Holy M, 2

Holy Motors de Leos Carax

 

Que devient un film très aimé, quelques semaines après ? Vu deux fois il y a un peu plus d’un mois, Holy Motors sort cette semaine en salles. J’aurais pu retourner le voir, je sais que je le ferai, en compagnie de personnes avec qui j’ai envie de le partager. J’aurais pu recopier, en la modifiant ou pas, la critique publiée ici même lors de la projection à Cannes. D’ailleurs, je la recopie, cette critique, ci-dessous, sans rien y changer. Mais à cette réaction « à chaud », ce que j’ai été capable d’en dire dans l’immédiateté et la presse festivalières, voici qu’est apparue l’envie d’ajouter un peu de ce qu’a fabriqué ce film dans les semaines suivantes, de raconter le sillage laissé dans la mémoire. Si on y songe, c’est un peu bizarre de ne toujours parler des films que comme si on venait de les voir, alors que ceux qui comptent vivent en nous d’une vie longue, et qui peut connaître, pour le meilleur ou non, bien des mutations.

Il y a le film, et il y a ce qui l’aura, conjoncturellement, entouré, et qui fait aussi partie de la trace effective laissée par une œuvre – j’ai souvent vérifié combien nous nous rappelons précisément dans quelle salle, et éventuellement en quelle compagnie, nous avons vu les films qui ensuite nous restent. Dans le cas de Holy Motors, il y a donc eu Cannes, la sélection, la chaleur et l’émotion de l’accueil, des articles inespérés dans les journaux. Et il y a eu, juste après, le mauvais coup du palmarès. Non seulement le film de Leos Carax méritait la Palme d’or et le fait qu’il ne reçoive rien est une injustice flagrante, mais dans ce cas plus que dans d’autres, une telle récompense serait venue consacrer un cinéaste dont l’importance est restée jusqu’à présent tue, sinon niée. Le  choix du jury, illisible mélange de conformisme et d’émiettement, constitue un véritable gâchis.

En même temps, mesurant l’un à l’autre ce qu’est le film de Carax et ce que sont les récompenses, il apparaissait clairement qu’aucun autre prix n’aurait été de mise, et qu’à tout prendre rien du tout vaut mieux qu’un « petit prix », ou même le prix du meilleur acteur à Denis Lavant, même s’il le mérite à l’évidence. Un cran plus loin, et c’est bien toujours de la manière dont le film aura traversé les jours ayant suivi sa projection qu’il s’agit, les lendemains de Cannes ont peu à peu confirmé l’importance de Holy Motors, engendrant le paradoxe d’être bien plus souvent mentionné que la plupart des lauréats, l’absence de récompense devenant le motif d’une marque d’intérêt supplémentaire, d’un surcroit d’affection. Cannes, malgré son jury, aura finalement bien joué son rôle en faveur du film.

Ces péripéties auraient pu parasiter le souvenir du film, lui faire de l’ombre. Ce sont au contraire de petits éclairages supplémentaires, des loupiotes d’appoint fournies par le Festival, et qui en soulignent encore mieux l’importance. Mais l’essentiel est évidemment ailleurs. Il est dans les traces laissées par la longue limousine blanche sillonnant Paris, il est dans la beauté surréelle d’Edith Scob au volant, l’élégance de sa non moins longue et non moins blanche silhouette s’approchant affectueusement, maternellement, du corps explosif de celui dont elle a la charge. L’essentiel est dans les changements de régime énergétique de celui-ci, cet être unique et multiple que le film ne quitte pas d’une semelle, et qui est à la fois Denis Lavant, Oscar que joue Denis Lavant, les nombreux personnages que joue Oscar.

C’est impossible à expliquer à qui n’a pas vu le film, cette fluidité du mouvement qui ne cesse de mener le film et son protagoniste de l’avant, en même temps que sont radicalement disjointes situations et ambiances, en même temps que mutent sèchement l’intensité de chaque épisode, et la distance à un réel qui ne cesse jamais d’être là. D’être là comme l’alpha et l’oméga de la fiction, en même temps que comme un état parmi d’autres des propositions d’imaginaire, de croyance, de fantaisie – et bien sûr de souvenirs d’autres films. D’où l’humour du film. Sa cruauté. Sa tristesse aussi.

Certains plans de Holy Motors portent la marque d’un surdoué du cinéma. Cela importe à peine. Certains cadres magnifient des visages et des corps de femme comme rarement des films en furent capables. Certains moments entrebâillent sur une violence et une tendresse irradiant de Denis Lavant, à en donner le vertige. En y repensant, cela revient très fort, la puissance des images, la folie du travail, du combat et du sexe sur fond vert, la montée dans la nef noire de la Samaritaine avec Kylie Minogue, cette jeune femme au chevet du vieillard mourant, la fulgurance d’un coup de flingue à la terrasse du Fouquet’s, cet absolu de l’humain enregistré par Etienne-Jules Marey dès l’aube du cinéma et à jamais, une infernale et sublime piéta au fond de l’égout, avec érection torse et corps surnaturel enrobé dans l’étoffe dont sont faits les songes. La paix, pourtant. La paix, là, loin des machines, et d’une société machinalement machiniques.

Holy Motors est composé d’une suite de moments, avec le recul, ces épisodes deviennent les facettes d’un film en volume, quelque chose qui ressemblerait à une architecture à la Frank Ghery, avec des trous, des changements d’axes, des zones sombres ou ultra-brillantes. Mais une architecture qui bouge, qui palpite plutôt. Il semble que, depuis, le mouvement n’ai fait que s’amplifier.

