Exposition : Cinéma japonais à la Cinémathèque, repères pour un passage

 

Capture d’écran 2016-09-16 à 10.48.34L’affiche de “Double suicide à Amijima” de Masahiro Shinoda

L’écran japonais, 60 ans de découvertes. La Cinémathèque française 51 Rue de Bercy, 75012 Paris

Cachée au fond du « musée dans le musée » (la salle d’exposition de la collection permanente, au 2e étage de la Cinémathèque française, elle-même dans son ensemble musée du cinéma), c’est une petite exposition, par la surface qui lui est allouée, et par le nombre de pièces exposées. C’est aussi une exposition passionnante et magnifique.

Magnifique par la qualité visuelle, et aussi souvent émotionnelle, des éléments présentés : trois dessins pour L’Impératrice Yang Kwei-fei de Mizoguchi, deux kimonos empruntés à La Porte de l’enfer et à Kagemusha, quelques croquis pour les Les Sept Samouraïs, des images sublimes de Eros+massacre de Yoshida, quelques plans d’Ozu, des portraits d’Oshima en pleine force de l’âge… Pas une vitrine dont les quelques éléments proposés à la découverte ne soulève une masse de souvenirs, d’associations d’idées, qu’on soit simple amateur sans érudition particulière sur le sujet ou connaisseur chevronné. Et la qualité des formes, des matières, des couleurs est un enchantement.

Capture d’écran 2016-09-16 à 10.48.04

Maquette de costume (aquarelle et mine de graphite) pour “L’Impératrice Yang Kwei-fei” de Kenji Mizoguchi

Mais passionnante, parce que cette exposition raconte aussi une histoire. Ou plutôt elle la sous-entend, elle donne un minimum de repères pour la deviner.

Cette histoire n’est pas celle, immense et complexe, du cinéma japonais. C’est celle de la manière dont du cinéma japonais est arrivé ici, en Occident, en Europe, à Paris. C’est l’histoire d’une transmission, d’un passage.

Donc aussi l’histoire de personnes qui, avec passion, avec parfois des erreurs, en tout cas des partis pris, ont ouvert cette circulation, puis en ont multiplié les formes, jusqu’aux manga, aux films d’horreur ou érotiques.

Avec comme longtemps principal interlocuteur Henri Langlois à la tête de la Cinémathèque française, ces sont surtout des femmes qui ont permis d’inscrire sur la carte du cinéma mondial tel que perçu ici les noms du « carré d’as » du classicisme nippon (Akira Kurosawa, Yasujiro Ozu, Kenji Mizoguchi, Mikio Naruse), puis d’Oshima, d’Imamura, de Kobayashi, de Shindo, de Teshigahara, jusqu’à Kiyochi Kurosawa et Naomi Kawase.

Kashiko Kawakita, fondatrice de la Cinémathèque du Japon, et sa fille Kazuko, grande passeuse du cinéma japonais en Occident et du meilleur du cinéma occidental au Japon en compagnie de son mari, Hayao Shibata, Hiroko Govaers infatigable ambassadrice au service des films et des cinéastes de son pays d’origine vers son pays d’adoption, incarnent ces processus mystérieux du cheminement de grandes œuvres, et avec elles d’une culture, d’une conception du monde, d’une langue, de tout un répertoire de formes.

La question pourrait concerner désormais d’autres pays ou régions (la Chine, l’Inde, l’Iran…) mais c’est bien avec le Japon que s’est jouée à un tel de gré d’intensité cette aventure à la fois plastique, rythmique, philosophique et éminemment sensuelle.

L’exposition est accompagnée d’une programmation également conçue par Pascal-Alex Vincent, et qui réunit grands classiques et œuvres  à découvrir, y compris dans les féconds domaines du fantastique, de l’érotique et de l’animation.

Un seul regret au sortir de cette exposition à l’importance inversement proportionnelle à sa taille, l’absence d’un catalogue qui garde la trace des objets ici réunis, et les accompagne de textes un peu conséquents pour en expliciter la trajectoire et les enjeux.

lire le billet

Glanés en Avignon : Srebrenica, Shakespeare et Shakespeare, Chéreau

Irena Mulamuhic dans HopeIrena Mulamuhic dans Hope 2

Trois jours dans la fournaise avignonnaise à mi-juillet ne permettent en aucun cas de porter un jugement d’ensemble sur la 69e édition du Festival d’Avignon (4-25 juillet), ses quarante entrées au programme officiel, les centaines de spectacles du off et les innombrables manifestations adjacentes, débats et rencontres, qui, ensemble, font la plus grande foire du spectacle vivant au monde. De la dizaine d’éléments auxquels on aura eu accès, un peu par choix, un peu par hasard, quatre temps forts, très forts.

