Newsgeist: Google et les journalistes en Finlande

Crédit: AA

Crédit: AA

Au beau milieu d’un campus en banlieue d’Helsinki s’est tenu pendant trois jours le Newsgeist, une réunion informelle avec 150 journalistes européens invités par Google.

Au programme: des sessions à bâtons rompus, des présentations dont les “slides” défilent toutes les 15 secondes, bousculant l’orateur qui, sur l’estrade, tente de suivre le rythme, du saumon à gogo et des jeux de rôle type le loup-garou jusqu’à la nuit tombée – elle tombe très tard en Finlande à cette période de l’année… Zoom sur les 4 questions les plus débattues au cours de ce séjour chez les Lapons.

NB: les citations ne sont pas attribuées, conformément à la “Chatham House Rule” qui prévaut dans cette conférence.

Faut-il publier ses articles sur Facebook?

La question est sur toutes les lèvres, quelques jours après l’apparition des premiers “instant articles” du New York Times, du Guardian, de Bild, de Buzzfeed et de National Geographic sur Facebook.

Au Newsgeist, la moitié des journalistes présents applaudit l’initiative, considérant qu’il n’y a pas d’autre levier de croissance possible sur mobile que les réseaux sociaux, où l’audience se trouve déjà – Facebook compte 798 millions d’utilisateurs sur mobile.

Dans le camp adverse, on estime que publier des contenus directement sur Facebook, accusé de se prendre pour “le kiosque de l’humanité”, n’a aucun intérêt puisque cela ne donne même pas de prépondérance à ces articles dans le “newsfeed”.

L’un des participants ironise: “parler des articles publiés sur Facebook en étant journaliste me donne l’impression d’être sur le Titanic et de discuter de la décoration intérieure des bateaux”.

Du point de vue utilisateur, l’expérience, immersive, vaut le coup d’oeil – ces articles sont visibles uniquement depuis l’application Facebook sur iPhone. L’ensemble des contenus s’affichent à une rapidité remarquable. Un argument qui suscite à la fois l’admiration et les sarcasmes au Newsgeist: ”à quoi bon investir des forces dans le développement de notre CMS si Facebook devient notre plate-forme de publication, pour ne pas dire l’Internet en général?”, peste un professionnel.

Côté publicité, les médias récupèrent 100% des revenus publicitaires générés par les campagnes qu’ils ont insérées dans leurs “instant articles”, tandis que Facebook prend 30% des publicités commercialisées par ses soins – les 70% restant reviennent aux médias. Un “accord incroyablement généreux”, selon Will Oremus de Slate.com, et beaucoup plus avantageux pour les éditeurs que le modèle Discover de Snapchat.

Reste les données récoltées sur les lecteurs, le nerf de la guerre. Même si Facebook a prévu que les médias puissent embarquer des outils de suivi statistique sur leurs “instant articles”, le comportement des utilisateurs, avant et après avoir lu un tel contenu, et notamment sur les publicités auxquelles ils sont exposées, sont des indicateurs précieux qui demeurent a priori dans le giron de Facebook.

Crédit: AA

Crédit: AA

Comment lutter contre les bloqueurs de publicité?

Selon les estimations, entre 25% et 30% des consommateurs d’information recourent à des bloqueurs de publicité (“Adblock”), ces petits logiciels disponibles gratuitement sur n’importe quel navigateur (Chrome, Firefox, etc.) qui empêchent les publicités (display, native adversiting) de s’afficher sur les sites d’informations. Parce que cette audience ne voit plus s’afficher de bannières et autres encarts publicitaires, elle n’est plus “monétisable” auprès des annonceurs. De quoi causer de sérieux maux de tête aux responsables des rédactions.

Au Newsgeist, ceux-ci fustigent ces Adblock, qui tuent le modèle économique des médias financés par la publicité.

“Amazon et Google ont fait un gros chèque pour que leurs publicités s’affichent toujours”, s’avance l’un, faisant allusion à l’accord passé entre quelques géants du Web et le logiciel Adblock Plus. Le montant du chèque? Secret défense. “C’est du racket!”, soupire un autre.

Et de poursuivre, faisant sien l’un des arguments de ces empêcheurs de publicités: “il faut dire que les bannières sont tellement pénibles et intrusives, à te sauter aux yeux dans tous les sens, au-dessus de ton article, dedans, en dessous de ta fenêtre… Même les commerciaux qui travaillent dans notre régie publicitaire ont des Adblocks, c’est dire!”.

Si les bloqueurs parviennent très bien à empêcher l’affichage du display et même de la publicité native, ils sont moins efficaces sur les pré-rolls des vidéos.

Résultat, les annonceurs s’arc-boutent et misent tout sur le scénario suivant: puisque le pré-roll est pour l’instant mieux préservé, il va compenser le manque-à-gagner des autres formats publicitaires dont l’affichage est empêché. Sur les vidéos éditées par les médias, éviter les premières secondes de publicité, via le bouton “vous pourrez voir votre vidéo dans 5 secondes”, relève du miracle. De même, quand l’utilisateur change d’onglet, le pré-roll de sa vidéo s’arrête, le forçant à rester sur l’onglet initial s’il veut voir la suite.

Le pire, c’est que personne, au Newsgeist, ne sait comment sortir de cette situation. Pour l’instant, les annonceurs multiplient les campagnes sur le mobile, où il n’y a pas encore d’Adblock très opérant – mais cela ne va pas durer. Quant aux éditeurs, ils voient avec circonspection émerger des start-up comme “Secret media” qui leur promettent de contourner le blocage en re-encodant leurs publicités dans un format indétectable. Sauf que ces start-up se rémunèrent bien sûr au passage. “Encore du racket”, siffle l’un des journalistes dans la salle.

Crédit: AA

Crédit: AA

Comment faire du bon journalisme sur mobile? 

“Nous passons trop de temps à toiletter les contenus vus sur les sites d’information pour qu’ils aillent sur nos applications”, déplore un participant. Une erreur qui n’est que la reproduction d’un mécanisme d’antan. Déjà, il y a vingt ans, les journalistes nettoyaient les articles issus du “print” pour qu’ils aillent sur le Web.

