La nuit du héros

Les Salauds de Claire Denis

Vincent Lindon et Lola Creton

Ce serait l’histoire d’un héros. Un vrai, un héros d’aujourd’hui, beau, fort, et qui arrive des lointains pour rétablir le bien. Ce serait l’histoire d’un parcours où les ombres s’allongent et où les repères se brouillent, où les motivations et les imaginations se tissent de manière inattendue, difficilement interprétable. Ce serait l’histoire d’un homme qu’on ne verra que deux fois, quelques secondes tout au début et tout à la fin, dans la nuit et dans une lumière de malheur.

Une très jeune fille entièrement nue marche sur ses chaussures à talons dans la ville, la nuit, son sexe saigne. La voisine s’occupe de son petit garçon, tout le monde a une famille, tout le monde s’occupe de ses enfants, et alors? Alors, on songe peu à peu à ce boulet calamiteux qui plombe la quasi-totalité des fictions de cinéma, cette purge d’impératif catégorique que serait la famille, les liens familiaux, la justification de n’importe quoi pour défendre ses rejetons.

Dans cet environnement bétonné, Claire Denis ouvre une brèche. Elle le fait avec une terrible douceur, une sorte de grâce littéralement par delà le bien et le mal —ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a plus ni bien ni mal, mais que ce ne sont plus des blocs définis et repérés d’emblée. Le capitaine est rentré pour aider sa sœur après le suicide et la faillite de son mari, il découvre l’état physique et mental de sa nièce, s’installe à côté de l’appartement où loge la maîtresse du coupable désigné.

Il y a une enquête, des énigmes, des intrigues. Il y a le désir, qui est comme une onde obscure qui irrigue de partout ce film d’ombres profondes, où les visages irradient doucement une tristesse, une peur, une volonté qui semblent venir du fond des âges. Parce que Les Salauds est un film mythologique, comme Lumière d’août de Faulkner et Au cœur des ténèbres de Conrad sont des livres mythologiques.

Cette puissance d’invocation de forces qui balaieront la puissance et le courage de l’homme qui croyait pouvoir, qui croyait savoir, passe par une alchimie singulière entre les acteurs, la lumière, les mouvements de caméra. C’est une chorégraphie parcellaire et pourtant coulée, un enchaînement de fragments qui recomposent en permanence une sensation terrible et envoûtante, qui jamais n’enferme ni n’assigne.

Cela fait peur, oui. Mais cette peur est à l’unisson de l’émotion incroyable que suscite ces visages approchés de tout près, les vibrations qui émanent de deux très bons acteurs qui jamais, peut-être, n’ont atteint ce degré d’intensité, de charme et de mystère, Vincent Lindon et Chiara Mastroianni.

Infiniment troublant, le film de Claire Denis, tailladé d’obscurité et saturé d’humanité, ouvre à chacun, avec infiniment de respect, les espaces de questionnement sur l’inacceptable. Il est le plus puissant et dangereux antidote qu’on puisse rêver à toutes les machinations au service d’un ordre moral, et surtout du désir d’ordre et de soumission si partagé par chacun —aussi par les spectateurs de cinéma.

(Cette critique a été publiée sur slate.fr lors de la présentation du film au Festival de Cannes. Lire aussi l’entretien avec la réalisatrice sur slate.fr)

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Caméra ouverte

Entretien avec Pierre Lhomme, co-réalisateur et chef opérateur du Joli Mai

Tournage du Joli Mai, Pierre Lhomme est à la caméra, à sa droite Antoine Bonfanti et EtienneBecker, à sa gauche Pïerre Grunstein. Photo de Chris Marker.

Au moment où Chris Marker décide de consacrer un film au mois de mai 1962, personne ne pouvait savoir ce qui se passerait, ou viendrait de se passer lorsqu’on tournerait.

C’est vrai, il y a une part d’intuition, et aussi de pari. Mais on est dans une période pleine d’événements, en pleine finalisation de l’accord qui va donner l’indépendance à l’Algérie. Même si personne ne pouvait savoir que les Accords d’Evian seraient signés le 18 mars,  on savait que cela allait arriver dans un avenir proche. Cette signature et le référendum qui les valide en avril permettent à Chris de parler de premier printemps de paix. Jusque là, toute l’après Deuxième Guerre mondiale avait été sous le signe des conflits de la décolonisation.  Et puis il est vrai que le mois de Mai est souvent riche en événements, évidemment ce mois-là n’est pas choisi par hasard… Chris avait rédigé une note d’intention, qui devait servir à trouver une aide au CNC, et où on trouve ces phrases magnifiques : « Ce film voudrait s’offrir comme un vivier aux pêcheurs du passé de l’avenir. A eux de tirer ce qui marquera de ce qui n’aura été inévitablement que l’écume. »

 

Comment avez-vous été associé au projet ?

Par un coup de téléphone de Chris Marker, à la toute fin de 1961. On se connaissait un peu, mais c’est surtout je crois parce que j’ai beaucoup travaillé, comme assistant, avec Ghislain Cloquet, qui avait lui-même beaucoup travaillé avec Chris. Il a dû demander à Cloquet qui lui semblait convenir pour travailler à la main et en souplesse. Il se trouve que, tout en étant chef opérateur, j’ai aussi toujours beaucoup aimé le reportage. Et on a tout de suite parlé de la manière dont il voulait tourner ce film.

 

Quels ont été les principes qui ont guidé ce tournage ?

Le principe essentiel c’était la modestie dans le rapport aux personnes interviewées. Le seul précédent auquel on pouvait se référer, c’était Cinq Colonnes à la Une, le magasine de reportage de la télévision, où il y avait des choses extraordinaires. Pour nous il s’agissait d’éviter cette espèce de psychodrame que la caméra déclenche presque toujours. Il fallait une modestie, une non-agressivité de la caméra et du micro. Plus tard, dans un beau texte paru sous le titre « L’objectivité passionnée » (publié par Jeune Cinéma en 1964), Chris dira : « Nous nous sommes interdit de décider pour les gens, de leur tendre des pièges » Nous étions très méfiants à l’égard du pittoresque et du sensationnel.

 

En quoi la méthode de tournage était-elle nouvelle ?