D’abord à la fois un coup de cœur et un coup de fureur. Il est inadmissible, honteux, dégueulasse qu’ait été à ce point ignoré, en France et en Europe, la commémoration du massacre de Srebrenica. Vingt ans après l’assassinat de masse, Srebrenica devait être présent, mis en évidence au cours des célébrations du 14-Juillet, commémoré par des œuvres d’art et des programmes culturels, historiques, universitaires. Il n’en a rien été, tout comme aucun dignitaire français de rang important ne s’est déplacé en Bosnie. Si le sommeil de la mémoire engendre des monstres, nous nous préparons de terribles lendemains.

Il est à l’honneur du Festival d’Avignon de faire exception à cette règle sinistre de l’amnésie du génocide perpétré sur le sol européen il y a vingt ans. Même si on ne peut pas dire que l’installation Hope ait bénéficié de toute l’attention qu’elle méritait – l’absence de couverture de cette œuvre par les médias confirmant le refoulé sinistre qui pèse désormais sur les guerres des Balkans. Et puis des victimes musulmanes…Conçue par le grand dramaturge de Sarajevo Haris Pasovic, Hope est pourtant une réponse d’une force et d’une dignité impressionnantes. Comme toute installation, il est difficile d’en rendre les effets, qui tiennent à l’assemblage dans l’espace d’éléments très hétérogènes. Dans un bâtiment fermé, le visiteur se trouve immédiatement face à face avec une femme âgée, debout dans un halo de lumière au milieu d’un espace sombre. Elle porte un foulard sur la tête et serre contre sa poitrine un cadre où figurent les photos d’hommes de différents âges.

Hope. L’espoir? L’espoir du retour des hommes emmenés par les miliciens serbes il y a vingt ans? Quel espoir? Il y a bien longtemps, Léo Ferré disait que dans désespoir il y a espoir –dans un désespoir dynamique, assumé, armé, vivait l’espoir d’un monde à inventer. Aujourd’hui, ici, en Europe, c’est l’inverse. Dans Hope, il y a le désespoir. On le prend en plein visage. Cette femme, l’actrice la plus célèbre de Bosnie, Irena Mulamuhic, immobile et silencieuse, se tient chaque jour six heures debout dans cette ombre, dans ce halo, dans ce désespoir de la mémoire et du présent.

a suite de l’installation comporte les photos aériennes de certaines des dizaines de fosses communes identifiées, et un film magnifique et terrible qui montre simplement les lieux où ont été retrouvé les corps, ou les fragments humains, depuis vingt ans: espaces bucoliques, ensoleillés, charmeurs, espaces où vivent et travaillent des villageois, écoles communales qui furent transformés en centre de détention et de torture et sont aujourd’hui à nouveaux des écoles, baraquements aux murs couverts de graffiti racistes inscrits par ces militaires néerlandais qui les occupaient et livrèrent à la mort les populations civiles qu’ils avaient la mission, et les moyens, de protéger.

Ce film, dont Haris Pasovic annonce une version plus longue, s’inspire avec intelligence de la réflexion construite autour de Shoah de Claude Lanzmann sur les possibilités d’invoquer une horreur qui continue de hanter le présent. Il devrait prochainement être montré aussi indépendamment de l’installation telle qu’elle est présentée, à Avignon, dans le bâtiment de l’Espace Louis Pasteur.

De ce bâtiment, on vit sortir Leila Shahid bouleversée, l’ancienne représentante des Palestiniens en Europe remerciant avec émotion le dramaturge bosnien d’avoir su faire ce dont les Palestiniens avaient été incapables après Sabra et Chatila. Puisque Hope, clairement, dans son inscription très précise dans les faits qui se sont produits en juillets 1995 à Srebrenica, mobilise aussi la mémoire des crimes de masse perpétrés, ailleurs, et depuis.

