Ce que révèle le mémo interne du New York Times

Crédit: Flickr/CC/alextorrenegra

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“Le New York Times fait du bon journalisme mais ne maîtrise pas l’art de faire venir les lecteurs à son journalisme”. Le rapport interne intitulé “Innovation” du New York Times, qui a fuité sur le Net il y a quinze jours, est une saine lecture. Parce qu’il dresse un portrait sans concession de l’une des rédactions les plus prestigieuses au monde, laquelle n’a pourtant – comme beaucoup d’autres d’ailleurs – pas encore saisi l’urgence à évoluer pour survivre à l’ère numérique. Si vous avez la flemme de parcourir l’intégralité de ses quelque cent pages en anglais, voici ce qu’il faut en retenir.

A noter, le New York Times veut revoir la configuration de sa réunion réservée aux chefs et dévolue à la couverture du quotidien, la fameuse “Page One”, pour l’axer davantage sur le numérique. Cette annonce survient alors que le rapport déplorait la trop grande attention portée à cette couverture au détriment d’autres enjeux éditoriaux, et notamment le mobile, la vidéo, etc.

The Full New York Times Innovation Report

  • Avoir la (bonne) concurrence à l’oeil

Les compétiteurs du New York Times ne s’appellent ni CNN ni le Wall Street Journal, mais Buzzfeed, Circa, Flipboard, Yahoo! News, Quartz. Tous des pures-players qui, sans le carcan des organisations traditionnelles, sans le poids des traditions, se concentrent sur le développement de l’audience via des équipes chevronnées en la matière. Résultat, “The Huffington Post et Flipboard font venir une plus grosse audience sur les contenus du New York Times qu’ils agrègent que ce que nous arrivons à faire nous-mêmes”.

Un comble alors que les rédacteurs en chef du New York Times “passent beaucoup de temps à lire les productions des autres rédactions”, mais n’analysent ni leurs stratégies éditoriales sur mobile, ni leur présence sur les réseaux sociaux, quand ils n’oublient pas de regarder ce que font ces nouveaux entrants, qu’ils ont du mal à considérer comme des rivaux sérieux.

  • Abandonner la culture du “print”

Le rapport le martèle: du sol au plafond, il y a urgence à bouger et à se débarrasser de cette culture du papier qui handicape la mutation numérique du New York Times. “Cela ne suffit pas d’être une rédaction intégrée. Nous devons être une rédaction numérique, dans laquelle un petit groupe s’occupe du print”, lâche un éditeur du titre.

Car, même si les trois quart des revenus proviennent encore du papier (abonnements et publicités), les lecteurs, eux, sont en majorité présents sur le numérique (Facebook, Twitter, abonnés aux newsletters, aux alertes, lecteurs sur mobile ou ordinateur…).

Trop souvent les journalistes du New York Times considèrent que leur travail est terminé sitôt leur article publié, alors qu’en ligne, tout commence à ce moment-là. “Quand nous n’étions qu’un journal, se focaliser sur l’imprimé faisait sens. Mais nous devons maintenant jongler entre le papier, le Web, les applications, les newsletters, les alertes, les réseaux sociaux, les vidéos, une édition internationale et d’autres produits encore” comme la récente application mobile NYT Now.

  • Casser les barrières entre l’Eglise et l’Etat

Problème, dans la rédaction du New York Times, ce qui n’est pas du pur journalisme – comprendre l’écriture – paraît être un gros mot. Connaître son audience et savoir où et comment la trouver ne fait donc pas partie des priorités. En interne, il y a un vrai mur entre l’Eglise et l’Etat, entre la rédaction et les autres services, lesquels sont pourtant richement dotés (30 dans le service “Analytics” qui décortique les statistiques, 445 développeurs, 120 chefs de projet, 30 graphistes). Eux bouent de ne pas connaître les requêtes des journalistes pour remplir leur mission, et la rédaction nourrit une peur viscérale de se faire “manipuler” par des intérêts marketing quand elle n’est pas débordée par le quotidien.

“Améliorer les passerelles et les collaborations avec les ingénieurs, les graphistes, ceux qui s’occupent des statistiques et des données, et ceux qui font de la recherche et du développement, ne représente aucune menace pour nos valeurs journalistiques”, insistent les auteurs pour évangéliser leurs collègues.