“Si vous voulez produire des informations adaptées au mobile, c’est simple: vous arrêtez de faire des contenus pour le site, d’autres pour Facebook, d’autres pour Twitter”, conseille un éditeur au Newsgeist. “Et vous ne produisez que pour le mobile, exclusivement”. OK, sauf que, dans la salle, il y a certes des rédactions qui sont “mobile first”, mais une seule seulement a fait le pari du “mobile only”. Et avec un succès relatif. “Les applications Circa ou Yahoo! News Digest sont belles, mais elles ne drainent pas des masses d’audience”, précise un informateur.

Un autre raconte les tests qu’il a effectués auprès des lecteurs sur les formats éditoriaux spécifiques au mobile: “Les gens se contrefichent d’avoir un article séquencé en divers éléments indépendants”, les fameux atomes de Circa, “ils cherchent juste à obtenir des informations… Et le texte, même très long, leur va très bien”.

A condition, comme dit plus haut à propos des “instant articles” de Facebook, que les contenus s’affichent vite sur l’écran du smartphone. C’est la condition sine qua non d’un bon contenu sur mobile: son accessibilité, fissa s’il vous plaît.

Comment mesurer l’impact du journalisme?

J’ai écrit à ce sujet un WIP la semaine dernière, à partir du nouvel outil de Buzzfeed, Pound, pour suivre l’itinéraire d’un contenu sur le Web.

Au Newsgeist, The Guardian n’est pas en reste et a développé son propre baromètre, baptisé Ophan. Un outil qui permet de visualiser, pour chaque contenu publié sur le site du Guardian, une série d’indicateurs s’affichés sous la forme de graphiques: où le contenu est-il lu? Comment est-il lu (depuis un navigateur? Sur Facebook?)? Comment les lecteurs ont-ils trouvé ce contenu (via moteur de recherche? Via les réseaux sociaux? Par l’entremise d’un blog?)? Combien de temps sont-ils restés sur ce contenu? Où sont-ils allés après?

Surtout, Ophan permet de mesurer l’attention des lecteurs. Pour les équipes, c’est l’indice le plus opérant aujourd’hui. Bien plus que les pages vues et les visiteurs uniques, même si ceux-ci restent pour l’instant le mètre étalon.

Merci de partager cet article sur Facebook, Twitter et autres.

Alice Antheaume

lire le billet

12 conseils pour les futurs journalistes

Crédit: Flickr/CC/nez

Comment devenir journaliste en 2015? Et faut-il le devenir? A ces questions, Félix Salmon, l’éditeur de Fusion, passé par Reuters, répond que “la vie n’est pas belle pour les journalistes”. Il déconseille même aux jeunes de s’orienter vers ce métier.

“Si vous aimez faire autre chose (que le journalisme, ndlr), si vous êtes bons dans un autre domaine, vous devriez sans doute songer à changer d’orientation.”

Pas d’accord, et même pas d’accord du tout – mais comme on aime les débats à l’Ecole de journalisme de Sciences Po, on a invité Félix Salmon à donner la leçon inaugurale le 28 août prochain, et il a gentiment accepté. En attendant, voici 12 conseils destinés aux étudiants qui rêvent d’en faire leur profession. Et ils ont bien raison car c’est l’un des plus beaux métiers du monde.

1. Préparez-vous à ne jamais vivre la même journée

C’est le principal avantage de cette profession. Aucune journée ne ressemble à une autre quand on est journaliste puisque c’est l’actualité qui dicte l’emploi du temps et le volume des contenus produits. Le matin, on part sur un sujet dont on ignore souvent tout et, à la fin de la journée, on a publié un (ou plusieurs) contenu(s) qui en explique les enjeux. Au passage, on a appris plein de choses. Magique!

En outre, le journalisme constitue un poste d’observation formidable des mutations sociétales. Un paradoxe, estime un chercheur américain dont je tairai le nom, qui balance.

“Ce qui est incroyable avec les journalistes, c’est qu’ils sont censés raconter les évolutions de la société dans leurs articles, mais qu’ils sont incapables de voir sous leur nez le changement de leur propre métier.

>> Les questions que se posent les jeunes journalistes >>

2. Ne vous auto-censurez pas

Ne se sentant pas légitimes, beaucoup d’étudiants s’interdisent malheureusement de postuler à un stage en rédaction, voire à une école de journalisme. Or il ne faut rien s’empêcher, tout simplement pour ne rien avoir à regretter. Et si les aspirants journalistes n’ont pas obtenu de stage dans un média, même après les avoir demandés, ce n’est pas grave. L’expérience ne se résume pas au logo d’une organisation rédactionnelle posé sur un CV.

Ce qui compte, c’est d’expérimenter à sa mesure, de tester des petites choses en ligne, comme faire une photo par jour sur son compte Instagram avec une légende pertinente, monter un blog et apprendre à dialoguer avec les internautes, produire des vidéos sur Dailymotion ou YouTube en forme de zapping, apprendre le code, lancer un journal étudiant, une newsletter, monter une application, etc.

Tout cela a une valeur aux yeux des professionnels et prouve que vous avez déjà les mains dans le cambouis, et des idées en tête.

>> Découvrir le cahier de vacances pour apprentis journalistes >>

3. Ne pensez pas que “c’est bouché, comme métier”

Non, ce n’est pas “bouché”. En 2014, il y a, sur 36.317 cartes de presse octroyées en France, 1.748 “premières demandes”. Dix ans plus tôt, en 2004, les “premières demandes” s’élèvent à 2.090, sur 36.520 carte de presse octroyées. Ces chiffres – qui ne prennent pas en compte les journalistes qui exercent leur métier sans carte de presse – montrent qu’il n’y a pas eu de réelle dégringolade. Le marché est donc toujours capable absorber des nouveaux entrants.

Les statistiques de l’insertion professionnelle des diplômés de l’Ecole de journalisme de Sciences Po, l’une des quatorze écoles de journalisme reconnues par la profession, sont encourageantes: toutes promotions confondues, 95% des diplômés travaillent, soit en CDI (46%) soit en CDD (23%) soit en piges régulières (26%).