Avec Shakespeare, on est évidemment encore à proximité des tragédies de l’histoire et des enjeux de représentation. Avoir la chance de découvrir, deux soirs de suite, le Richard III mis en scène par Thomas Ostermeier et Antonio e Cleopatra de Tiago Rodrigues en témoignaient admirablement, comme ils attestaient de l’étendue des registres théâtraux capables de prendre en charge le legs artistique, historique et politique du Barde. Au plus juste du travail qui est celui d’un grand festival. (…)

LIRE LA SUITE

lire le billet

Henri Langlois, derviche programmateur

henrilanglois

D’abord, les artistes. Le geste est fort et clair. En entrant dans l’exposition consacrée à Henri Langlois par la Cinémathèque française, ce sont d’emblée des œuvres d’art qui accueillent le visiteur.

Que leurs auteurs soient plutôt considérés cinéastes (Godard, Garrel) ou plasticiens (Alechinski, Alberola, Cesar, Rosa Barba) n’importe pas ici, ou plutôt c’est justement ce qui excède leur différence qui sera un des fils de cette… quoi? Exposition, oui, peut-être; composition aussi bien, et machine à comprendre par la vue et les émotions, labyrinthe évoquant les circonvolutions d’un cerveau hanté.

S’agit-il de celui d’Henri Langlois, né à Smyrne il y a pile un siècle, mort à Paris en 1977, personnage devenu mythologique bien au-delà du geste qui a porté toute son existence, la création permanente de la Cinémathèque française? En tout cas celui d’un être qui aurait incarné, rêvé, fabriqué, plaidé, imposé une certaine idée de l’être au monde de l’art. Et cet art ne pouvait être que celui par excellence de son temps, donc le cinéma –mais surtout pas contre les autres arts, au contraire comme force dynamique qui les concernait tous.

Dominique Païni a conçu cet espace. Païni fut le directeur de la Cinémathèque française de 1993 à 2000, et donc un successeur de Langlois. Il est surtout une des personnes qui ont le plus et le mieux réfléchi à la question du «cinéma exposé» –aussi le titre d’un de ses livres. Exposé, en effet, mais sans opposition entre son mode naturel d’exposition, la projection, et les dispositifs propres à ce qu’on nomme d’ordinaire exposition, une mise en espace d’objets. C’est tout simple (sic), il suffit de trouver où se joue l’intelligence commune entre les films et tous les objets (y compris des séquences ou des films) qui entrent en juste résonance avec eux. L’exposition Hitchcock et l’art au Centre Pompidou en 2001 en constitue toujours aujourd’hui un exemple inégalé. Sauf que… sauf qu’au sens habituel du mot, Henri Langlois n’était pas un artiste, et pas un cinéaste.

Qu’exposer pour saluer le créateur d’une institution? Certainement pas ce que Langlois exposa lui-même, dans le Musée du cinéma dont il finit par ouvrir les salles dans le Palais de Chaillot, à côté de la salle de projection. S’il a toujours insisté pour accoler aux mots «Cinémathèque française» ceux de «Musée du cinéma», ce n’était certes pas dans le seul but de montrer les traces matérielles de quelques dizaines de films très aimés. Le Musée du cinéma selon Langlois, c’était l’ensemble, et d’abord les salles de projection –Avenue de Messine, puis à Chaillot et rue d’Ulm.

Et le grand geste fondateur de Langlois, ce ne fut pas de conserver les films –pratique décisive à laquelle il se dédia aussi, qu’il contribua à inventer (y compris avec des erreurs graves), mais où il avait été précédé par d’autres, notamment le British Film Institute ou le MoMa à New York, avec son département cinéma dirigé par Iris Barry dès 1934, deux ans avant la fondation de la Cinémathèque par Langlois et Georges Franju.

L’apport décisif et fécond de Langlois aura consisté à ne pas se contenter de stocker le plus de films possible dans les meilleures conditions possibles, mais à les montrer. À programmer. (…)

P1070122Un des organigrammes imaginaires dessinés par Langlois

LIRE LA SUITE

lire le billet

Un inédit de Kiarostami et les ressources du dispositif de cinéma

 Un colloque à New York autour d’un film quasi-inconnu d’Abbas Kiarostami, et plusieurs autres œuvres présentées dans la même ville, offrent l’occasion d’une réflexion sur les effets des différents dispostifs audiovisuels, et la place singulière qu’y occupe le cinéma.