  • Regarder de près les statistiques

De ce mur étanche découlent des décisions éditoriales à côté de la plaque: la majorité des contenus sont publiés le soir alors que le prime time, en ligne, a lieu le matin tôt; des informations de qualité sont mises en ligne le dimanche, un jour pourtant peu fréquenté en ligne. Grâce aux statistiques, cela serait pourtant vite corrigé.

Comment, dans ces conditions, l’audience peut-elle croître? Et, conséquence indirecte, comment le New York Times peut-il attirer des génies du numérique si la direction du titre se focalise sur le papier?

  • Revoir le recrutement 

En effet, la gestion des ressources humaines n’est pas épargnée dans ce rapport. Là encore, la culture du print a tendance à régir les recrutements. Ce qui compte pour être embauché ou promu au New York Times, c’est d’être un bon reporter. Or cette qualité, si elle était essentielle lorsque les journaux étaient hors ligne – quoique cela se discute pour les postes de rédacteurs en chefs -, ne suffit plus aujourd’hui. Connaître son audience, savoir diffuser, promouvoir, susciter le partage, et lancer des innovations à la fois éditoriales et technologiques, sont d’autres compétences nécessaires. Mieux encore, il faut trouver des profils sachant parler le langage des journalistes et celui des développeurs.

  • Comprendre les démissionnaires

D’ailleurs, la partie la plus intéressante du rapport détaille les raisons pour lesquelles des employés travaillant sur le numérique au New York Times sont partis. “Quand il te faut vingt mois pour construire quelque chose, tu progresses moins en capacité à innover qu’en capacité à naviguer au milieu d’une bureaucratie”, fustige l’un. “Je suis parti pour prendre des responsabilités plus vite ailleurs, dans un environnement moins rigide et pourvu d’une meilleure connaissance des réelles possibilités offertes par le journalisme numérique”, précise un autre. En creux, il transparaît que les compétences de ces profils numériques ne sont pas reconnues comme telles par leurs chefs.

Pire, quand ils ne sont pas journalistes, les employés travaillant au développement, au marketing, sur les données, ne comprennent pas pourquoi ils devraient rester en seconde zone. Car l’autre handicap du New York Times, c’est que les services non journalistiques ne cohabitent pas avec la rédaction. L’un des responsables de la section “Reader Experience” le regrette: “si nous ne servons pas la rédaction, nous ne pouvons pas faire notre métier”.

Un ancien d’Upworthy, Michael Wertheim, a même refusé de rejoindre le New York Times. Selon lui, la mission qui lui aurait été dévolue aurait été impossible tant que la rédaction n’acceptait pas de travailler avec le marketing pour réussir à faire décoller son audience. Quant aux développeurs de génie, très demandés par ailleurs, ils ne peuvent se satisfaire de la situation. Kevin Delaney, le rédacteur en chef de Quartz, le sait bien: “les développeurs comprennent ce qu’il faut faire quand ils impliqués dans le quotidien des journalistes. Ils ne prennent pas d’ordre” sans voir.

  • Faire de l’expérimentation une méthode

Conséquence, l’expérimentation n’est pas au niveau. Celle-ci ne se réduit pas à SnowFall, un format salué partout. “L’expérimentation, ce n’est pas seulement essayer quelque chose de nouveau, c’est adopter une méthode rigoureuse, scientifique, pour éprouver des nouveautés et les tordre dans tous les sens pour les rendre les plus performantes possibles”. Et de citer l’exemple de la page d’accueil de The Verge, qui a été redessinée 53 fois en deux ans.

  • Investir dans les technologies

“Je préfère avoir un outil pour faire des SnowFall plutôt que d’avoir un seul SnowFall”, reprend Kevin Delaney, de Quartz. Lui a un outil, appelé Chartbuilder, développé en interne, conçu pour permettre à des journalistes «dont les compétences graphiques sont limitées de créer des graphiques». Dans le même esprit, Buzzfeed a développé son propre outil de quiz.