Crédit: Flickr/CC/Images money

4. N’ayez pas (trop) peur pour votre futur salaire

Félix Salmon évoque “un très grand nombre de journalistes au talent incroyable qui ont du mal à joindre les deux bouts” aux Etats-Unis. En France, le salaire moyen d’un journaliste en CDI est de 3.790 euros bruts par mois, d’un journaliste en CDD de 2.506 euros bruts par mois, d’un pigiste de 2.257 euros bruts par mois.

A noter, “un journaliste diplômé d’un cursus reconnu en CDI ou CDD gagne en moyenne 12% de plus qu’un journaliste diplômé d’un cursus non reconnu” selon le rapport de l’Observatoire des métiers de la presse.

5. Ne croyez pas que vous allez faire du journalisme assis

Il est vrai qu’il y a quelques années, les journalistes travaillant sur des sites de presse n’ont, au départ, pas été encouragés à sortir de leur rédaction, englués dans du bâtonnage de dépêche inutile. C’est heureusement de l’histoire ancienne. Car ces sites ont maintenant compris que leur plus-value tient à leur capacité à sortir des contenus inédits, que leurs concurrents n’auront pas, publiés dans des formats adaptés à la consommation d’informations en ligne.

Après, cela tient aussi à la force de proposition des journalistes. La règle est simple pour sortir, soufflent les rédacteurs en chef: il suffit de ne pas rester pas bras croisés lors des conférences de rédaction, à attendre que le “flux” tombe, et de proposer des sujets percutants. Si la proposition est bonne, c’est sûr, le journaliste peut sortir faire le sujet.

Crédit: Sciences Po

6. Acceptez d’évoluer en cours de carrière

Quel point commun entre un présentateur de JT, un journaliste de PQR et un journaliste travaillant pour un pure player? Le journalisme est une “profession très éclatée”, analyse Cyril Lemieux, sociologue à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales), lors d’un séminaire à l’Ecole de journalisme de Sciences Po le 17 février. Une heureuse spécificité qui permet de connaître plusieurs vies professionnelles, au gré des employeurs, des réorganisations internes et, surtout, des changements de pratiques à l’ère numérique.

Guy Birenbaum, aujourd’hui à France Info, est un bon exemple: d’abord maître de conférences, il est devenu éditeur puis journaliste – sans carte de presse – et écrit toujours des livres. “Je ne suis jamais exactement ce que je suis censé être”, confie-t-il lors d’une master class. Avant d’envoyer une pique à ses confrères…

“Quand j’étais éditeur, je trouvais qu’il valait mieux déjeuner avec des journalistes que de lire leurs papiers.”

“Après 40 ans, il faut arrêter d’être journaliste”, m’avait prévenue un rédacteur en chef à mes débuts à Télérama. A l’époque, lui avait déjà la cinquantaine et, aujourd’hui, il travaille toujours.

Journaliste un jour, journaliste toujours? “Les journalistes ont le sentiment d’être liés par une culture commune et restent attachés à ce métier jusqu’à leur retraite, même s’il y a des sorties de la profession, vers la communication ou vers la politique”, observe encore Cyril Lemieux.

Et pour cause, il y a une interrogation légitime sur le rythme de vie imposé par ce métier, qui peut donner parfois le sentiment d’être comme un hamster dans une roue lancée à toute berzingue et qui peut lasser à force.

7. Sachez escalader les montagnes russes, entre adrénaline et grosse fatigue

Le vrai indice du bonheur chez journalistes? Selon Cyril Lemieux, c’est lorsqu’ils sont fiers de ce qu’ils produisent collectivement. Et c’est souvent le cas dans les périodes de breaking news intenses.

Mais cela provoque en contrecoup, comme après les attentats de janvier à Paris, un épuisement général qui “laisse des traces physiquement et moralement”, reconnaît Hervé Béroud, directeur de la rédaction de BFM TV, lors d’une conférence à Sciences Po le 12 février.

Et Céline Pigalle, la directrice de l’information de Canal+, surenchérit…

“L’extrême fatigue de ce métier est liée à l’impossible réplication de ce que l’on a appris dans une situation antérieure. On doit remettre en jeu nos choix et nos pratiques à chaque nouvelle situation.”

8. Comprenez qu’aimer voyager ne conduit pas forcément au journalisme

“Je veux être journaliste parce que j’aime voyager”, entend-t-on parfois de la bouche des étudiants. Or aimer les voyages n’est pas un argument suffisant pour faire ce métier. Contrairement à ce que vit Tintin dans ses “aventures”, le journaliste ne fait pas de tourisme. Il peut – et doit – aller sur un terrain parce qu’il y a un enjeu et une “histoire” à raconter, non pour se faire plaisir.

9. Aimer écrire non plus….

“Pratiquement tout le monde peut écrire. Le fait que vous puissiez écrire ne vous aidera sans doute pas à faire la différence”, note Ezra Klein, le co-fondateur de Vox Media.

En revanche, ce qui peut faire la différence, c’est la capacité à trouver des nouveaux codes narratifs, en faisant des reportages avec son smartphone, en plongeant dans des tableurs remplis de données pour réaliser des enquêtes, en jonglant entre temps réel et long format, en créant des graphiques interactifs, en sachant dialoguer avec l’audience, en collaborant avec des robots de l’information. Voire en créant sa propre start-up d’informations.

10. Prenez l’habitude d’avaler des informations

Quelle est l’actualité du jour? Quel angle proposeriez-vous sur cette actualité? Quel sujet aimeriez-vous couvrir? Ces questions sont celles que les professionnels posent souvent aux étudiants. Une façon de vérifier, notamment lors des entretiens, leur appétence pour les informations.

Pour devenir journaliste, il faut être incollable sur l’actualité et montrer que vous la butinez sous toutes ses formes et provenant d’une multitude de sources (médias traditionnels, pure-players, réseaux sociaux, etc.)  – ne vous contentez pas du traditionnel triptyque trop souvent cité par les étudiants, à savoir France Inter/Rue89/France 2.

11. Acceptez de ne pas être très populaire

“Un journaliste est un homme qui vit d’injures, de caricatures et de calomnies”, a prévenu Delphine de Girardin, citée par Serge July dans son Dictionnaire amoureux du journalisme.