Cas 1 cas 2

C’est un film unique, et resté pratiquement invisible durant 30 ans. C’est un cas exceptionnel où un cinéaste parvient à enregistrer ce qui se joue durant un moment révolutionnaire. Il s’appelle Cas n°1, cas n°2, il a été réalisé par Abbas Kiarostami au milieu de la révolution de 1979 qui a renversé le Shah d’Iran et allait porter au pouvoir le parti islamiste de l’ayatollah Khomeiny. On n’y voit ni émeutes ni affrontements avec la police, ni foules en liesse saluant l’avènement d’un nouveau pouvoir. On y voit une saynète mise en scène par le réalisateur dans une classe, où un élève ayant perturbé le cours, le professeur exclue sept élèves pour une semaine, à moins qu’un d’eux dénonce le coupable. Cette saynète est montrée successivement aux véritables pères des élèves, qui émettent leur opinion sur la situation et sur l’attitude que devraient observer enseignant et étudiants.

Cas 1 & 2

Ensuite on voit un élève dénoncer un de ses camarades et reprendre place dans la classe. Après quoi, cet enchainement est commenté par la plupart des dirigeants politiques et spirituels du moment très particulier que le pays est en train de vivre : deux ministres, des directeurs de médias, deux religieux islamiques de haut rang dont le procureur général des tribunaux révolutionnaires, le secrétaire général du Parti communiste iranien, le chef du parti libéral, un dirigeant de la Ligue des droits de l’homme, le grand rabbin de Téhéran, l’archevêque de l’église arménienne, un des cinéastes les plus connus, un grand acteur très populaire.

Ce qu’ils disent, la manière dont ils jouent et déjouent le cas de conscience moral et les puissances métaphoriques par rapport à la situation politique du pays, puis la reprise (Cas n°2) de ce dispositif avec un autre dénouement (personne n’a cafté, tout les élèves sont restés dans le couloir une semaine entière) déploie un incroyable et complexe assemblage de discours, qui explicitent l’étendue des positions qui furent à un moment – abusivement simplifié ensuite en « révolution islamique » – présentes simultanément dans ce moment charnière qu’on nomme « révolution ». Une connaissance de la suite lui donne une coloration tragique, certains des protagonistes étant destinés à être exécutés par certains autres dans les semaines qui ont suivi cet enregistrement.

Tourné au printemps et à l’été 1979, le film n’a été projeté qu’une fois, en septembre, juste avant l’établissement de la toute puissance islamiste. Il a depuis fait l’objet d’une rigoureuse interdiction, même si il a été possible de sortir du pays des copies vidéo qui, malgré leur mauvaise qualité, ont passionnés les chanceux qui ont pu la voir, notamment au Festival de Locarno 1995. De manière nullement  fortuite, le film a ressurgi dans le sillage du Mouvement vert, sur YouTube puis, avec une meilleure qualité, sur Vimeo.  Cette réapparition a suscité la tenue d’un colloque organisé à la New York University par le chercheur Hadi Gharabaghi (colloque auquel l’auteur de ces lignes participait).