Là aussi, les concurrents du New York Times ont une longueur d’avance. Plutôt que de s’investir dans un contenu unique comme SnowFall, ils construisent la technologie qui va leur permettre de systématiser les SnowFall en déclinant le format en fonction de l’histoire racontée. Une logique qui n’est pas celle du New York Times. Or, selon Jonah Peretti, le patron de Buzzfeed, rater la marche pour effectuer de tels investissements – dans les formats, les outils d’analyse, l’optimisation – est quasi inrattrapable.

Les auteurs du rapport enfoncent le clou en démontrant qu’il n’y a pas de réel suivi des projets au New York Times, qu’ils soient réussis ou ratés. “Notre page d’accueil dédiée à une audience internationale ne marche pas, mais nous continuons à y consacrer des ressources (…) Nous avons fermé The Booming Blog mais sa newsletter est toujours en activité.” Certes, tirer les leçons des échecs ou des semi-échecs est difficile mais c’est une pratique très usitée chez les mastodontes du Web – “Si on n’a pas de temps en temps un gros plantage, c’est qu’on ne prend pas assez de risques”, argue Larry Page, le co-fondateur du moteur de recherche Google.

  • Booster le trafic en provenance des réseaux sociaux

Au New York Times, “nous aimons laisser notre travail parler de lui-même. Nous ne sommes pas du genre à nous en vanter”, pointe encore le rapport. Autant dire que cette attitude n’est pas adaptée à l’ère des réseaux sociaux, où l’offensive est de mise. Même Pro Publica, que le rapport compare à un “ bastion de journalistes old-schools”, s’y est mis. Ils doivent soumettre, pour chaque papier, pas moins de cinq tweets. Au Huffington Post, un contenu ne sort pas sans titre SEO, sans photo, sans tweet ni post sur Facebook.

Rien de tout cela au New York Times, dont 10% seulement du trafic provient des réseaux sociaux – alors qu’à Buzzfeed, c’est 75%. D’ailleurs, c’est assez incongru pour être mentionné, ce sont des journalistes qui s’occupent du compte Twitter, mais la page Facebook du New York Times est, elle, gérée par le marketing. En la matière, les journalistes sont, précise le rapport, en manque de repères. Ils hésitent encore entre engager une conversation avec leurs lecteurs sur les réseaux sociaux ou tout couper pour produire un autre papier.

  • Faire le deuil de la page d’accueil

D’autant qu’au New York Times comme ailleurs, la mutation des usages a bouleversé la consommation d’informations qu’ont les lecteurs. “Notre page d’accueil, qui a longtemps été notre principal outil pour attirer des lecteurs, s’est fanée. Seul un tiers de nos visiteurs y passe. Et ce tiers y passe de moins en moins de temps.” Une tendance que l’on retrouve aussi sur les sites d’informations français dont la page d’accueil n’est plus un carrefour d’audience mais reste statutaire, comme ce WIP l’avait montré.

Quant aux alertes du New York Times, elles atteignent près de 13,5 millions de lecteurs, soit 12 fois plus que le nombre d’abonnés de l’imprimé. Là aussi, on connaît la force des pushs sur mobile, par exemple sur une application comme celle du Monde.

chiffresNYT

  • Discuter avec ses lecteurs

Malgré cela, l’engagement de l’audience reste faible, ce dont témoigne aussi le système de commentaires – 1% seulement des lecteurs commentent les contenus, et seuls 3% d’entre eux lisent ces commentaires. C’est d’autant plus dommage que le New York Times est lu par des lecteurs très influents qui n’ont de cesse de proposer des tribunes – environ 12 par jour qui, bien sûr, ne peuvent pas être toutes éditées dans la section “Opinions”. Pourquoi ne pas lancer des plates-formes hébergeant ces propositions écrites par des invités?, demandent les auteurs du rapport, rappelant que “beaucoup d’éditeurs en tirent une hausse d’audience”, comme Medium.