C’est en grande partie vrai, et notamment en ligne, où les journalistes font l’objet d’invectives de toute sorte, qu’ils encouragent parfois d’ailleurs, et du harcèlement des trolls.

Corollaire ou non, les journalistes ne sont pas très aimés, déplore Eric Mettout, le directeur de la rédaction adjoint de L’Express, citant un sondage “assassin” d’Ipsos pour Le Monde et France Inter selon lequel “23% des personnes interrogées font confiance (aux journalistes), 77% se méfient, dont 27% absolument”.

12. Quittez votre déprime

Certes, “le journalisme est une profession inquiète”, comme le constate le sociologue Gérald Bronner lors d’un séminaire à l’Ecole de journalisme de Sciences Po.

Et pour cause, la responsabilité des producteurs de contenus face à des dilemmes complexes est grande: faut-il par exemple parler des rumeurs, pour les démentir, au risque de leur donner de l’écho?

“Il faut vérifier les faits mais aussi se demander en toute honnêteté: quels sont ses a priori narratifs sur l’histoire que l’on s’apprête à couvrir?”, conseille Gérald Bronner.

Pas de raison de déprimer pour autant, puisque l’ère numérique permet d’explorer des voies journalistiques inédites et accélère les carrières.

“Il n’y a jamais eu autant de possibilités de grandir rapidement”, encourage Will Oremus, de Slate.com, citant les exemples de Ben Smith, le rédacteur en chef de Buzzfeed, qui, à 38 ans, vient d’interviewer Barack Obama, ou d’Ezra Klein, de Vox Media, âgé de 30 ans. “Ceux qui sont prêts, ou juste désireux de créer, doivent être jugés sur la valeur qu’ils produisent aujourd’hui plutôt que par les noms listés sur leur CV ou le nombre d’années d’expérience”.

Si vous avez aimé ce contenu, n’hésitez pas à le partager sur les réseaux sociaux. Merci !

Alice Antheaume

lire le billet

Ce que révèle le mémo interne du New York Times

Crédit: Flickr/CC/alextorrenegra

Crédit: Flickr/CC/alextorrenegra

“Le New York Times fait du bon journalisme mais ne maîtrise pas l’art de faire venir les lecteurs à son journalisme”. Le rapport interne intitulé “Innovation” du New York Times, qui a fuité sur le Net il y a quinze jours, est une saine lecture. Parce qu’il dresse un portrait sans concession de l’une des rédactions les plus prestigieuses au monde, laquelle n’a pourtant – comme beaucoup d’autres d’ailleurs – pas encore saisi l’urgence à évoluer pour survivre à l’ère numérique. Si vous avez la flemme de parcourir l’intégralité de ses quelque cent pages en anglais, voici ce qu’il faut en retenir.

A noter, le New York Times veut revoir la configuration de sa réunion réservée aux chefs et dévolue à la couverture du quotidien, la fameuse “Page One”, pour l’axer davantage sur le numérique. Cette annonce survient alors que le rapport déplorait la trop grande attention portée à cette couverture au détriment d’autres enjeux éditoriaux, et notamment le mobile, la vidéo, etc.

The Full New York Times Innovation Report

  • Avoir la (bonne) concurrence à l’oeil

Les compétiteurs du New York Times ne s’appellent ni CNN ni le Wall Street Journal, mais Buzzfeed, Circa, Flipboard, Yahoo! News, Quartz. Tous des pures-players qui, sans le carcan des organisations traditionnelles, sans le poids des traditions, se concentrent sur le développement de l’audience via des équipes chevronnées en la matière. Résultat, “The Huffington Post et Flipboard font venir une plus grosse audience sur les contenus du New York Times qu’ils agrègent que ce que nous arrivons à faire nous-mêmes”.

Un comble alors que les rédacteurs en chef du New York Times “passent beaucoup de temps à lire les productions des autres rédactions”, mais n’analysent ni leurs stratégies éditoriales sur mobile, ni leur présence sur les réseaux sociaux, quand ils n’oublient pas de regarder ce que font ces nouveaux entrants, qu’ils ont du mal à considérer comme des rivaux sérieux.

  • Abandonner la culture du “print”

Le rapport le martèle: du sol au plafond, il y a urgence à bouger et à se débarrasser de cette culture du papier qui handicape la mutation numérique du New York Times. “Cela ne suffit pas d’être une rédaction intégrée. Nous devons être une rédaction numérique, dans laquelle un petit groupe s’occupe du print”, lâche un éditeur du titre.

Car, même si les trois quart des revenus proviennent encore du papier (abonnements et publicités), les lecteurs, eux, sont en majorité présents sur le numérique (Facebook, Twitter, abonnés aux newsletters, aux alertes, lecteurs sur mobile ou ordinateur…).

Trop souvent les journalistes du New York Times considèrent que leur travail est terminé sitôt leur article publié, alors qu’en ligne, tout commence à ce moment-là. “Quand nous n’étions qu’un journal, se focaliser sur l’imprimé faisait sens. Mais nous devons maintenant jongler entre le papier, le Web, les applications, les newsletters, les alertes, les réseaux sociaux, les vidéos, une édition internationale et d’autres produits encore” comme la récente application mobile NYT Now.

  • Casser les barrières entre l’Eglise et l’Etat

Problème, dans la rédaction du New York Times, ce qui n’est pas du pur journalisme – comprendre l’écriture – paraît être un gros mot. Connaître son audience et savoir où et comment la trouver ne fait donc pas partie des priorités. En interne, il y a un vrai mur entre l’Eglise et l’Etat, entre la rédaction et les autres services, lesquels sont pourtant richement dotés (30 dans le service “Analytics” qui décortique les statistiques, 445 développeurs, 120 chefs de projet, 30 graphistes). Eux bouent de ne pas connaître les requêtes des journalistes pour remplir leur mission, et la rédaction nourrit une peur viscérale de se faire “manipuler” par des intérêts marketing quand elle n’est pas débordée par le quotidien.