C’était la première fois qu’on pouvait tourner en son direct. Le son s’était libéré depuis quelques années déjà grâce à l’arrivée de nouveaux magnétophones, les Perfectone puis les Nagra, mais l’image, elle, n’était pas libérée : les caméras étaient beaucoup trop lourdes et bruyantes, on les appelait les machines à coudre. Et images et sons n’étaient pas synchronisés. Enfin, je parle de la France, les Américains étaient en avance, Richard Leacock avec Primary, les frères Maysles, Michel Brault au Canada avaient commencé d’explorer ces nouvelles possibilités. Ils avaient réussi à synchroniser la caméra et le magnétophone avec une montre à diapason. Alors que pour Le Joli Mai, Antoine Bonfanti (l’ingénieur du son) et moi nous étions reliés par des câbles, un véritable écheveau dans les rues, sur les trottoirs… A ce moment, la grande découverte pour un jeune opérateur comme moi concerne l’importance décisive du son. Je ne pouvais plus utiliser ma caméra de la même manière, et j’ai donc très tôt demandé à Bonfanti un casque pour entendre ce qu’il enregistrait. Un câble de plus… J’ai réalisé que l’opérateur devait être toute oreille et l’homme du son tout regard.

 

Comment décidiez-vous qui interviewer ?

Le principe c’était la liberté totale. Nous étions peu nombreux, Chris, Antoine, Etienne Becker mon assistant, Pierre Grunstein (« l’homme à tout faire ») et moi. On se baladait et quand on voyait quelqu’un qui nous semblait intéressant on allait le voir. Enfin… plus exactement, il y a eu deux méthodes. Chris avaient rencontré à l’avance certaines personnes, celles-là ont été filmées de manière plus installée, cela se sent bien dans la deuxième partie « le retour de Fantômas »: le prêtre ouvrier, le jeune ouvrier algérien, l’étudiant dahoméen… Et puis des rencontres, auxquelles il fallait être très disponibles. Le tailleur qui est au début du film a été la première personne qu’on a interviewée, on ne le connaissait pas même si sa boutique était à côté du local de la production, rue Mouffetard. En filmant cette première conversation, j’ai compris que ce qu’on mettait en place pouvait nous mener très loin. Pour la première fois, nous avions des magasins de pellicule de plus de 10 minutes, en 16 mm. Et le rechargement était très rapide, j’avais toujours des magasins de rechange prêts. On n’en a pas conscience aujourd’hui, mais c’était un véritable bouleversement dans les possibilités de filmer sur le vif.

 

La caméra que vous utilisiez était nouvelle est aussi ?

Oui, c’était un prototype de chez Coutant, la KMT. Il n’en existait que deux, Rouch avait eu l’autre pour Chronique d’un été. Elles appartenaient au Service de la Recherche de l’ORTF, elles ont été perdues. Leurs principales nouveautés tenaient à la légèreté , et au faible bruit et à la possibilité de synchronisation avec un magnétophone.

 

Comment perceviez-vous ce que vous voyiez et entendiez au cours de ces conversations ?

Nous allions d’étonnement en étonnement, Chris et les autres tout autant que moi. Nous étions partis à la découverte des Parisiens, et ce que nous découvrions nous sidérait. A l’époque, les gens avaient encore moins qu’aujourd’hui la parole. Nous ne nous attendions ni à ce qu’ils disaient, ni à la manière dont ils le disaient – une manière étonnamment directe et sincère, où ils ne cherchent pas à séduire la caméra. Et où se révélait bien d’autres perceptions de la situation que celles auxquelles nous nous attendions.

 

La répression meurtrière à Charonne le 8 février 1962 et la grande manifestation en réponse le 13 février ont fait irruption dans le projet.

Ce sont les seules séquences qui n’ont pas été tournées au mois de mai. Elles ne sont pas tournées par moi, les images de la manifestation ce sont les actualités, et un autre opérateur était à la manifestation du 13.

 

Comment êtes-vous devenu non pas le chef opérateur du film mais son co-réalisateur ?

C’est le résultat de l’intégrité absolue de Chris. Après des centaines d’heures passées sur les rushes pendant le montage, il en est arrivé à la conclusion que le film était aussi le résultat du travail de son opérateur. Il a décidé tout seul de m’ajouter comme co-réalisateur, ce n’était pas du tout prévu, ça ne figure pas dans le contrat. Lorsque je suis venu vérifier la première copie d’exploitation, au cinéma Le Panthéon, j’ai découvert à l’écran que j’étais devenu co-réalisateur. Je vous laisse imaginer l’émotion… elle est encore présente aujourd’hui. Cela a joué sur tout mon itinéraire, après avoir travaillé avec un homme de cette qualité, on devient exigeant avec les autres.

 

Dans quelle mesure les questions posées dans le film étaient-elles préparées à l’avance ?

Il y avait quelques questions de départ, comme celle sur la nature du bonheur, qui visait à comprendre la relation entre les gens et les événements, leur perception du cours du monde. Toujours en y allant doucement. Nous étions accompagnés de deux intervieweurs, 2 amis, Henri Belly et Henri Crespi. Quand la caméra tournait, Chris était un peu à l’écart mais il écoutait tout, il lui arrivait souvent d’intervenir. Il fallait surtout être réactif, ne pas rester collés aux questions prévues, il fallait surtout répondre à l’honnêteté des gens en face de nous. Et jamais les entretiens ne sont saucissonnés au montage, qui respecte toujours la parole dans la continuité.

 

Ce qu’on voit dans Le Joli Mai représente quelle proportion de ce qui a été filmé ?

Très peu, il y avait plus de 50 heures de rushes. En travaillant au montage, Chris était parvenu à une version qui correspondait à ce qu’il voulait faire, et qui durait 7 heures. Cette version n’a été projetée qu’une fois, chez le producteur Claude Joudiou. Chris aurait aimé pouvoir continuer de la montrer, mais c’était en contradiction avec toutes les habitudes de la distribution. Il a donc fallu diminuer encore beaucoup, pour que le film puisse être exploité en salles. Mais le pire est que tous les rushes non montés ont été détruits. Ça a été une grande douleur. Chris appelait ça « l’euthanasie du Joli Mai ». Par exemple, on avait tourné toute une journée dans un taxi, avec Bonfanti dans le coffre et moi à côté du chauffeur, qui nous avait été signalé comme loquace, curieux et bon interlocuteur. On avait tourné avec tous les clients qui montaient. Chris, qui bien sûr n’était pas présent dans la voiture, avait été emballé quand il avait découvert les rushes. Il y avait de quoi faire un film entier, on avait eu la chance de rencontrer une dizaine de personnages formidables… Mais tout a disparu.