  • Communier dans un festival 

L’une des pistes avancées pour renouer avec la communauté du New York Times? Créer des événements – comme Libération et ses forums et le nouveau festival lancé par Le Monde. “On se demande pourquoi les conférences TED, dont le ticket d’entrée aux Etats-Unis coûte 7.500 dollars, n’auraient pas pu être imaginées par le New York Times”, déplorent les auteurs, citant la théorie selon laquelle l’engagement en ligne s’apparenterait à un cocktail. “Les gens ne veulent pas parler à des étrangers, ils veulent parler à leurs amis et à des personnalités importantes”. Et de conclure: “si Facebook s’occupe de la partie amis, le New York Times pourrait gérer la partie VIP” avec, par exemple, un festival payant qui aurait lieu chaque année et proposerait des tables rondes sur les informations les plus importantes de l’année, des interviews avec les reporters du New York Times, des séances vidéos et photos, etc.

  • Taguer toutes les archives

Autre lacune identifiée dans le rapport: les contenus du New York Times ne sont pas tagués correctement. Et pourtant, il y en a beaucoup – 14,7 millions de contenus, de 1851 à nos jours. De plus, chaque jour, le New York Times génère environ 300 liens supplémentaires. Une richesse inouïe d’archives qui pourraient être ressortis facilement si tant est qu’on puisse les identifier via des métadonnées associées. Or “vos archives sont remplis de trucs qui n’ont aucune valeur puisque vous ne pouvez pas les retrouver et vous ne savez pas de quoi ces trucs parlent”, juge John O’Dononvan, du Financial Times.

Sans structure organisée à la Netflix, et “même s’ils sont difficiles à trouver lorsqu’ils datent de plus d’une semaine”, les contenus arts et culture sont parmi les plus lus bien après leur publication, selon une étude effectuée sur les six derniers mois de 2013. C’est logique puisque les lecteurs ont besoin de la critique d’un film, d’un spectacle, au moment où ils souhaitent les voir – et pas forcément quand le journaliste a rendu son papier.

  • Géolocaliser les contenus

Les auteurs du rapport proposent que, lorsqu’un lecteur arrive à proximité d’un restaurant sur lequel le New York Times a écrit, il se voit proposer automatiquement sur son smartphone ce contenu – comme le fait Foursquare, qui sait dans quel coin vous êtes et peut vous proposer des commentaires de vos amis sur les lieux avoisinants. “Alors que 60% de nos lecteurs nous lisent via mobile, nous ratons l’occasion de leur servir des contenus pertinents en fonction de l’endroit où ils se trouvent, parce que nous n’avons pas tagué nos contenus avec des coordonnées GPS.”

L’exemple de Circa, l’application mobile dont j’ai déjà parlé ici, est encore plus abouti: non seulement les contenus ont chacun des métadonnées mais ils sont même séquencés en atomes qui ont, eux aussi, des métadonnées associées. Cela signifie que, plutôt que de ressortir le contenu en intégralité, on peut faire remonter seulement un paragraphe, un graphique, une vidéo du contenu en fonction de l’actualité.

  • Préparer des “bouquets” de sujets pour chaque actualité

Enfin, les auteurs estiment qu’il leur faut vite avancer les pions d’une stratégie éditoriale adaptée aux différentes temporalités du Web, en jonglant entre le temps du “breaking news”, comme cela a été le cas lorsque le joueur de football américain Michael Sam a révélé en exclusivité son homosexualité, le temps de l’opinion, en pensant à caler une tribune d’invité sur le sujet pour le jour-même, l’agrégation de tweets-réactions à la révélation du sportif, et le long format à ressortir des archives (il y en avait un datant de 2011 sur les coming out). Toutes les ressources sont déjà là, il n’y a plus qu’à…

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Alice Antheaume

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«Plus tard, je veux être correspondant international»

  • «Je lis Le Monde, j’écoute France Inter et regarde Le Grand Journal»
  • «Je veux devenir journaliste parce que j’aime écrire»
  • «Je veux être correspondant international»
  • «Je ne sais pas comment s’appelle ce journaliste»
  • «Je me méfie de ce que racontent les médias»

Telles sont les cinq occurrences les plus entendues lors des oraux d’admission à l’Ecole de journalisme de Sciences Po pour le recrutement de la nouvelle promotion.

