«Django Unchained» et «Lincoln», il était deux fois la révolution

Bien que très différents, les derniers films de Tarantino et Spielberg, qui sortent à deux semaines d’écart, partagent la même foi dans le grand acte politique qui, par le fer et la parole, fait basculer le monde.

Leonardo DiCaprio, Christoph Waltz, Samuel L. Jackson et Jamie Foxx dans «Django Unchained» (Sony Pictures).

 

Tout de suite, le cadre de Django Unchained est posé: ce sera celui du mythe. Chanson «western», puis musique «à la Ennio Morricone» —en fait: de Ennio Morricone—, cadrages magnifiant l’ampleur cosmique du paysage, profil de Jamie Foxx isolé parmi la file de Noirs enchainés et filmé tel un dieu grec.

Django arrive. Cet homme noir vient de quelque part, et même de pas moins de trois lieux à la fois. Ça va péter! Exploser, gicler, tonitruer, rollercoasteriser grave, à l’image et au son, pendant 170 minutes, au nom de cette triple origine.

Django n’est pas du tout le héros du western classique, venu du nulle part et voué à redisparaître dans le soleil couchant, figure du Bien ayant effacé ses origines de miséreux européen. Il n’est pas le héros du western moderne, produit de son époque et de ses contradictions. Et il n’est pas le héros du western postmoderne, pure figure graphique et sensorielle (tel son homonyme inventé par Sergio Corbucci, dont le Django de 1966 ressort opportunément le 23 janvier).

1+2+3=violence déchaînée

D’où viens-tu Django?

1) D’une plantation du Sud des Etats-Unis juste avant la guerre de Sécession, donc de l’enfer de l’esclavage.

2) De l’outrageante insuffisance de la prise en compte de la brutalité de cet enfer dans l’imaginaire collectif américain. Hollywood n’a pas nié l’esclavage, et face à Naissance d’une nation, film dont Tarantino dit «qu’il l’obsède», et à Autant en emporte le vent (deux titres fondateurs du cinéma US, tous deux pro-Sudistes), on trouverait bien sûr nombre de réalisations dénonçant le sort des Noirs.

Mais la fabrique mythologique moderne n’a jamais massivement fait de la dénonciation des crimes inouïs et ininterrompus sur lesquels s’est bâtie la première prospérité américaine un enjeu de spectacle —alors que, très lentement et encore insuffisamment, le génocide des Indiens a fini par être pris en compte, après avoir été systématiquement inversé, faisant des victimes les bourreaux, durant plus d’un demi-siècle.

3) Des Etats-Unis d’aujourd’hui, ceux du Tea Party, de Fox News, de la surenchère extrémiste de la plupart des candidats à l’investiture républicaine en 2012. Du point de vue de Tarantino, ces gens-là ne sont pas des concitoyens aux opinions différentes des siennes, mais un ramassis d’abrutis malfaisants qu’il convient de réduire à néant par tous les moyens pour rendre l’air un tant soit peu plus respirable.

1+2+3=la déferlante de violence déchainée, comme l’indique le titre. Pour déclencher cette explosion, il faut une mèche, un dispositif de mise à feu. Celui-ci vient encore d’ailleurs: d’Europe, et du langage.

Irruption décisive du langage

On sait depuis la première scène du premier film de Quentin Tarantino, le conciliabule au restaurant en ouverture de Reservoir Dogs, l’importance décisive qu’il accorde à la parole. Et tous ses films fonctionnent sur des escalades en contrepoint de dialogues (ou de monologues) et d’action. Soit l’introduction comme corps étranger, perturbateur, d’une dimension toujours d’habitude marginalisée par la quête d’efficacité du spectacle hollywoodien («Pas de paroles, des actes»).

Tarantino fait un usage distancié, affichant son artifice, de l’usage des mots, à la différence de la présence massive de la parole chez Scorsese par exemple, où elle est organique, fait partie de la définition des personnages en relation avec leurs racines européennes, italiennes. Alors que l’usage immodéré des mots, et de phrases construites, sophistiquées, souvent s’interrogeant sur leur propre sens ou leur propre statut (rappelez-vous les arguties sémantiques de Travolta et Jackson dans Pulp Fiction), est clairement toujours un élément extérieur, intrusif et perturbateur, dont la présence a des effets finalement ravageurs.

Dans Django Unchained, cette irruption décisive du langage est incarnée avec une jubilatoire faconde par Christoph Waltz, le mémorable colonel Landa d’Inglourious Basterds. Waltz est devenu en deux films un «être tarantinien» par excellence, c’est à dire un personnage venu d’ailleurs, et capable d’une virtuosité d’expression verbale exceptionnelle, susceptible de dérégler les dramaturgies installées, de libérer des forces contenues par les manières habituelles de régler les rapports humains —et de raconter les histoires. Herr Doktor King Schultz libère Django, pas seulement au sens propre, mais au sens où la physique parle de la libération des puissances de l’atome.

Exactement comme Inglourious Basterds faisait penser à l’inscription sur la guitare de Woody Guthrie, «This machine kills fascists», Django Unchained porte en étendard «This machine kills racists». L’acte de «tuer» ne s’entendant, ne pouvant s’entendre qu’à l’aune des puissances particulières d’une guitare ou d’un film, et pas d’un fusil d’assaut —ce qui est une petite différence avec les braves gens de la NRA et assimilés.

Exemplaire est à cet égard la séquence renversant sur des membres du Klu Klux Klan un tombereau de ridicule, non pas parce que cela fait du bien de se moquer de salopards débiles, mais parce que cela s’inscrit dans un contexte qui insiste sur les effets atroces de ce qu’ils représentent. Le burlesque ne distrait pas de l’horrifique ni ne l’enrobe, ils sont deux modèles de munition au service du même combat.