 

Comment sont apparus les plans de chats ?

Il est arrivé que ce mois de mai-là avait lieu une exposition, un concours de beauté féline. On a demandé à un collègue d’aller faire des plans de chats. Chris avait déjà à l’époque cette relation unique aux chats, ils étaient pour lui le regard de la sagesse et de la liberté. Je le savais, et pendant les entretiens, chaque fois qu’un chat passait par là bien sûr je le filmais. Même s’il a fallu d’énormes efforts pour raccourcir le film à sa durée actuelle, jamais il n’aurait enlevé les plans de chats.

 

Pourquoi avoir choisi Yves Montand pour la voix off ?

C’était un ami de longue date de Chris, d’abord à cause de son amitié de jeunesse avec Simone Signoret. Ils étaient très liés, plus tard, en 1974, nous avons fait ensemble un film que j’aime énormément, La Solitude du chanteur de fond, où Chris a filmé Montand chez lui, en répétition et en concert, c’est un petit bijou ! Notamment le montage. Dans Le Joli Mai, la voix de Montand donne une proximité au texte, comme une chanson populaire, le contraste est très évident avec la voix de Chris lorsqu’il dit La Prière sur la Tour Eiffel de Giraudoux.

 

Comment Michel Legrand a-t-il conçu la musique ?

Lors d’une séance à la Cinémathèque en 2009, nous avons présenté le film ensemble, Michel Legrand et moi. A cette occasion, il a affirmé qu’à l’époque, Chris lui avait donné des indications sur les séquences, et des durées, mais qu’il n’avait jamais vu le film. Ni alors, ni depuis. J’ignore la part de légende de cette histoire, en tout cas la musique correspond exactement. Même au moment de la scène de danse en boite de nuit, le soir même du procès de Salan, la musique est de Legrand, elle a été ajoutée. Il était impossible d’enregistrer la musique originale dans les conditions de tournage où nous étions.

 

Comment s’est passé le travail de restauration ?

Grâce à un financement du CNC, il a été possible d’effectuer cette restauration en même temps que le transfert sur support numérique de bonne qualité – en 2K dont on fera les DCP pour les sorties en salles et les HD pour l’exploitation vidéo. Mais je n’ai pas voulu effacer toutes les traces du temps, ce que j’appelle « les rides ». L’image n’a pas été nettoyée à fond, aseptisée comme on le fait trop souvent maintenant. On peut garder des imperfections du tournage, du développement, des accidents, tant que ça ne nuit pas à la vision. Les gens de chez Mikros sont repartis de la pellicule 16mm inversible d’époque, en bien meilleur état que les tirages 35mm qui ont été faits ensuite. Mais il a fallu aussi établir un « montage définitif », qui à vrai dire n’existe pas. Le film était sorti de manière précipitée, pour respecter les dates prévues avec les exploitants. Dès la sortie Chris a commencé à faire des coupes. Le souci est que les copies du Joli Mai ne sont pas toutes identiques. Nous avons convenu avec le Service des Archives du Film qu’il y aurait une restauration conforme au film qui est sorti en 1963, la version longue, et que celle-ci figurerait en « supplément » dans l’édition DVD. C’est une archive très utile pour des chercheurs. Mais ce n’était pas la version restaurée que Chris avait voulu voir distribuée.

En 2009, à l’occasion de la projection de la copie restaurée à la Cinémathèque, Chris a exigé que ses coupes soient respectées, ce qui a été fait. Dans la version aujourd’hui distribuée, nous avons respecté son souhait. Il n’aura pas eu le temps ni l’énergie de le faire lui-même.

 

(NB : Une version différente de cet entretien a été publiée dans le dossier de presse réalisé pour la réédition du film)

 

 

 

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Toutes les couleurs des herbes

Rouge ! Rouges les cheveux de Sabine Azema. Vert ! Verte la lumière dans le bureau d’André Dussolier, et vertes les herbes où tout commence et tout fini. Jaune ! Jaunes le sac volé et la petite voiture Smart. Bleu ! Bleu le polo d’Anne Consigny, et bleue la peinture sur les portes et les volets de sa maison et bleue la lumière du commissariat, mais si différemment. Violets, les volets de la maison de Sabine Azema et son costume lorsqu’elle inaugure son nouvel avion. Et rouge ! rouge ! rouge ! La machine à écrire, la bassine en plastique, le tablier de cuisine, les chaussures achetées et rendues, le manteau de l’épouse, le coucou sur le tarmac, le néon de l’inscription « cinéma » et toute l’entrée de la salle de projection…  Les Herbes folles n’est pas, au sens habituel, un « film en couleur », c’est un film où les couleurs jaillissent comme les fusées d’un feu d’artifice. Jamais à ce point Alain Resnais n’avait recouru ainsi à la couleur comme matériau décisif de sa mise en scène. Pourtant, chez ce cinéaste plutôt célébré pour ses mouvements de caméra, son art du montage, ses capacités à s’approprier cinématographiquement des textes littéraires, la couleur joue depuis toujours un rôle important.

Cela commence sur un mode paradoxal, et même ironique : les premiers courts métrages sont consacrés à des peintres, notamment un mémorable Van Gogh (1947). Films en noir et blanc où l’intelligence du regard exprimée par les déplacements de la caméra et le commentaire donnent un autre mode d’existence aux couleurs que la perception optique, un « ressenti » mental. D’emblée, il est posé que la couleur n’est pas une « donnée » mais une construction capable à son tour de devenir un outil ou une ressource pour atteindre certains résultats dramatiques, sensitifs et de compréhension. On en aura un autre exemple, très différent, avec le premier recours à des images en couleurs par Alain Resnais, pour certains plans de Nuit et brouillard (1955). On sait[1] comment il décida d’outrepasser la commande d’un film de montage d’archives, en allant lui-même tourner des images, dans le processus même qui l’amenait à réévaluer la perception du phénomène concentrationnaire, notamment en se rendant à Auschwitz. Mais Resnais remet en jeu ce dispositif binaire en tournant aussi des plans en noir et blanc, qui construisent souterrainement des passerelles entre passé et présent, document et pamphlet.