Crédit: AA

Consommation

A la question «quels sont les médias que vous lisez/écoutez/regardez/consultez?», la plupart des candidats répondent, dans l’ordre, l’édito politique de Thomas Legrand sur France Inter, puis C’est dans l’air sur France 5, puis Le Grand Journal sur Canal+, puis «Le Monde en ligne».

Parmi les quelque 110 étudiants admissibles vus lors de ces jurys, une poignée seulement dit consulter lequipe.fr70.586.309 visites en avril 2011 selon l’OJD, un seul déclare lire La Voix du Nord, et trois personnes citent Closer – c’était le jour où le magazine assurait que Carla Bruni-Sarkozy était enceinte. A part ces quelques «extravagances», les candidats, sans doute soucieux de se conformer à l’idéal d’aspirant journaliste qu’ils se sont façonnés, témoignent de consommations de médias qui se ressemblent comme des gouttes d’eau.

Côté lecture, alors que, l’année dernière, Le Quai de Ouistreham (éd. L’Olivier), de Florence Aubenas, était sur toutes les lèvres des candidats, le livre le plus cité cette année est M. le président (éd. Flammarion), de Franz Olivier Giesbert. «Parce que la connivence entre journalistes et politiques me fascine», avancent les étudiants.

Motivation

Il y a un an, déjà, je m’étais étonnée de voir autant de candidats donner les mêmes références et utiliser les mêmes arguments. La phrase que j’ai le plus souvent entendue de la part des étudiants – et c’était déjà le cas l’année dernière – est «je veux être journaliste parce que j’aime écrire» ou bien sa variante «je veux être journaliste parce que je suis curieux». Pas très original dans le cadre d’un oral dont la dynamique est celle d’un concours, pas celle d’un examen.

Car ce que cherche un jury d’une école de journalisme comme celle de Sciences Po, ce sont des candidats ayant des profils variés, des goûts et des usages qui ne soient pas tous les mêmes ET qui soient capables de les justifier – dire «j’aime/je n’aime pas» ne suffit évidemment pas à ce niveau-là. Le but est de composer une promotion avec des étudiants ou scientifiques ou littéraires ou économistes ou ingénieurs, une promotion qui va vivre comme une rédaction pendant deux ans, et dont aucun élément ne doit ressembler à un autre.

Sortez du conformisme, s’il vous plaît, tonne le rapport de jury de l’ENA (Ecole Nationale d’Administration), remarqué par le blog «Il y a une vie après le bac». «Beaucoup de candidats ne semblent pas avoir compris que dans un concours il faut “faire la différence” et non essayer d’avoir la moyenne». Idem aux oraux d’admission de journalisme de Sciences Po, pour lesquels il y a beaucoup d’appelés, peu d’élus.

Certes, il y a des critères de sélection, écrits noir sur blanc sur le site de l’Ecole de journalisme. Pourtant, non, il n’y a pas de profil idéal. Etre un bon candidat pour une école de journalisme n’est pas une question de filière, sinon une question de conciliation de compétences: excellence académique quel que soit le parcours d’origine, très bonnes connaissances de l’actualité, candidats capables de se démarquer par leur personnalité et – ce n’est pas le moindre – démontrant une compréhension du métier de journaliste et de ses évolutions. Fondamental pour être en mesure de S’ADAPTER. A toutes les situations, toutes les urgences, tous les changements économiques.

Projet professionnel

«Plus tard, je veux être correspondant international», constitue un autre des leitmotivs de ces oraux. «Où cela?», interroge le jury. «Je ne sais pas encore où, mais à l’étranger». Une réponse qui manque de précision et qui peut faire douter de la réelle appétence du candidat pour ce métier, tel qu’il se vit au 21e siècle, à l’ère des audiences de l’affaire DSK racontées en temps réel, du fact checking et des live-tweets. Faut-il le rappeler? Contrairement à ce que vit Tintin et ses «aventures», le journaliste ne fait pas de tourisme. L’important, c’est davantage l’événement et ses enjeux que le lieu.

Lorsque le jury demande, pour juger de ce goût pour la marche du monde et dépasser le lieu commun énoncé, «quel journaliste ou reportage vous a marqué ces derniers jours?», rares sont ceux qui esquissent une réponse. Le candidat ne lit-il pas assez la presse? Est-il blasé? Ou bien est-ce ringard de la part d’un jury de demander aux élèves de connaître les noms de «plumes» et autres acteurs du métier auxquels ils se destinent?