2014010920x30_Poster-LARGE_zps1290cc51

Parmi les nombreux aspects passionnants de Cas n°1, cas n°2 figure une de ses caractéristiques formelles, à savoir d’être un film-dispositif. Kiarostami met en place un « système » (parabole filmée aux franges du documentaire et de la fiction, puis interrogation face caméra d’une série de témoins, toujours filmés d’une manière identique). Et ce système engendre une série d’effets parfaitement imprévisibles, mais qui sont ensuite ré-agencés, en particulier par les choix de montage (ordre des intervenants, durée des plans, inserts…). Le résultat, d’une immense diversité et d’une grande profondeur, tient à l’association spécifique du procédé rhétorique employé, déclinaison des petits films pédagogiques que le cinéaste tournait où commanditait dans le cadre du département cinéma du Kanoun[1], qu’il dirigeait, et des puissances propres du cinéma – cadrage, montage, continuité de la projection. De quoi susciter, aussi, la réflexion sur cet agencement très particulier des contraintes propres à l’installation et de celles caractéristique du cinéma.
Il se trouve qu’au moment où se tenait ce colloque on pouvait voir à New York plusieurs autres dispositifs audiovisuels – installations – de grande qualité. Au Musée d’art moderne (MoMA), dans le grand espace de la mezzanine, l’artiste britannique Isaac Julien présente ainsi Ten Thousand Waves, composé de neuf écrans disposés en hauteur et sur lesquels apparaissent des images somptueuses, construites autour de certains motifs – le souvenir de migrants chinois emportés par une tempête sur les côtes britanniques, un conte chinois à propos d’un pêcheur sauvé par une divinité, des défilés de l’ère maoïste, un studio de cinéma du vieux Shanghai, les mutations urbaines de la Chine contemporaine, le souvenir de l’héroïne de La Divine, classique du cinéma chinois où une mère se prostitue pour sauver son fils. Mettant en œuvre d’énormes moyens (et la présence de la star Maggie Cheung en déesse planante), l’œuvre produit un puissant effet esthétique, d’autant plus efficace que l’agencement des plans, et du son, crée une impression d’immersion extrêmement riche de sensations. Cette puissance d’effets se révèle pourtant totalement dépourvue d’enjeux, d’ouverture sur quoi que ce soit d’autre – la Chine contemporaine, la mondialisation, le rapport entre récits anciens et drames contemporains, ou ce que vous voudrez. Cette beauté solipsiste tourne ainsi au trip vain.

1000 WavesTen Thousand Waves d’Isaac Julien au MoMA (New York)

Il serait naïf d’opposer ici l’efficience du dispositif-cinéma, exemplairement celui mis en place, avec de très simples moyens, par Kiarostami, et la vanité du dispositif-arts plastiques représenté avec talent par Isaac Julien. En témoigne une autre installation vidéo, visible quant à elle au Metropolitan Museum et signée d’un autre très grand artiste contemporain habitué de multiples modes d’expression, le Sud-Africain William Kentridge. The Refusal of Time se compose de cinq écrans disposés autour d’une sorte de soufflet géant en bois, cuir et cuivre, baptisé « l’éléphant » – objet industriel droit venu du 19e siècle (comme le cinématographe). Sur les écrans sont projetés des séquences associant jeux sur la relativité, graphismes savamment ludiques, formes abstraites, éléments d’archives, saynètes dansées, moments de carnaval en ombre chinoise… Cet agencement complexe et dépourvu de logique explicite, qui n’a à peu près rien à voir avec les ressources particulières du cinéma, se révèle une puissante machine à susciter des questions, des rapprochements, des oppositions. Dispositif hétéroclite et ironique, travaillant la dissonance et les effets de rupture, l’œuvre de Kentridge envoûte et stimule à la fois, pour un plaisir actif qui semble pouvoir être inépuisable.

P1060863The Refusal of Time de William Kentridge au Metropolitan Museum (New York)

Pas question non plus de se fonder sur la seule disposition dans l’espace ou le mode de représentation pour différencier les procédés et les effets. Il peut y avoir du cinéma dans un dispositif à écran multiple, on y songeait en se laissant dériver chez Isaac Julien : au générique de son œuvre figure aussi le grand artiste chinois Yan Fudong. On se souvenait alors d’une œuvre du même Yan Fudong, Fifth Nightprésentée naguère chez Marian Goodman, et qui palpitait de toutes richesses propres au cinéma, malgré son appareillage destiné à la galerie d’art et non à la salle de projection. A New York toujours, et toujours au même moment, une autre œuvre de Yan Fudong, le sublime Liu Lan est présenté au fond d’un corridor du Metropolitan.

Yang_Fudong_liulan_2Liu Lan de Yan Fudong au Metropolitan Museum

Il témoignait lui aussi des puissances cinématographiques d’un regard, d’une relation particulière au temps et à l’espace – ici dans un geste mobilisé pour évoquer encore un autre art, la peinture chinoise à l’encre. Dans son émouvante modestie et son exigeante écriture, le film de Yan témoignait combien il est aussi absurde d’opposer les arts que de prétendre les confondre dans le fourre-tout du visuel et ses oripeaux « postmodernes ».



[1] Institut pour le développement intellectuel des enfants et des adolescents, organisme à vocation pédagogique mis en place à l’époque du Shah, et maintenue depuis. Abbas Kiarostami en a créé le département cinéma et l’a dirigé de 1969 à 1979.

lire le billet

Pasolini, urbi et orbi

Exposition “Pasolini Roma” à la Cinémathèque française

Pasolini (détail) Richard Serra, 1985.