“Améliorer les passerelles et les collaborations avec les ingénieurs, les graphistes, ceux qui s’occupent des statistiques et des données, et ceux qui font de la recherche et du développement, ne représente aucune menace pour nos valeurs journalistiques”, insistent les auteurs pour évangéliser leurs collègues.

  • Regarder de près les statistiques

De ce mur étanche découlent des décisions éditoriales à côté de la plaque: la majorité des contenus sont publiés le soir alors que le prime time, en ligne, a lieu le matin tôt; des informations de qualité sont mises en ligne le dimanche, un jour pourtant peu fréquenté en ligne. Grâce aux statistiques, cela serait pourtant vite corrigé.

Comment, dans ces conditions, l’audience peut-elle croître? Et, conséquence indirecte, comment le New York Times peut-il attirer des génies du numérique si la direction du titre se focalise sur le papier?

  • Revoir le recrutement 

En effet, la gestion des ressources humaines n’est pas épargnée dans ce rapport. Là encore, la culture du print a tendance à régir les recrutements. Ce qui compte pour être embauché ou promu au New York Times, c’est d’être un bon reporter. Or cette qualité, si elle était essentielle lorsque les journaux étaient hors ligne – quoique cela se discute pour les postes de rédacteurs en chefs -, ne suffit plus aujourd’hui. Connaître son audience, savoir diffuser, promouvoir, susciter le partage, et lancer des innovations à la fois éditoriales et technologiques, sont d’autres compétences nécessaires. Mieux encore, il faut trouver des profils sachant parler le langage des journalistes et celui des développeurs.

  • Comprendre les démissionnaires

D’ailleurs, la partie la plus intéressante du rapport détaille les raisons pour lesquelles des employés travaillant sur le numérique au New York Times sont partis. “Quand il te faut vingt mois pour construire quelque chose, tu progresses moins en capacité à innover qu’en capacité à naviguer au milieu d’une bureaucratie”, fustige l’un. “Je suis parti pour prendre des responsabilités plus vite ailleurs, dans un environnement moins rigide et pourvu d’une meilleure connaissance des réelles possibilités offertes par le journalisme numérique”, précise un autre. En creux, il transparaît que les compétences de ces profils numériques ne sont pas reconnues comme telles par leurs chefs.

Pire, quand ils ne sont pas journalistes, les employés travaillant au développement, au marketing, sur les données, ne comprennent pas pourquoi ils devraient rester en seconde zone. Car l’autre handicap du New York Times, c’est que les services non journalistiques ne cohabitent pas avec la rédaction. L’un des responsables de la section “Reader Experience” le regrette: “si nous ne servons pas la rédaction, nous ne pouvons pas faire notre métier”.

Un ancien d’Upworthy, Michael Wertheim, a même refusé de rejoindre le New York Times. Selon lui, la mission qui lui aurait été dévolue aurait été impossible tant que la rédaction n’acceptait pas de travailler avec le marketing pour réussir à faire décoller son audience. Quant aux développeurs de génie, très demandés par ailleurs, ils ne peuvent se satisfaire de la situation. Kevin Delaney, le rédacteur en chef de Quartz, le sait bien: “les développeurs comprennent ce qu’il faut faire quand ils impliqués dans le quotidien des journalistes. Ils ne prennent pas d’ordre” sans voir.

  • Faire de l’expérimentation une méthode

Conséquence, l’expérimentation n’est pas au niveau. Celle-ci ne se réduit pas à SnowFall, un format salué partout. “L’expérimentation, ce n’est pas seulement essayer quelque chose de nouveau, c’est adopter une méthode rigoureuse, scientifique, pour éprouver des nouveautés et les tordre dans tous les sens pour les rendre les plus performantes possibles”. Et de citer l’exemple de la page d’accueil de The Verge, qui a été redessinée 53 fois en deux ans.

  • Investir dans les technologies

“Je préfère avoir un outil pour faire des SnowFall plutôt que d’avoir un seul SnowFall”, reprend Kevin Delaney, de Quartz. Lui a un outil, appelé Chartbuilder, développé en interne, conçu pour permettre à des journalistes «dont les compétences graphiques sont limitées de créer des graphiques». Dans le même esprit, Buzzfeed a développé son propre outil de quiz.

Là aussi, les concurrents du New York Times ont une longueur d’avance. Plutôt que de s’investir dans un contenu unique comme SnowFall, ils construisent la technologie qui va leur permettre de systématiser les SnowFall en déclinant le format en fonction de l’histoire racontée. Une logique qui n’est pas celle du New York Times. Or, selon Jonah Peretti, le patron de Buzzfeed, rater la marche pour effectuer de tels investissements – dans les formats, les outils d’analyse, l’optimisation – est quasi inrattrapable.

Les auteurs du rapport enfoncent le clou en démontrant qu’il n’y a pas de réel suivi des projets au New York Times, qu’ils soient réussis ou ratés. “Notre page d’accueil dédiée à une audience internationale ne marche pas, mais nous continuons à y consacrer des ressources (…) Nous avons fermé The Booming Blog mais sa newsletter est toujours en activité.” Certes, tirer les leçons des échecs ou des semi-échecs est difficile mais c’est une pratique très usitée chez les mastodontes du Web – “Si on n’a pas de temps en temps un gros plantage, c’est qu’on ne prend pas assez de risques”, argue Larry Page, le co-fondateur du moteur de recherche Google.

  • Booster le trafic en provenance des réseaux sociaux

Au New York Times, “nous aimons laisser notre travail parler de lui-même. Nous ne sommes pas du genre à nous en vanter”, pointe encore le rapport. Autant dire que cette attitude n’est pas adaptée à l’ère des réseaux sociaux, où l’offensive est de mise. Même Pro Publica, que le rapport compare à un “ bastion de journalistes old-schools”, s’y est mis. Ils doivent soumettre, pour chaque papier, pas moins de cinq tweets. Au Huffington Post, un contenu ne sort pas sans titre SEO, sans photo, sans tweet ni post sur Facebook.