Enfin, selon une troisième modalité, viendra la véritable exultation chromatique du Chant du styrène (1958) – la gerbe de couleurs pures qui éclate dans le magasin de chaussures des Herbes folles en offrira un lointain écho. On percevait alors pour la première fois le côté ludique de l’utilisation des couleurs, à l’unisson de l’euphorie verbale déchainée par le commentaire de Raymond Queneau. Avant même la réalisation de son premier long métrage, l’essentiel est déjà là. S’y manifeste aussi la richesse d’une des fidélités au long cours du fabricant de films Alain Resnais, avec le chef opérateur Sacha Vierny, qui se livre à cette occasion à une véritable démonstration de virtuosité formelle. Avec Muriel (1963), son premier long métrage en couleur, Resnais s’appuie non seulement sur le travail de Vierny mais aussi et peut-être surtout sur celui de Jacques Saulnier, décorateur de pratiquement tous ses films à partir de Marienbad. La circulation des émotions, angoisses, mélancolies et désirs dans la géométrie de la ville nouvelle de Boulogne s’inspire des formes et des teintes d’un art moderne très graphique, dont les principales figures seraient Kandinsky, Klee ou Mondrian. A-t-on remarqué combien ces circulations et ces stylisations trouvent un écho dans le pourtant si différent Mon oncle d’Amérique, qui radicalisera encore le côté « étude de trajectoires imposées » dans les labyrinthes aux formes rigoureuses et aux teintes saturées de la société contemporaine et de la psyché humaine ?

A chaque fois selon un régime singulier, propre à l’esprit de chaque film, Stavisky et ses couleurs de luxueux théâtre bourgeois, Providence avec sa palette d’onirisme nordique, le conte baroque de La vie est un roman, l’artifice peint qui sert d’écrin à l’émotion poignante de Mélo en offrent autant d’exemple. Dans tous ces films, à des degrés divers, les choix de couleur participent du projet esthétique d’une manière particulièrement visible, mais pas exceptionnelle. De manières très différentes, Jean-Luc Godard, Eric Rohmer, Jacques Demy auront eux aussi « travaillé la couleur » comme ressource expressive singulière, tout comme bien sûr Antonioni et Fellini, pour rester avec des grands contemporains du réalisateur, dans les années des explosions Pop et psychédélique notamment[2].

Avec I Want to Go Home (1989), grand film à redécouvrir, puis Smoking/No Smoking (1993), Alain Resnais franchit un nouveau pas, décisif, dans le recours créatif à la couleur. S’inspirant de la délirante inventivité des cartoons des années 40 et des audaces formelles de l’âge d’or de la comédie musicale hollywoodienne, celle du Magicien d’Oz, d’Un Américain à Paris, de Brigadoon ou de la séquence Broadway de Chantons sous la pluie, puis de la palette de la bande dessinée belge, avec les aplats de la « ligne claire » de Hergé ou Jacobs, il se dote d’une liberté inédite. Celle-ci répond à la manière de travailler avec les acteurs, la définition par le phrasé et la gestuelle des présences à l’écran. Parce que la couleur n’est évidemment pas une question de bleu et de vert, c’est un système d’harmoniques qui doit entrer en résonnances avec tous les autres (récit, lumière, musique, références de toutes natures…).

Cœurs, premier film avec le chef opérateur Eric Gautier, marque un nouveau moment décisif dans l’emploi des couleurs par Resnais. C’est bien sûr le blanc qui domine, un blanc qui est à la fois couleur et absence de couleurs, espace vide à l’intérieur duquel peuvent apparaître diables intimes et fantômes émotionnels. Pourtant, le décor saturé de couleurs de la séquence du bar annonçait le feu d’artifice des Herbes folles. Pour celui-ci, la grande inspiration revendiquée par Resnais aura été, à nouveau, la bande dessinée, et notamment Will Eisner et Milton Caniff, moins pour leur palette que pour la liberté d’utilisation des masses colorées, privilégiant les effets de rythme et d’atmosphère sur la vraisemblance. Dans l’entretien aux Cahiers du cinéma[3] lors de la  sortie française du film Gautier affirmait la prééminence de ces références sur celles à la peinture, que lui-même était allé chercher du côté de Derain et de Van Dongen. Mais c’est à un usage plus contemporain, post-Pop Art, que le film fait songer – exemplairement aux tableaux de David Hockney, y compris ses œuvres récentes sur supports numériques rétro-éclairés. L’incroyable appartement de Sabine Azema, avec ses tubes de néon rose, bleu, jaune et son grand cadre bleu nuit au dessus du lit en est une expression frappante, sans parler du plan halluciné des pieds aux ongles peints sur le tapis aux cercles concentriques multicolores, un des plus fous depuis que Jumbo l’éléphant a pris du LSD.

Eric Gautier souligne aussi la nature non-psychologique de l’utilisation des couleurs : les choix chromatiques ne « symbolisent » rien. Langage expressif autonome, ils se défient de la redondance exactement comme n’importe quel cinéaste digne de ce nom refuse que la musique redouble les actions et les émotions représentées. Les couleurs sont un accélérateur de fiction. Cette approche, qui vient de loin mais trouve un accomplissement inédit avec Les Herbes folles, est l’appropriation par un cinéaste qui n’a jamais cessé d’être un chercheur d’un registre expressif singulier, aussi ample et riche d’effets que le montage, les mouvements d’appareil et l’usage des mots. Après ? Faisons confiance au titre du prochain film : Vous n’avez encore rien vu.

 

(Ce texte a été rédigé pour le numéro 3 de la revue espagnole Caiman, Cuadernos de cine)

 

 


[1] Grâce au travail de Sylvie Lindeperg, « Nuit et brouillard », un film dans l’histoire. Odile Jacob.

[2] Mentionnons aussi l’impasse des recherches de Clouzot pour L’Enfer.

[3] N°650, novembre 2009.

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Un amour de fin du monde

Evan Glodell dans Bellflower d’Evan Glodell

Bellflower affiche d’emblée un lourd pedigree, croisement de radicalité indé US version trash et de comédie régressive façon exoplanète de la galaxie Judd Appatow – vous savez, ces adultes qui continuent à se comporter en adolescents attardés caca-maman-gros lolos, alimentant une veine prolifique du comique nord-américain de la première décennie du 21e siècle. Dans une misérable banlieue pavillonnaire de la province étatsunienne (en Californie, en fait, mais qui ne ressemble à aucun des clichés connus sur le Golden State), deux copains glandeurs délirent sur la fabrication d’une voiture customisée façon Batmobile de la mort et la fin du monde, boivent des Budweiser, foutent le feu au gazon des voisins avec un lance-flamme de leur invention, et boivent des Budweiser. Un d’eux croise le chemin d’une blonde bien en chair et en verbe, partante pour jouer à plus d’un jeu, le match copinage ado vs découverte de l’amour en route vers l’âge adulte peut commencer. Et c’est exactement ce qu’il fait.