Un combat qui se déroule dans les salles de cinéma

Ce combat ne se déroule pas dans le Sud des Etats-Unis au milieu du 19e siècle, mais dans les salles de cinéma au début du 21e. Pas plus que le précédent film ne se référait à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, mais à l’univers imaginaire qui a été construit à partir d’elle, le nouveau film n’est pas une description des conditions réelles de l’esclavage, ni une fiction réaliste de ce qu’aurait pu y faire un noir révolté et particulièrement doué pour l’usage des armes.

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« Dersou Ouzala », « Sibériade », la non-indifférente nature

Deux DVD édités par Potemkine, Dersou Ouzala d’Akira Kurozawa et Sibériade d’Andrei Konchalovski.

Dersou Ouzala d’Akira Kurosawa

Un esprit superficiel s’imaginera peut-être que c’est parce que le nom des deux réalisateurs commence par la même lettre K qui lui sert de logo que l’éditeur Potemkine publie ensemble Dersou Ouzala d’Akira Kurosawa et Sibériade d’Andrei Konchalovski. Il y a à cette double édition de bien meilleurs motifs. L’art, la géographie et l’histoire (deux fois) rapprochent ces œuvres de 135 et 200 minutes. Et plus encore ce qu’ils donnent à voir et à percevoir, aujourd’hui.

L’histoire à double titre, puisque les deux films sont sortis à la même époque, la deuxième moitié des années 70 (1975 pour le premier, 1979 pour le second). De multiples manières, ils sont habités par l’esprit de ce temps-là. Et parce que ce qu’ils racontent s’origine à la même période, l’aube du 20e siècle. Et la géographie puisqu’ils se passent dans la même région, la Sibérie.

L’art tout simplement parce qu’il s’agit de deux très beaux films dans le registre périlleux de la fresque. A sa sortie, Dersou Ouzala fut salué comme un chef d’œuvre, même si sa mémoire a pâli depuis – comme d’ailleurs celle de son auteur, aujourd’hui moins considéré, et par exemple supplanté par son compatriote Ozu dans la plupart des classements cinéphiles. Revoir le film, récit inspiré du journal de l’explorateur russe Arseniev et de sa rencontre, aux confins de la Russie et de la Chine, avec le chasseur indigène Dersou, est une merveille intacte. Le sens de l’espace et de la durée de Kurosawa, sa capacité à inscrire des relations triviales dans un écrin de cinéma qui leur donne une puissance épique sans les trahir, l’infinie générosité avec laquelle il regarde tous ses protagonistes déploient le souffle et le charme d’une grande œuvre, qui marquait aussi à l’époque la « résurrection » de son auteur après l’échec cinglant de Dodes Kaden qui avait mené le cinéaste à une tentative de suicide. Moins coté à sa sortie, ne serait-ce que du fait de son évidente approbation du régime soviétique – et aussi de la moindre renommée de son signataire – Sibériade raconte la transformation d’un village marqué par d’archaïques rivalités sous l’effet de la modernisation et de la révolution russe. Voulu comme le pendant du 1900 de Bernardo Bertolucci (autre immense entreprise historique et artistique aujourd’hui un peu perdue dans les brumes du passé), Sibériade évoque surtout par son énergie et sa volonté de dramatiser les rapports entre nature et humains le grand cinéma hollywoodien ayant célébré la conquête du territoire et la construction de la nation – du côté d’Autant en emporte le vent et de La Conquête de l’Ouest. Konchalovski, auquel on devait les très beaux mais de format beaucoup plus modestes Le Premier Maître et Le Bonheur d’Assia (et qui tenterait ensuite sa chance à Hollywood avec notamment Maria’s Lovers et Runaway Train) dépasse les conventions du genre grâce au mélange de lyrisme et d’intense matérialité de son style.

Sibériade d’Andrei Konchalovski

Deux beaux et grands films, donc, ou pour être plus précis une très grande œuvre, Dersou Ouzala, et un film important et marquant, Sibériade. Mais il y a plus. En phase avec leur époque qui voyait naître de nouvelles préoccupations établissant les bases de l’écologie comme composante politique, l’un et l’autre font une place essentielle à la nature. Dans les deux films, celle-ci est célébrée comme « l’autre » du développement humain, avec chez Kurosawa une mélancolie – et non pas une nostalgie – de la perte d’un lien traditionnel au cosmos, chez Konchalovski l’exaltation d’un nouveau rapport à un environnement dans une dialectique positive avec le développement économique. Découvrir ces films aujourd’hui, au moment où se profilent des catastrophes majeures et où règne l’impuissance face aux tragédies annoncées, suscite un singulier sentiment de remise en jeu de la relation entre les hommes et ce que, selon une partition dont on commence à percevoir les terribles impasses, on a isolé sous l’appellation de nature. Chacun à sa façon, ces deux films réfutent cette séparation, font vivre dramatiquement d’autres modes d’interactions entre les êtres vivants et inertes. D’une manière dont leurs auteurs ne pouvaient avoir conscience, mais qui est désormais bien visible, ils racontent le mystère de la non séparation des hommes et du reste du monde, ce qu’avait d’ailleurs très bien pris en compte le grand cinéaste qui est à bien des égards, par delà tout ce qui les sépare, le « père » commun de Kurosawa et de Konchalovski – que signale de manière fortuite mais cette fois appropriée le nom de l’éditeur : Serguei Eisenstein, qui rédigea à la fin de sa vie un ouvrage justement intitulé La Non-indifférente Nature.

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