Cela commence par un voyage. C’est un voyage. D’abord un voyage en train, sur les traces de celui que Pier Paolo Pasolini et sa mère firent depuis leur Frioul natal jusqu’à Rome, en 1950. A travers les vitres d’un compartiment défilent photos et documents de l’époque, et du passé de PPP. Mais c’est dans la gare actuelle de Roma Termini qu’on arrive, grâce à un plan en couleurs et en numérique. Qu’on arrive ? Non, qu’on s’élance plutôt, pour un voyage devenu mental, à la fois rêveur et précis, poétique et tendu.

L’exposition qui se tient à la Cinémathèque française jusqu’au 26 janvier s’attache à un personnage très complexe, écrivain, cinéaste, poète, explorateur, publiciste engagé par son communisme, son christianisme, son homosexualité. Pasolini, figure polarisante des bouleversements complexes de l’Italie – et de l’Europe de l’Ouest – durant le quart de siècle qui va de son arrivée à Rome à son assassinant à Ostie le 2 octobre 1975. Les concepteurs de l’exposition, Alain Bergala, Jordi Ballo et Gianni Borgna, ont répondu à cette complexité en la complexifiant davantage, grâce à la mise en dialogue de Pasolini avec un deuxième personnage encore plus multiple, rien moins que la ville de Rome. Et cette incommensurable richesse ouvre un espace intérieur qui est celui même au sein duquel invite l’exposition, très loin de l’accumulation fétichiste de reliques qui est l’ordinaire de ce type de manifestation. Rien ici des si fréquentes accumulations de traces mortes qui portent en elles “la grisaille du monde,
la fin des années au bout desquelles il semble que les ruines aient englouti le naïf et profond effort de changer la vie”, comme l’écrivait PPP dans Les Cendres de Gramsci.

« Vous voyez, la réalité parle d’elle-même » dit l’écrivain réalisateur à Jean-André Fieschi dans un extrait de Pasolini l’enragé, le film de la collection “Cinéastes de notre temps” qui lui est consacré. La réalité ? Ce sont les cartes et les cartes, cartes de géographie et cartes postales qui jalonnent l’exposition et l’installent dans un territoire urbain et social, mais aussi affectif. Ce sont les plans et les plans, les plans de la ville et de ses faubourgs où « Paso » a tant tourné, et les plans  des films qu’il y a tournés en effet, et où la ville revient, métamorphosée et fidèle à elle-même. Ce sont les solidarités longues et la haine des médias. Ce sont les procès et les scandales, et l’écho infini entre la beauté du poème dédié à Marilyn et la bêtise du procureur ayant obtenu quatre mois de prison pour l’auteur de La Ricotta.

La réalité, c’est le mystère noir de la mort près de la plage d’Ostie et des circonvolutions de ses suites, c’était déjà à l’origine la lumière crue de l’exclusion simultanée de l’enseignement et du PCI pour n’avoir pas assez caché ses sentiment. C’est l’éclat du rire d’Anna Magnani et le tremblé de Toto précédant le corbeau et Ninetto dans Oiseaux petits et grands, c’est l’enquête intelligente sur la sexualité vécue, éprouvée – y compris en imagination – par ses contemporains dans Comizi d’amore que saluera Michel Foucault. Tableaux, lettres, écrans, agrandissements d’articles de journaux, photos, objets surgissent dans le petit labyrinthe aménagé, ils se répondent et se décalent. Il ne sera énoncé nulle vérité de l’artiste, il ne sera établi nul portrait. Si cela existe, c’est dans les salles où sont projetés ses films, c’est à la librairie où sont vendus ses livres, qu’il faut aller chercher.

Dans la circulation subliminale entre l’homme et la ville, ce sont des pistes qui s’ouvrent, des paroles qui se répondent à distances, des questions qui se posent, et qui se posent pour aujourd’hui. C’est ainsi qu’émerge peu à peu la figure contemporaine et troublante du révolutionnaire réactionnaire, le génie habité de tant d’amour pour un monde qui a été le sien parce qu’ils s’étaient mutuellement adoptés dans les années 1950 qu’il ne sait plus vraiment que faire de celui qui émerge. Pasolini parlera de « génocide » à propos de ce qui fut les classes populaires de l’Italie de l’après-guerre entées dans une mémoire qui va de la Rome antique à la Ville ouverte de la Libération, et qui fut peut-être aussi ce que désigna dans notre histoire commune le mot « peuple » lui-même. Pasolini inconsolable et désemparé de ce que désormais « le peuple manque » comme dira Deleuze (qui, lui, ne renoncera pas à aller travailler à la suite comme possible futur). Pasolini dont l’amour, l’invention et le désespoir se trouvent ainsi très en phase avec la montée actuelle du populisme qui le faisait vomir, et avec la non moins actuelle gentrification des arts, et de la politique, qui le faisait hurler.