Rien de tout cela au New York Times, dont 10% seulement du trafic provient des réseaux sociaux – alors qu’à Buzzfeed, c’est 75%. D’ailleurs, c’est assez incongru pour être mentionné, ce sont des journalistes qui s’occupent du compte Twitter, mais la page Facebook du New York Times est, elle, gérée par le marketing. En la matière, les journalistes sont, précise le rapport, en manque de repères. Ils hésitent encore entre engager une conversation avec leurs lecteurs sur les réseaux sociaux ou tout couper pour produire un autre papier.

  • Faire le deuil de la page d’accueil

D’autant qu’au New York Times comme ailleurs, la mutation des usages a bouleversé la consommation d’informations qu’ont les lecteurs. “Notre page d’accueil, qui a longtemps été notre principal outil pour attirer des lecteurs, s’est fanée. Seul un tiers de nos visiteurs y passe. Et ce tiers y passe de moins en moins de temps.” Une tendance que l’on retrouve aussi sur les sites d’informations français dont la page d’accueil n’est plus un carrefour d’audience mais reste statutaire, comme ce WIP l’avait montré.

Quant aux alertes du New York Times, elles atteignent près de 13,5 millions de lecteurs, soit 12 fois plus que le nombre d’abonnés de l’imprimé. Là aussi, on connaît la force des pushs sur mobile, par exemple sur une application comme celle du Monde.

chiffresNYT

  • Discuter avec ses lecteurs

Malgré cela, l’engagement de l’audience reste faible, ce dont témoigne aussi le système de commentaires – 1% seulement des lecteurs commentent les contenus, et seuls 3% d’entre eux lisent ces commentaires. C’est d’autant plus dommage que le New York Times est lu par des lecteurs très influents qui n’ont de cesse de proposer des tribunes – environ 12 par jour qui, bien sûr, ne peuvent pas être toutes éditées dans la section “Opinions”. Pourquoi ne pas lancer des plates-formes hébergeant ces propositions écrites par des invités?, demandent les auteurs du rapport, rappelant que “beaucoup d’éditeurs en tirent une hausse d’audience”, comme Medium.

  • Communier dans un festival 

L’une des pistes avancées pour renouer avec la communauté du New York Times? Créer des événements – comme Libération et ses forums et le nouveau festival lancé par Le Monde. “On se demande pourquoi les conférences TED, dont le ticket d’entrée aux Etats-Unis coûte 7.500 dollars, n’auraient pas pu être imaginées par le New York Times”, déplorent les auteurs, citant la théorie selon laquelle l’engagement en ligne s’apparenterait à un cocktail. “Les gens ne veulent pas parler à des étrangers, ils veulent parler à leurs amis et à des personnalités importantes”. Et de conclure: “si Facebook s’occupe de la partie amis, le New York Times pourrait gérer la partie VIP” avec, par exemple, un festival payant qui aurait lieu chaque année et proposerait des tables rondes sur les informations les plus importantes de l’année, des interviews avec les reporters du New York Times, des séances vidéos et photos, etc.

  • Taguer toutes les archives

Autre lacune identifiée dans le rapport: les contenus du New York Times ne sont pas tagués correctement. Et pourtant, il y en a beaucoup – 14,7 millions de contenus, de 1851 à nos jours. De plus, chaque jour, le New York Times génère environ 300 liens supplémentaires. Une richesse inouïe d’archives qui pourraient être ressortis facilement si tant est qu’on puisse les identifier via des métadonnées associées. Or “vos archives sont remplis de trucs qui n’ont aucune valeur puisque vous ne pouvez pas les retrouver et vous ne savez pas de quoi ces trucs parlent”, juge John O’Dononvan, du Financial Times.

Sans structure organisée à la Netflix, et “même s’ils sont difficiles à trouver lorsqu’ils datent de plus d’une semaine”, les contenus arts et culture sont parmi les plus lus bien après leur publication, selon une étude effectuée sur les six derniers mois de 2013. C’est logique puisque les lecteurs ont besoin de la critique d’un film, d’un spectacle, au moment où ils souhaitent les voir – et pas forcément quand le journaliste a rendu son papier.

  • Géolocaliser les contenus

Les auteurs du rapport proposent que, lorsqu’un lecteur arrive à proximité d’un restaurant sur lequel le New York Times a écrit, il se voit proposer automatiquement sur son smartphone ce contenu – comme le fait Foursquare, qui sait dans quel coin vous êtes et peut vous proposer des commentaires de vos amis sur les lieux avoisinants. “Alors que 60% de nos lecteurs nous lisent via mobile, nous ratons l’occasion de leur servir des contenus pertinents en fonction de l’endroit où ils se trouvent, parce que nous n’avons pas tagué nos contenus avec des coordonnées GPS.”

L’exemple de Circa, l’application mobile dont j’ai déjà parlé ici, est encore plus abouti: non seulement les contenus ont chacun des métadonnées mais ils sont même séquencés en atomes qui ont, eux aussi, des métadonnées associées. Cela signifie que, plutôt que de ressortir le contenu en intégralité, on peut faire remonter seulement un paragraphe, un graphique, une vidéo du contenu en fonction de l’actualité.

  • Préparer des “bouquets” de sujets pour chaque actualité

Enfin, les auteurs estiment qu’il leur faut vite avancer les pions d’une stratégie éditoriale adaptée aux différentes temporalités du Web, en jonglant entre le temps du “breaking news”, comme cela a été le cas lorsque le joueur de football américain Michael Sam a révélé en exclusivité son homosexualité, le temps de l’opinion, en pensant à caler une tribune d’invité sur le sujet pour le jour-même, l’agrégation de tweets-réactions à la révélation du sportif, et le long format à ressortir des archives (il y en avait un datant de 2011 sur les coming out). Toutes les ressources sont déjà là, il n’y a plus qu’à…

Merci de partager cet article sur les réseaux sociaux.

Alice Antheaume

lire le billet

En piste avec Bloomberg

 

Crédit photo: Sciences Po/Thomas Arrivé

14 juin 1990: le premier contenu signé Bloomberg est publié. «C’était quatre ans avant que Netscape ne fournisse Internet au monde, marquant le début de la fin des journaux comme principale façon de s’informer. Nous ne le savions pas au moment de commencer», se souvient Matthew Winkler, co-fondateur de Bloomberg News avec Michael Bloomberg, le maire de la ville de New York. «Ce que nous savions, c’est que ceux qui travaillent sur les marchés, dans la finance, les affaires, l’énergie et autres avaient besoin d’être informés en temps réel».