 

La critique de Holy Motors publiée sur slate.fr le 24/05

Cela commence par un rêve, rêve ou cauchemar de cinéma, traversée des apparences vers l’immensité sombre d’une salle obscure. C’est Carax, en personne, en pyjama et en compagnie de son chien qui vient sous nos yeux éberlués ouvrir cette improbable perspective. D’où miraculeusement nait une maison château bateau, splendeur de Le Corbusier entrevue le temps de livrer passage à un père de famille qui part au travail, un grand banquier qui aussitôt installé dans sa limousine extra-longue entreprend de jouer sur les marchés et de se procurer des armes pour se défendre de tous ceux que son immodeste gagne-pain accule à un désespoir possiblement vengeur. Mais attendez… Pourquoi est-ce Edith Scob, plus belle et longiligne que jamais, qui pilote cette voiture étrange, d’autant plus étrange que quiconque a lu le roman Cosmopolis de Don DeLillo sait qu’on retrouvera un autre grand banquier dans l’habitacle customisé d’une autre et identique stretch limo, dans le film de David Cronenberg programmé à Cannes deux jours plus tard? Ce n’est que le premier des effets de proximité extrême entre les signes du cinéma, effets qui s’en vont travailler tout le nouveau film de Léos Carax. La présence de l’actrice des Yeux sans visage de Georges Franju annonce l’étonnante partie à laquelle sera convié tout spectateur.

Il s’agit en effet d’accompagner Monsieur Oscar au long de sa journée de travail. Monsieur Oscar est un être humain dont l’activité consiste à devenir successivement, et sur commande, le protagoniste d’histoires toutes différentes. La grande voiture blanche sillonne Paris de rendez-vous en rendez-vous, s’écartant parfois du trajet annoncé sans qu’on sache si cette digression est une entorse au programme ou l’accomplissement de protocoles secrets.

L’intérieur de la voiture est aménagé en loge d’acteur. C’est pour l’acteur Denis Lavant l’occasion de transformations à vue, qui sont à la fois l’impressionnante exhibition des trucages auxquels recourent les artistes du masque et du déguisement, et la dérision de cette exhibition, tant il est évident que ce qu’accomplit Lavant excède infiniment les artifices du maquillage, du costume et de la contorsion.

Banquier, vieille mendiante russe, réapparition destroy du monsieur Merde du court métrage Tokyo! (occasion de la plus somptueuse piéta qu’on ait pu voir depuis 3 siècles, avec égout, zizi tordu, burqa couture et pétales de rose), père de famille, prolétaire des effets spéciaux, assassin chinois… les personnages sont aussi inattendus que différents.

Un film vivant, joyeux, tragique

Mais qui est Monsieur Oscar qui les incarne tour à tour? En quoi serait-il plus réel que ses rôles? Rien, dans le film, ne viendra l’attester. Pour s’appuyer sur les bons vieux schémas du paradoxe du comédien, il faut qu’il y ait ici le comédien et là les rôles. Rien de tel dans Holy Motors, qui ne cesse de déplacer et déjouer ce qui relèverait du «construit» –la commande passée à Monsieur Oscar, l’accomplissement du scénario dans le cadre d’un genre dramatique ou cinématographique.

Ce qui rend le film si vivant, si joyeux et si tragique est le caractère insondable, ou plutôt constamment rejoué de cette séparation, y compris quand le possible patron de cette entreprise, nul autre que Michel Piccoli grimé en Michel Piccoli grimé, monte à bord de la limousine, ou lorsque Monsieur Oscar croise une partenaire (Kylie Minogue) dont il semble bien qu’elle est plutôt sa collègue que sa cliente. Cela vaudra une bouleversante et fantomatique ascension dans le paquebot évidé de la Samaritaine, d’où s’élève un chant qui transperce, pour s’arrêter, ou pas, au-dessus du mortel gouffre du Pont-neuf, qui engloutit Léos C. il y a 11 ans. Mais pas sans retour.

Le jeu des méandres, des citations, des échos est infini, on s’épuiserait à vouloir en dresser la liste ou la carte. L’essentiel n’est pas là, ni dans l’étourdissante virtuosité du travail de Denis Lavant.

L’essentiel est dans l’enthousiasmant bonheur de faire que le cinéma advienne, s’enchante, se réponde à lui-même et ainsi ne cesse de parler toujours davantage des émotions, des peurs et des désirs bien réels des humains. Qu’au passage, particulièrement à Cannes, chaque scène mobilise les réminiscences d’un ou plusieurs films qu’on vient tout juste de voir sur le même écran du Festival atteste de la justesse d’écriture, mais est au fond anecdotique.

L’important est dans la fusion brûlante entre les deux tonalités du film. La tonalité funèbre d’un requiem pour le réel, chant d’angoisse devant l’absorption des choses et des êtres peu à peu dévorés, dissous par les représentations, elles-mêmes fabriquées par des machines de moins en moins visibles. Et la tonalité vigoureuse, farceuse, constamment inventive qui porte la réalisation elle-même. Paradoxe? Eh oui. Mais surtout immense joie de spectateur, et certitude foudroyante que ce film-là domine sans aucune hésitation la compétition cannoise telle qu’elle s’est déroulée jusqu’à aujourd’hui.

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Une belle image

Perdu dans la foule, ravi de passer inaperçu, un grand cinéaste applaudit un autre grand cinéaste.

Mercredi après midi, c’était David Cronenberg assistant à la projection hors compétition de Io e Te de Bernardo Bertollucci, ovationné par les spectateurs.

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