Toutes les informations sur l’exposition, les projections, les éditions, etc. 

A visiter aussi, le remarquable site conçu en parallèle, et qui propose une toute autre traversée de la ville et du la vie de l’artiste.

 

 

lire le billet

Un automne avec Chris Marker

Chris Marker tourne “Olympia 52”

Le 16 octobre ouvre au Centre Pompidou un considérable ensemble de manifestations autour de Chris Marker. Sous l’intitulé «Planète Marker», clin d’œil au nom de la collection «Petite Planète» qu’il avait créé au Seuil au début des années 1950, projections, exposition, éditions, conférences et débats proposeront un aperçu de cet univers en expansion que n’aura cessé d’être l’œuvre de l’écrivain, combattant, voyageur, cinéaste, photographe, activiste, geek artiste, compositeur, vidéaste, mort le jour de ses 91 ans –le 29 juillet 2012.

Le Centre Pompidou, qui eut un long compagnonnage loin d’être toujours serein avec Marker depuis son installation Zapping Zone dans le cadre de l’exposition «Passage de l’image» en 1990 et la production du CD-Rom interactif Immemory, avait refusé à Marker de son vivant ce qu’il lui offre aujourd’hui.

Cette proposition a le mérite de tenter de prendre en compte une double approche. Il s’agit d’aborder l’ampleur et la complexité de ce qu’a accompli celui que Raymond Bellour appelle «un homme-siècle», celui que son complice Alain Resnais comparait à Leonard de Vinci. Le Centre Pompidou donnera donc accès à la plus grande collection de «productions markeriennes» jamais réunies, productions d’une extrême hétérogénéité et d’une extraordinaire cohérence.

Mais il s’agit aussi d’évaluer comment et combien le travail de Chris Marker aura influencé d’autre artistes, d’autres penseurs, d’autres citoyens. Tâche infinie et nécessaire, pour donner à percevoir combien auront aussi été efficaces les inventions formelles de La Jetée, les constructions politiques des Groupes Medvedkine, la lucidité bouleversante du Fond de l’air est rouge, la vision prémonitoire de Sans soleil, l’exigence éthique et l’intelligence historique du 20 heures dans les camps, la quête poétique et aventureuse des Hollow Men ou de l’Ouvroir sur Second Life, jalons d’une recherche sans trêve ni faiblesse.

La conception de «Planète Marker» présente ainsi pas moins de 12 axes de traversée différents, qui multiplient les échos et les suggestions.

En outre, le 23 octobre verra la sortie en salles d’un ensemble très important (…)

Lire la suite

lire le billet

Ange Leccia au Mac/Val : Expo exponentielle

Tout de suite à droite en entrant dans le musée, il y a cette très grande pièce. Vide et pleine, sombre et éclairée. Ange Leccia y expose une œuvre et plusieurs œuvres, et encore autre chose. L’œuvre exposée au Mac/Val à Vitry sur Seine s’intitule Logical Song. Elle consiste en 6 très grands panneaux blancs sur lesquels sont projetées des images, accompagnées de bruits, de voix, de musiques. Ces panneaux sont des murs plutôt, des murs blancs de 4 mètres de haut. Quatre sont disposés 2 à 2 en angle droit, les 2 autres sont décalés, ensemble ils dessinent un espace rectangulaire ouvert, discontinu, mais englobant.