Invité à donner la leçon inaugurale de l’Ecole de journalisme de Sciences Po, lundi 2 septembre 2013, Matthew Winkler détaille les fondamentaux de Bloomberg, à savoir la règle des 5F (first, fastest, factual, final, future) et les dix principes exposés dans The Bloomberg Way: a guide for reporters and editors (éditions Wiley), la Bible des journalistes de cette maison, un manuel de 376 pages qui «oblige les journalistes à être les agents de leurs lecteurs, et non les agents de leurs sources».

>> Voir la vidéo “pour réussir dans le journalisme” filmée à Sciences Po avec Matthew Winkler >>

1. Ce n’est pas de l’information si ce n’est pas vrai.

Notre métier, est-il rappelé dans The Bloomberg Way, c’est de publier des faits, et non des rumeurs. Spécificité de Bloomberg, «nous couvrons la spéculation, qui infléchit ce que les traders et les investisseurs achètent ou vendent. La spéculation n’est pas une rumeur. Nous savons si un prix baisse ou monte, c’est un fait. La raison de la fluctuation de ce prix – motivation des traders – peut être vraie ou fausse. La conséquence, qui est d’acheter ou vendre, est factuelle.» Au quotidien, un journaliste doit vérifier chacun des éléments suivants avant publication: noms des personnes, leurs dates de naissance, leurs fonctions, leurs descriptions physiques, les noms des sociétés, les lieux, la description de ces lieux, les chiffres (dates, statistiques, pourcentages, etc.) ainsi que les anecdotes rapportées. Cela sous-entend être capable de dire d’où tel ou tel fait sort et avoir la preuve qu’il est juste.

2. L’information n’est pas une denrée de base.

Les anecdotes prouvant que le journaliste était sur place, que personne d’autre n’a vues et ne serait susceptible de raconter, sont la preuve de la justesse de l’information et garantissent l’originalité de la couverture journalistique. «Nous avons l’obligation de donner autant de détails possibles sur ce qui a été dit ou fait», édicte The Bloomberg Way. Cela sous-entend fournir aux lecteurs des documents, des liens vers des contenus complémentaires, des citations, des données, des vidéos, sons et photos, et des graphiques…

3. Nous sommes définis par les mots que nous utilisons.

Précision et brièveté obligatoires. Mieux vaut préférer les mots courts aux mots longs, les mots communs aux mots à la mode, les mots concrets plutôt que les mots abstraits. Mieux vaut aussi utiliser la voix active plutôt que passive, et couper en deux une phrase qui nécessiterait, à la lecture, de reprendre sa respiration avant d’atteindre le point final.

4. Montrer plutôt que dire.

L’assemblage de faits et d’anecdotes suffit à prouver au lecteur que ce qu’il lit est vrai. Selon le manuel de Bloomberg, les journalistes doivent éviter à tout prix les adjectifs et adverbes, biaisés et vagues, au profit de verbes, de noms et de chiffres bien choisis. Quand on écrit des «grosses ventes», que signifie «grosses»? Est-ce une augmentation des ventes de 20%? 50%? 75%? Puisque le lecteur ne peut le savoir, un bon journaliste évite donc l’emploi de «grosses» et met le pourcentage requis à la place.

>> L’Ecole de journalisme de Sciences Po lance une mention journalisme économique >>

5. L’information est surprenante – ou n’est pas.

Selon The Bloomberg Way, un papier doit contenir a minima l’information qu’il entend délivrer, et expliquer dès les premières lignes pourquoi elle sort aujourd’hui, pourquoi c’est important, et qu’est-ce que cela a de nouveau et de surprenant par rapport au contexte. Bref, répondre à la question suivante: «que savons-nous aujourd’hui que nous ignorions hier?».

6. Les personnes font l’information.

La règle est connue, et est sans doute encore plus vraie lorsqu’il s’agit de couvrir l’actualité financière et économique, volontiers impersonnelle. Il faut veiller à incarner l’information, à la personnifier, c’est-à-dire mentionner des personnes clés, et notamment les acteurs et les victimes. «Plus les noms de ces personnes sont connus, plus l’audience sera grande».

7. Non «fait maison», et alors?

Pas question, à Bloomberg, de faire l’impasse sur une information sous prétexte qu’elle a été sortie par une rédaction concurrente. Si cela survient, The Bloomberg Way prescrit à ses journalistes de 1. donner tout de suite la dite information (et sa source) et 2. avoir de nouvelles éclairages et développements sur cette histoire. Dans le même esprit, les journalistes sont priés de trouver des liens pertinents pour enrichir leurs sujets. Il ne s’agit pas là d’insérer un lien vers le site de la société dont ils parlent sur le nom de celle-ci, ce qui serait pris pour de la publicité, mais de proposer des contenus complémentaires et susceptibles d’intéresser le lecteur.

8. Suivre le sens de l’argent.

«Suivez le sens de l’argent et vous comprendrez la politique», est-il écrit dans ce manuel, qui estime que la même approche peut être observée pour couvrir les catastrophes naturelles et les guerres. Combien cela coûte de détruire? Combien cela coûte de reconstruire? Comprendre le rôle de l’argent, sous toutes ses formes, permet d’y voir plus clair sur tous les sujets, financiers, économiques, politiques, et sociaux.

9. Des histoires pour tous et toutes.

Les clients de Bloomberg s’y connaissent en économie et en finance, mais la plupart des lecteurs ont un niveau de connaissances moindre en la matière. Or un journaliste de Bloomberg doit s’adresser tout autant aux traders qu’à ceux qui consultent le site, les vidéos de Bloomberg TV, d’où qu’ils viennent et quels qu’ils soient. A lui de savoir écrire simplement.