Il le fait bien. C’est à dire de manière à la fois bancale et décidée, avec une énorme affection pour ses personnages et une invention du plan et du rythme qui ne cesse d’enrichir d’émotions et de profondeur un scénario, ou plutôt un pitch qui, pour l’essentiel, ressemble comme deux gouttes d’eau à celui de 71 843 autres films américains, sans parler des autres pays. Et c’est cette combinaison d’énergie tordue et de sensibilité qui ne cesse de faire s’envoler le film toujours un peu plus haut, un peu plus loin.

L’image, bizarre, et qui peut d’abord passer pour une coquetterie, y est pour beaucoup : réalisateur fauché mais très doué, Evan Glodell a pour son premier long métrage fabriqué son propre appareil de prise de vue à partir d’une caméra vidéo et d’optiques photo, bricolant une image qui évoque les couleurs des vieux films en super-8 sans y ressembler vraiment, variation sur ce que les logiciels passéistes d’aujourd’hui nomment improprement « vintage ».  Très vite, quelque chose de mieux, c’est à dire de moins, prend consistance dans ce parti pris affiché. Loin de toute nostalgie, il est du côté des choses, des textures, ses lumières dénaturées, ses flous et ses points aveugles suggèrent le rapport au monde des personnages.

Un autre composant parachève à la fois l’étrangeté et la sincérité du film : ses acteurs, et d’abord le premier d’entre eux, nul autre que Glodell lui-même. L’important n’est pas tant ici qu’il vienne à l’image confirmer le côté entièrement fait à la main par l’auteur, à la fois artiste et Géotrouvetout du cinéma. C’est surtout que le film raconte des frasques, espoirs et déboires adolescents dont on ne doute pas du caractère largement autobiographique, mais interprétés par des acteurs qui ont à présent dix bonnes années de plus. Ce décalage introduit une perturbation entre personnages et interprètes qui distord irrémédiablement aussi bien la logique « film d’ados » que le réalisme destroy d’une chronique enlisée dans le mal-vivre calamiteux où végètent ces personnages intoxiqués à la bière, aux grosses cylindrées et aux rêves bon marché. Distordre n’est pas supprimer : tout cela y est bien, la distorsion, si on était grossier, on l’appellerait poésie.

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Quelles images des révolutions arabes ?

Fin janvier, en pleine révolte populaire tunisienne, Chris Marker envoie à quelques amis ce petit montage. Merveille de la sûreté d’œil du vieux maître ? A n’en pas douter. Mais ce que fait Marker en retrouvant l’analogie entre une image d’actualité et une « icône » révolutionnaire souligne surtout le manque d’images appropriées à la réalité de la situation actuelle, à ce qu’elle a de novateur, d’inédit. En Tunisie, en Egypte, en Lybie, à Bahrein, au Yémen, en Syrie, une révolution, des révolutions sans images ? Cela semble un double paradoxe.

D’un côté il y a des photos par milliers, des vidéos, des reportages TV, la couverture en continu d’Al Jazeera, les dizaines de milliers de posts sur Youtube et Dailymotion. Chris Marker, toujours lui, inlassable observateur des circulations visuelles et de pensées, en a réuni un florilège impressionnant

De l’autre il y a le patrimoine iconographique des mouvements populaires : si le geste d’offrir sa poitrine en sacrifice et en défi au nom de la liberté vient du fonds des âges, comme image, il vient du Tres de Mayo de Francisco Goya, et irrigue depuis les représentation du peuple désarmé faisant face à ses oppresseurs, dont de nombreux exemples au cinéma.

Enoncer ce double cortège de références visuelles, d’un côté la foule innombrables des enregistrements in situ et de l’autre le défilé imposant des emblèmes de la révolte de masse,  c’est souligner l’écart qui les sépare, et le fait qu’aucun pont n’est apparu pour qu’une, ou quelques unes des premières rejoignent les secondes. Puisqu’il s’agit ici bien entendu de réaffirmer combien une image est à la fois une construction, construction qui elle même à son tour construit – qui ouvre un rapport, un échange, une circulation.

Serguei Eisenstein, John Ford, Yazujiro Ozu, Orson Welles, Stanley Kubrick, Jean-Luc Godard ont été de grands constructeurs d’images en ce sens là – les cinéastes ne sont pas seuls,  Robert Capa a été constructeur d’images de la guerre d’Espagne autant et sans doute plus que Roman Karmen, André Malraux ou Leo Hurvitz, réalisateurs de films tournés en Espagne pendant la guerre. Il ne s’agit nullement de la question de la « vérité », au sens factuel, mais de la puissance singulière d’un processus, une puissance d’expression et de partage émotionnel du sens d’une réalité d’évènements actuels ou passés. C’était l’ambiguïté qui se dissimulait dans le mot « juste » de la fameuse formule de Godard « Pas une image juste, juste une image » : « juste » jouait sur l’ambivalence entre « vraie » (ce que n’est jamais une image) et « appropriée, qui bâtit une relation féconde avec un événement, une réalité » (ce qu’est une image au sens fort, c’est à dire une très faible proportion des artefacts visuels que par paresse on appelle image, et dont les médias nous abreuvent).

Ce n’est pas que le cinéma n’ait fourni aucun élément pour penser ce qui se passait. Regarder les reportages dans Benghazi dans les jours qui ont suivi la prise de contrôle par les insurgés faisait inexorablement revenir les souvenirs du terrible La Nuit du cinéaste syrien Mohamad Malass, implacable réquisitoire contre la volatilité, de l’enthousiasme extrême à l’effondrement, engendré par des décennies d’oppression quotidienne et d’illusion rhétorique. C’était la relation aux « images mentales », aux représentations rhétoriques et idéologiques que construisait le film qui proposait matière à réfléchir devant les déclamations et gesticulations où tant de sentiments légitimes s’exprimaient de manière si biaisée et « surdéterminée ».