Schéma approximatif:


Sur les faces tournées vers l’intérieur de cet espace sont projetées des images tournées par Ange Leccia, il y a 30, 20, 10 ou 2 ans. En quoi cette exposition d’une œuvre originale est aussi une rétrospective du travail d’un des meilleurs artistes vidéo français – on emploie ici l’expression « artiste vidéo » par souci de simplicité, en toute conscience de ce que le terme a d’imprécis et d’incomplet, notamment à propos de Leccia. Sur les parois en angle, le plus souvent deux images différentes se font face, une d’elle ou une troisième étant fréquemment – mais pas systématiquement – reprise sur un des panneaux isolés. Parfois, il y a la même image partout, occasionnellement une troisième surgit. L’assemblage, très précis mais sans loi repérable, construit une sorte d’aventure perceptive, par glissements, échos et répétitions. Les images sont toutes d’une grande puissance visuelle, bien qu’empruntant à des registres très différents, ciels d’orages nocturnes, visages de jeunes femme, explosions, paysages fantomatiques. Elles font elles-mêmes l’objet de multiples traitements, ralentis, colorisation, solarisation, effets de boucle. Le son correspond toujours à une des images projetées.

Le résultat est hypnotique et pourtant étonnamment ouvert, disponible. Le dispositif imaginé par l’artiste engendre un espace sensoriel unifié par les ambiances lumineuses et sonores mais pourtant en permanence rebalisé par des propositions visuelles et auditives singulières, qui ont chaque fois leur propre mode d’accroche, leur propre fréquence émotionnelle. Logical Song permet à la fois une expérience multisensorielle engendrée par son dispositif, et la rencontre plus classique avec une succession d’œuvres effectivement dignes d’attention, qu’on les reconnaisse pour les avoir vues dans d’autres expositions de l’artiste ou qu’on les découvre. Irréductibles à un principe, les images animées et sonores d’Ange Leccia sont du moins toutes travaillées par l’espoir des ressources propres à un déploiement du regard, qu’il s’agisse de scruter un détail, de déplacer un angle de vue, de ralentir ou de légèrement brouiller pour, voyant autrement, éprouver davantage.

Tout ce qui précède est à la fois vrai (y compris sur le plan des émotions engendrées) et faux. Tout simplement parce que la présence du public au sein de l’espace, espace qui est l’œuvre elle-même, en transforme la perception. Après avoir pu, arrivé parmi les premiers, bénéficier de la proposition de Leccia en elle-même, à l’état élémentaire, on aura ainsi été assez vite confronté à une toute autre expérience, celle de la cohabitation simultanée avec des images aux assemblages riches, et avec la présence des autres visiteurs. Ce n’est qu’à ce moment qu’on s’aperçoit que, contrairement à ce qui se passe presque toujours dans les installations vidéo à multiples écrans, Logical Song ne propose aucune place naturelle à ses spectateurs. Il n’y a pas de bonne position pour aller rencontrer cette œuvre, donc pas de mauvaise place non plus.

Un tel dispositif génère deux comportements successifs chez la quasi-totalité des visiteurs, du moins tels qu’on a pu les observer lors du vernissage le 14 juin. D’abord un déplacement erratique, à la recherche du fameux « bon point de vue » qui précisément n’existe pas. Puis peu à peu l’agrégation du public en un groupe compact, tourné vers un seul angle qui permet de regarder deux images différentes en même temps, dans un position reproduisant spontanément celle du cinéma (face au grand écran), mais se privant de toute la richesse de la proposition spatiale particulière de Logical Song. Adopter cette place à la fois frontale (face à l’écran), stable et « rentable » (au moins on a deux images d’un coup) c’est aussi, inconsciemment, chercher à ne pas voir les autres, tout en se mêlant à eux. C’est reconstituer une masse que le dispositif n’imposait nullement, dont il proposait même la désarticulation – l’effet qu’obtenait par exemple Anri Sala lors de sa grande exposition au Centre Pompidou, avec ses panneaux jamais tous visibles ensemble.

Disposition spontanée du public

 

(Presque) tout le monde regarde dans le même sens, depuis la même place

C’est alors une nouvelle œuvre, interactive et interrogative, qui se met en place. Sans annuler du tout les beautés intrinsèques de l’installation vidéo Logical Song, elle les transforme en y incluant nécessairement la présence des autres, sur un mode plutôt intrusif, tout en les redoublant d’un questionnement sur la position du spectateur, auquel les spectateurs eux-mêmes répondent sans y songer.

Jusqu’au 22 septembre

MAC/VAL
Musée d’art contemporain du Val-de-Marne Place de la Libération / 94400 Vitry-sur-Seine [email protected] / 01 43 91 64 20

www.macval.fr

lire le billet