’où jailliraient des sources vives de récit.

enzo

Chacun se fera son film à partir de cette Gueule du loup, il y en a tant nichés en secret. Certains concernent une histoire longue du peuple d’Italie, d’autre la plus sentimentale des romances, ou un film noir d’une extrême brutalité, ou la résurgence du néoréalisme italien d’après-guerre dans le pays de Berlusconi. Poème vertigineux, et qui ne, cessant de devenir plus précis, plus inscrit dans des lieux et des personnes, ne cesse ainsi de s’ouvrir vers des horizons nouveaux, La Bocca del Lupo, parce que tellement réel, un merveilleux territoire de cinéma. Un beau transport en commun, lui aussi.

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