Au moment d’écrire ces lignes, on attend de voir ce que construira le travail des réalisateurs égyptiens qui ont filmée la révolution de la Place Tahrir. Peut-être réussiront-ils à élaborer une image qui exprime ce qui s’est joué au Caire – s’il s’agit bien des révolutions voulues par leurs protagonistes, ce qui est encore bien loin d’être acquis.

Non pas qu’il faille nécessairement que ces images (au sens fort) soient le fait de professionnels de l’image, même si le regard d’un cinéaste ou d’un photographe est souvent le plus à même d’élaborer, dans la confusion du réel, la possibilité d’une expression. L’an dernier, les activistes iraniens ont collectivement inventé une magnifique réponse par l’image lorsqu’après l’arrestation d’un dirigeant étudiant déguisé en femme, et exhibé par le régime avec ce déguisement pour l’humilier, des milliers d’hommes iraniens se sont montrés déguisés en femme – des hommes iraniens ! – sur les « réseaux sociaux » d’Internet.

Rien de tel (à ma connaissance) dans les mouvements populaires du monde arabe actuels. La seule image forte, nouvelle, directement en phase avec les révoltes arabes du début 2011 n’est pas une image de révolution, encore moins de victoire de la révolution, mais une image terrible de destruction de soi, celle des immolations par le feu. Cette image-là construit la représentation de la misère et du désespoir qui règnent depuis des décennies dans le monde arabe.

S’il en nait des révolutions, au sens de réinvention d’un autre rapport au monde, à l’organisation de la collectivité dans un contexte historique, culturel et social particulier, il restera aussi à en inventer les images. La similitude des deux représentations envoyées par Marker, ce montage du même, dit que c’est loin d’être acquis.

 

(Ce texte est une variante d’un article écrit pour le numéro d’avril des Cahiers du cinéma España).

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Chronique de la fin du monde

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Journal d’une demi-Berlinale, n°1

J’arrive au Festival de Berlin au milieu, pas possible de prétendre rendre compte de toute la manifestation. En plus j’arrive agacé : à Paris, j’ai reçu vingt invitations à des fêtes berlinoises, qui toutes avaient lieu entre le 10 et le 14. Cela faisait deux ans que je n’étais pas venu, je découvre que la montée en puissance du Marché du Film, qui ne se tient que durant les cinq premiers jours, a littéralement cassé en deux la Berlinale, et complètement atrophié sa deuxième partie. Tous les amis à qui j’avais proposé de se retrouver ici repartaient le lundi ou le mardi… Métaphore évidente (le marché vs la sélection artistique), mais surtout symbole de ce qui menace les manifestations en apparence les plus solides. En plus, il gèle à mur fendre.

Mais tout cela n’a très vite aucune importance. Première projection : un abîme de bonheur. Avec  Le Cheval de Turin, Béla Tarr déploie une parabole sublime et désespéré, une prophétie d’apocalypse qui explose lentement à l’intérieur de plans où ne figurent pourtant qu’un vieux paysan et sa fille, au cœur de la puszta hongroise battue par un vent de fin du monde. L’homme est peut-être le cocher qui, Piazza Alberto à Turin, battait ce cheval que Friedrich Nietzche prit dans ses bras pour un geste désespéré de refus de la terreur, le 3 janvier 1889, avant de sombrer dans une folie dont il ne sortirait que par la mort. Ou peut-être pas, là n’est pas l’important, mais dans la puissance de construction des plans, par la lumière et la durée. Une porte de grange, une flamme qui vacille, un puits à sec, des patates bouillies : chaque image se révèle peu à peu riche d’une puissance presqu’infinie.

Erika JanosJanos Derzsi et Erika Bok dans Le Cheval de Turin de Béla Tarr

C’est comme regarder un portrait de Rembrandt ou une nature morte de Van Gogh, lorsqu’on a bien vu que cela représente un bonhomme avec le nez comme ci et la moustache comme ça, ou une paire de chaussures avec des talons comme ci et des lacets comme ça, il devient possible de pénétrer dans le tableau, de l’habiter, de l’investir d’une rêverie sensuelle, personnelle, sans limite. Parce que dans chacune de ces images il y a l’univers – comme dans toute véritable image, mais les véritables images sont rares, alors que les imageries sont légion. C’est très simple d’entrer dans les images immensément ouvertes et pleines à la fois de Béla Tarr, c’est l’opération la moins intellectuelle qui soit, même si on sait bien que peu de gens sont disponibles à cette aventure, et préfèrent que tout reste bien visible à la surface –  « comme les vieilles putes qui portent tout en devanture » disait Léo Ferré.

Dans Le Cheval de Turin, il y a du vent dans la plaine, le père handicapé et sa fille mangent des pommes de terre, le cheval lui ne mange plus, des Tsiganes enfiévrés viennent et puis s’en vont. Ça dure 146 minutes, c’est le temps qu’il faut.  Eh oui !  Vous êtes pressés ? N’allez pas au cinéma, allez au fast food.

C’est somptueux, et absolument tragique. Tragique ne veut pas dire sinistre, au contraire. Lorsque le battement intime des êtres et des choses, la vibration intérieure de ce qui fait vivre et mourir sont ainsi rendus sensibles, la puissance vertigineuse des images (images sonores, ô combien, même si taiseuses) submerge d’un torrent d’émotions à la fois inhabituelles et si proches, si humaines. La beauté n’est pas triste, jamais. Elle peut être terrible. Les spectateurs de Damnation (1982), de Satantango (1994), des Harmonies Werkmeister (2000) et de L’Homme de Londres (2007) le savent, Béla Tarr ne porte pas, n’a jamais porté sur le monde un regard optimiste. Ce n’est pas ce qui se passe dans son pays depuis que le populiste nationaliste raciste Victor Orban a pris le pouvoir qui risque de le mettre de meilleure humeur. La presse européenne a parlé de ce qu’Orban est en train de faire à la presse hongroise, la presse s’intéresse volontiers à ce qui arrive à la presse. Elle n’a pas dit un mot de la lettre signée par tous les grands cinéastes hongrois pour alerter sur la destruction méthodique perpétrée par les nouvelles autorités.

Voici cette lettre :

Aux amis du cinéma hongrois

La culture est un droit humain élémentaire. Le cinéma hongrois est une composante à part entier de la culture européenne. Les films hongrois parlent du peuple hongrois, de la culture hongroise, d’une manière unique et originale. Ces œuvres emploient un langage artistique particulier pour transmettre au monde ce qu’est notre pays, ce que nous sommes. Détruire cela c’est détruire la culture.