Défiance

En fait, poser la question inverse, «quel média vous énerve?», s’avère beaucoup plus productif. C’est dire si la défiance à l’égard des journalistes est toujours vivace. Selon le dernier baromètre de confiance dans les médias, les Français sont 63% à estimer que les journalistes ne sont pas indépendants des pressions des partis politiques et du pouvoir, et 58% d’un même avis en ce qui concerne les pressions financières.

Ce septicisme ne concerne pas que les titres français, mais aussi les médias internationaux, comme en témoigne, toujours lors des oraux d’admission, la réaction d’une poignée d’étudiants, en échange universitaire en Egypte au moment des révolutions arabes.

>> Le dialogue qui va suivre est une retranscription raccourcie mais réelle >>

«Vous vous trouviez au Caire en février 2011? Vous y étiez à un moment historique. Qu’avez-vous vu?
– Les médias ont été nuls. CNN n’arrêtait pas de dire que les manifestations étaient violentes, c’était n’importe quoi.
Vous êtes sûr? Il y a pourtant eu des morts. Avez-vous été dans les manifestations?
– Non.
Alors comment dire qu’il n’y a eu aucune violence? Cela n’a quand même pas été une révolution pacifique, si?
– Certes, mais pas violente à ce point…
Si vous n’avez pas apprécié la couverture par les médias, avez-vous écrit quelques lignes sur ces événements? Sur un blog? Sur Facebook peut-être?
– Non. Je ne me sens pas légitime pour ouvrir un blog.
Avez-vous pris une photo des événements?
– Non. Aucune.»

Est-ce une façon, pour ces étudiants, de marquer leur désapprobation face à la couverture médiatique d’un événément qui a fait le tour du monde? Ou bien cela marque-t-il un désintérêt plus profond pour ce métier? Une chose est sûre: vouloir devenir journaliste sans ressentir le besoin de témoigner de ce qui se déroule sous ses yeux, cela présage a priori d’une erreur d’aiguillage.

Expérimentation

Oui, c’est extrêmement difficile de faire face, seul, du haut de ses parfois 20 ou 21 ans, aux questions incessantes d’un jury composé de trois personnes, rompues à l’exercice, qui ont entre 10 et 40 ans d’expérience. C’est dur de surmonter son trac pour parler de son projet professionnel avec détermination. Dur de répondre en donnant des faits précis sans pouvoir les chercher sur Google et en en tirant une analyse personnelle de surcroît. Bref, dur d’aligner en 45 minutes les critères requis et de témoigner d’une touche d’originalité qui finit de convaincre.

Alors quand le jury voit la passion s’allumer dans les yeux d’un candidat quand celui-ci a ouvert un «blog pour s’entraîner», se présente comme «télévore», sait ce qu’est un «live» ou un «flash», tweete pour «voir ce que cela donne», cite un reportage récent qui l’a bouleversé, prend les «gratuits dans le métro parce que cela (lui) donne un aperçu de l’actualité pour pas cher», connaît le chemin du fer du Point ou du Nouvel Observateur comme sa poche, ainsi que l’écosystème médiatique, des pure-players aux chaînes d’information en continu en passant par les matinales des radios, oui, le jury a envie d’y croire. De croire au potentiel de ce candidat et à sa capacité à – au moins – survivre dans le monde, à la fois en crise et en pleine refonte, du journalisme.

Un conseil, enfin, pour les étudiants qui rêvent d’entrer à l’Ecole de journalisme de Sciences Po: ce qui est écrit ci-dessus n’est pas un manuel. En rencontrant votre jury, n’oubliez pas d’être, avant tout, vous-même.

Alice Antheaume

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Liens du jour #6

Le journalisme des grands sujets internationaux peut-il survivre? (Charlie Beckett’s blog)

Les rédactions Web cherchent des journalistes avec une “expertise qui évolue” quand les rédactions traditionnelles recrutent des personnes aux “compétences techniques solides” (Hot topics in journalism and mass communication)

Le parcours d’un tweet en images (Next generation online)

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