Cela ne peut pas être justifié par le « réalisme économique », une vision faussée de la situation financière, une idéologie politique ou un point de vue subjectif.

Le gouvernement hongrois a décidé qu’à la place de structure démocratiquement gérée par les professionnels du cinéma qui a garanti le pluralisme de la production jusqu’à aujourd’hui, une seule personne nommée par lui aurait désormais tout pouvoir de décision. A nos yeux cette décision menace la diversité du cinéma hongrois.

Nous, cinéastes hongrois, décidés à rester fidèles à notre vocation et désireux de pouvoir continuer à travailler au mieux de nos capacités artistiques, demandons à chacun de soutenir le pluralisme du cinéma hongrois.

Budapest, le 10 janvier 2011.

Signé : Ildikó Enyedi, Benedek Fliegauf, Szabolcs Hajdú, Miklós Jancsó, Ágnes Kocsis, Márta Mészáros, Kornél Mundruczó, György Pálfi, Béla Tarr.

Cette lettre a pour l’instant reçu le soutien des artistes et professionnels dont les noms suivent :Theo Angelopoulos (Grèce), Olivier Assayas (France), Bertrand Bonello (France), , Frédéric Boyer (France), Leon Cakoff (Brésil),  Alfonso Cuaron (Mexique), Luc et Jean-Pierre Dardenne (Belgique), Arnaud Desplechin (France), Jacques Doillon (France), Marion Döring (Allemagne), Atom Egoyan (Canada), Amat Escalante (Mexique), Jean-Michel Frodon (France), John Gianvito (USA), Erika et Ulrich Gregor (Allemagne), Joana Hadjithomas et Khalil Joreige (Liban), Michael Haneke (Autriche), Alejandro Hartmann (Argentina), Shozo Ichiyama (Japon), Jim Jarmush (USA), Aki Kaurismaki (Finlande), Stella Kavadatou (Grèce), Vassilis Konstandopoulos (Grèce), Mia Hansen-Love (France), Wojciech Marczewski (Pologne), Cristian Mungiu (Roumanie), Celina Murga (Argentine), Olivier Père (Suisse), Timothy et Stephen Quay (Grande Bretagne), Carlos Reygadas (Mexique), Arturo Ripstein (Mexique), Daniel Rosenfeld (Argentine), Gus van Sant (USA), Uli M Schueppel (Allememagne), Ulrich Seidl (Autriche), Hanna Schygulla (France), Tilda Swinton (Grande Bretagne), Juan Villegas (Argentine), Peter Watkins (Grande Breyagne), Andrzej Wajda (Pologne).

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France, made in Depardon

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Une boucherie-charcuterie de quartier, un rond point avec sens giratoire, un coin de rue, un bistrot, une station-service… Ce sont les stars de la nouvelle exposition de Raymond Depardon, intitulée «La France». Trente-six photos très grand format accrochées en majesté dans la première salle de l’espace d’exposition de la BNF à Paris. Et là, il se passe simultanément deux choses étonnantes. La première est sur les murs, la seconde est face aux murs.

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Les reflets ont les yeux rouges

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Je retourne voir Oncle Boonmee celui qui se souvient de ses vies antérieures, le film thaïlandais que j’avais tant aimé à Cannes, au point de me débrouiller pour assister à deux séances. A cette époque, l’idée qu’Apichatpong Weerasthakul pourrait avoir la Palme d’or aurait semblé à blague un peu absurde, un peu douloureuse… Maintenant il sort en salles, mercredi prochain 1er septembre.

C’est le début du film, voici le grand buffle noir qui rompt la corde, qui court dans le champ, et entre dans la forêt. Il est comme un personnage de conte, mais on ne sait pas s’il est dangereux ou lui-même en danger, c’est un gros quadrupède un peu maladroit, c’est un monstre de puissance, c’est peut-être un symbole mais de quoi ? Les plans sont élémentaires, très lisibles en même temps que riches de sens possibles, dont aucun n’est compliqué. L’homme retrouve le buffle, tire sur la corde pour le ramener. A un moment, l’animal ne veut plus avancer, l’homme fait un mouvement étrange qui remet la bête en marche, c’est gracieux et banal, donnant en même temps l’impression d’un curieux mouvement de danse et du geste connu de quelqu’un dont c’est le métier de s’occuper des buffles. Je repense à ces commentaires hostiles, hargneux, après le palmarès cannois.

Que des gens n’aiment pas le film, c’est bien leur droit. Mais qu’est-ce qui a suscité une telle agressivité ? Un mot, comme une marque infamante, revenait : « intellectuel ». On avait récompensé un film intellectuel ! ou «un film pour intellectuels » – ils disent « pour intellos », moi je ne veux pas employer ce mot, pas plus que je ne dis « négro » ou « bicot » ou « youpin », j’y entend le même racisme, la même haine de soi pervertie en haine de l’autre, la même misère.

Le film est commencé depuis 5 minutes, pour la première fois, un grand être noir et velu aux yeux rouges luminescents apparaît. Il fait peur, un peu. Il fait rire, plutôt. Il est beau, aussi. Tout ça en un plan bref, avec une grosse peluche sur laquelle on a collé deux ampoules de lampe de poche, et qui n’a nul besoin de faire semblant d’être autre chose. Une image de cinéma, comme venue de chez Méliès, une vision de carnaval tropical.

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Intellectuel ? L’attaque est tordue, malsaine. Parce qu’elle accuse faussement, et de surcroît elle accuse au nom de ce qui n’a rien de condamnable. Nulle part la soumission au marché ne se dit plus ouvertement que dans le mépris asséné à longueur de messages médiatiques contre l’activité de l’intelligence : ne pensez pas, ressentez ! Ne réfléchissez pas, suivez votre instinct. Soyez comme des enfants, comme des animaux, obéissez aux pulsions, laissez parler ce qu’il y a de primitif en vous. Que règnent la jouissance et la peur. Les effets se calculent en milliards de milliards, dans toutes les monnaies du monde, et en indigence du politique. Le meilleur des mondes.

Il y a des films ennuyeux, creux, prétentieux, inutilement bavards, bêtement didactiques, asservis à des théories fumeuses… autant de travers qui méritent d’être dénoncés. Mais que des films mobilisent l’intelligence ? Comme si l’intelligence s’opposait à l’émotion, alors qu’on sait depuis une éternité que seules les émotions peuvent mettre en mouvement l’intelligence – ou au contraire la bloquer. Une éternité peut-être pas, mais quand même 2300 ans et des poussières, un certain Aristote nous avait expliqué tout ça plutôt clairement. Un intellectuel, lui aussi.

Donc c’est débile et dégoutant de reprocher à un film d’être intellectuel. Mais en plus, ce n’est particulièrement pas adapté à Uncle Boonmee. En quoi est-ce « intellectuel » de regarder une vache dans un champ ? Ou un buffle ? On peut y trouver bien des sujets de réflexion, d’accord – d’ailleurs c’est le cas avec le film. Mais en soi il n’y a là rien qui requiert ni entrainement des méninges, ni accumulation de savoir abstrait. Et c’est comme ça pendant tout le déroulement de cette expérience entièrement placée du côté des sensations physiques, des rêves, de l’imaginaire.

Oncle Boonmee est malade des reins, il sait que malgré les dialyses il n’en a plus pour longtemps. Dans sa ferme, où il pratique l’apiculture à proximité de la forêt tropicale, il organise le travail en fonction de ses problèmes de santé, avec le contremaitre, un immigré laotien qui a bravé la politique discriminatoire qui a cours en Thaïlande (aussi). La belle-sœur de Boonmee et son grand fils viennent s’occuper de lui. Le soir, à table, on papote quand sur une chaise vide se matérialise la femme de Boonmee, morte depuis plus de 10 ans. Et puis voici que débarque un géant aux yeux rouges, entièrement recouvert d’une hirsute toison noire. Il dit être le fils de Boonmee, parti sans explication il y a des années, à la recherche des singes fantômes que, photographe intrépide, il voulait attraper avec son appareil. Ce sont eux qui l’ont attrapé, et surtout l’une d’entre elle, à laquelle il s’est uni pour pénétrer le mystère de ces êtres surnaturels, et est devenu l’un d’eux. Il raconte tout ça comme il dirait qu’il est allé acheté du riz chez l’épicier du coin.

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C’est loufoque, mais certainement pas compliqué. C’est rigolo, avec en permanence tout un environnement d’échos que viennent enrichir d’innombrables notations, notamment sur le passé de guerre civile de la région – Boonmee croit que sa maladie est une punition pour avoir naguère « tué trop de communistes », quand l’armée enrôlait les paysans comme supplétifs pour traquer les guérilleros dans la jungle. Plus tard nous verrons des photos, peut-être prises par le fils, du temps où il ne ressemblait pas encore à King Kong. On y voit de jeunes gens en uniformes de rangers, traces de cette présence de la guerre loin d’être remisée dans le passé. Ils jouent. Ils posent pour l’appareil avec le grand singe aux yeux rouges.

Puisque dans ce monde intensément hanté – et à l’occasion joyeusement hanté – rien n’est remisé à l’écart, rien n’est exclu. Tout circule, franchit les limites du temps, les barrières entre la vie et la mort, entre passé et présent, entre humains, animaux, esprits et choses. C’est une idée d’un monde ouvert, utopique sans doute mais c’est aussi une idée du cinéma dans un rapport organique à la réalité, que j’ai proposé de rapprocher de l’animisme. Apichatpong Weerasethakul y puise aussi la possibilité de s’exprimer cinématographiquement avec d’autres moyens que la caméra.

Est-ce cette perte de repères qui a tant énervé les adversaires du film ? C’est possible, et ce serait compréhensible. Parce que malgré son humour, et ce qui m’apparaît comme une souveraine élégance, un sens de la composition et du mouvement marqué en permanence du signe de la beauté (mais ça, je ne peux pas le prouver, je peux seulement le revendiquer pour moi, et espérer le partager avec d’autres), malgré les innombrables éléments d’inscription du réel dans ce film, il y a, à n’en pas douter, quelque chose de déroutant à regarder Oncle Boonmee. La réponse facile est de dire qu’il est dans la nature des œuvres d’art de dérouter, et que ceux qui n’aiment pas ça aillent se faire foutre, comme disait Michel Belmondo. La réponse un peu plus exigeante, si on a formé le projet de ne pas traiter les contempteurs du film avec le mépris qu’eux-mêmes manifestent pour lui et ceux qui l’aiment, est de dire qu’en effet, c’est un curieux chemin que le cinéaste thaïlandais nous invite à emprunter. Un chemin où on peut circuler à la fois ici et là, à pied et en songe, où on peut rester assis dans la chambre à regarder la télé et aller manger au restau, être moine et un beau jeune homme plein de vigueur, une princesse au visage disgracié et un fils prodigue.

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« Les reflets sont réels » dit le poisson-chat qui sait donner du plaisir aux femmes affligées. Les reflets sont réels, c’est une définition du cinéma. Les fantômes qui y viennent à notre rencontre, selon la formule définitive de Wilhelm Murnau dans Nosferatu, il y a à peu près aussi longtemps qu’Aristote, appartiennent à notre monde eux aussi, pour la très bonne raison que de monde, il n’y en a qu’un. Et qu’on y est (jusqu’au cou, si j’ose dire). Et bon, ça, d’accord, ça peut énerver.

C’est bientôt fini maintenant, Boonmee va mourir. Avant une grande expédition mystique et enfantine dans une grotte utérine au fond de la jungle, on voit quelques plans qui rappellent un court métrage sidérant de Weerasethakul, qui s’appelait Vampire, un film d’horreur né du seul rayon d’une lampe torche dans les branches de la forêt – et toutes les puissances de la nuit semblaient invoquées dans le hors champ, un hors champ qui se trouvait dans le cadre, l’occupant presque en entier, hormis l’espace éclairé. C’est ainsi que nous tournons en rond dans la nuit, et que les feux nous consument, selon la formule à double sens qui dit nos existences bien réelles, bien quotidiennes, en même temps qu’elle désigne la mélancolie de l’embrasement du vieux monde.

Oncle Boonmee qui se souvient de ses vies antérieures, c’est la lanterne magique des frères Lumière rallumée dans la jungle de nos angoisses et de nos désirs, reflets réels. Réincarnations innombrables de très vieilles histoires, toujours actives, inquiétantes, amusantes, cycles de ce cinéma permanent où, dans la matérialité des changements de formes, se rejouent sans fin ce qui rapproche et ce qui sépare. Mystérieux et si simple, voici un film chargé de ressources pour essayer d’habiter la vie, ici et maintenant.

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