10. Plus il y a de préparation, plus la chance nous sourira.

«Vous voulez avoir un scoop? Préparez-vous». Cela ne tombe pas du ciel. La collecte permanente de détails sur les sociétés et les décideurs économiques est essentielle car «la connaissance, c’est le pouvoir», peut-on lire dans The Bloomberg Way. Pour ce faire, les journalistes sont encouragés à dresser des listes en fonction du domaine qu’ils couvrent: les 10 sociétés les plus importantes du secteur industriel, les 10 sociétés qui sont les plus profitables, les 10 sociétés qui sont les plus endettées, les 10 acteurs clés du secteur de l’énergie (et pourquoi), les 10 experts de l’éducation, etc. Une fois ces listes effectuées, charge au journaliste de rendre visite à ces personnalités pour discuter avec elles. Un bon journaliste, reprend The Bloomberg Way, a lu tout ce qui avait été écrit sur son sujet avant de partir en reportage: rapports, expertises, audits, articles, comptes financiers, etc. Plus le journaliste engrange de connaissances, plus il peut poser des questions qui ont du sens. La rançon pour trouver un scoop dans une botte de foin.

Parmi les autres conseils trouvés dans The Bloomberg Way, en voici quelques uns:

– travailler de longues heures sans faire de pause n’est pas une vertu. Le risque est de ne plus avoir l’esprit assez frais pour repérer les bonnes informations. «Même s’il est rare de voir des gens l’emporter sans effort ni peine, il est tout aussi rare de voir des gens faire de leur mieux en étant fatigué.»

– un bon reporter ne considère pas un «non» comme une réponse.

– «les meilleurs journalistes n’ont pas besoin d’être supervisés. Ils n’attendent pas qu’on leur dise quoi faire. Ils savent quoi faire.»

>> Les commandements d’Alan Rusbridger, le rédacteur en chef du Guardian, invité de l’Ecole de journalisme de Sciences Po l’année dernière >>

Bonne rentrée!

Alice Antheaume

lire le billet

Journalistes, arrêtez d’innover

W.I.P. demande à des invités de donner leur point de vue. Ici, Julien Pain, responsable du site et de l’émission Les Observateurs, à France 24.

Crédit: Flickr/CC/Boetter

Le journalisme est en mutation, on ne cesse de le répéter. Les usages de nos audiences évoluent au rythme, effréné, des progrès technologiques. Dans un monde où plusieurs milliards de photos sont postées sur Facebook chaque mois, où YouTube ouvre ses propres chaînes de télévision, les médias traditionnels ont en effet fort à faire s’ils veulent garder un rôle dans cet univers de l’information en constante expansion.

Pourtant, contrairement au cliché rebattu à longueur de conférences sur la crise du journalisme, les médias innovent à l’heure actuelle comme jamais auparavant. Chaque jour apparaissent de nouvelles versions de sites Web, de nouvelles applis pour mobiles et tablettes, pour s’adapter toujours mieux aux usages des consommateurs d’information. Les journalistes ne sont plus, contrairement aux idées reçues, enfermés dans une tour d’ivoire d’où ils ne veulent pas bouger. Ils sont ô combien conscients que le monde bouge, que leur métier est en péril et qu’ils doivent évoluer ou disparaître – eux aussi lisent la presse. Le constat est mille fois vrai et mille fois ressassé. Mais cette course à l’innovation est-elle la seule façon de donner du sens au journalisme? Confrontés au déluge de contenus amateurs, d’images, de témoignages, voire d’analyses d’internautes, l’unique salut des journalistes se trouve-t-il dans la “nouveauté”, dans l’absolue nécessité de réinventer son métier au quotidien?

Appuyer sur stop

Arrêtons un instant la course perdue d’avance dans laquelle nous sommes engagés, cessons de courir comme des canards sans tête à la poursuite du Grand Google et posons nous cette question toute simple: à quoi sert, encore, le journaliste? À inventer des applis Androïd, Iphone et Windows 8 capables de lire des dépêches en 76 langues? Ou à faire sens de cette surabondance de contenus, à vérifier ces images que tout le monde se transmet sans en connaître la source, à enquêter pour faire émerger des informations neuves?

Le journalisme professionnel est nécessaire non pas parce qu’il est capable de s’adapter aux usages de ses clients – il s’agit là d’une obligation économique, mais parce qu’il est intrinsèquement lié au bon fonctionnement de la démocratie. Car sans vérification de l’information, il n’y a pas d’information. Et sans information fiable, l’internaute reste un client, mais il ne peut pas être un citoyen et électeur responsable, c’est à dire capable d’appréhender le monde qui l’entoure.

Crédit: Flickr/CC/Dell

Cela ne veut pas dire que les journalistes peuvent continuer à travailler comme ils le faisaient il y a encore 5 ans. Il est inconcevable notamment de négliger les contenus produits par les internautes. Pour ne prendre que les exemples les plus récents, comment traiter du conflit en Syrie ou de manifestations au Tibet sans les informations et les images sorties sous le manteau par des activistes? Les télévisions, en particulier, savent désormais que les images amateur leur apportent deux types de témoignages dont elle ne peuvent plus se passer. Ce sont aujourd’hui des téléphones portables qui filment souvent le très chaud, l’événement imprévisible, comme par exemple un tsunami ou un attentat. Le journaliste n’arrive dans ces cas là qu’après l’incident. Ses images sont certes plus nettes, mais elles ne montrent pas l’instant où la vague a frappé la côte. Ensuite, les amateurs nous donnent à voir ce qu’un État, ou même parfois les entreprises, voudraient cacher. Pour reprendre le cas de la Syrie, c’est parce que les journalistes y sont non grata que des activistes locaux se sont organisés pour raconter la guerre.

Etre considérés comme les Cro-Magnons de l’Internet…

Mais le cas syrien est également un exemple criant de la nécessité d’un travail journalistique sur les contenus produits par des amateurs. Non pas parce que les vidéos des activistes de Homs ou de Damas sont de piètre qualité. La télévision s’accommode tout à fait de ce genre d’images lorsqu’elles sont fortes. En revanche, les médias traditionnels ont le devoir de vérifier les informations qui leurs sont envoyées avant de les transmettre à leurs audiences. Donner une information juste n’est pas seulement un problème de crédibilité de nos médias. C’est l’ADN même de notre profession et la justification de son existence au sein de notre société.

Or les activistes syriens, comme la plupart des amateurs qui filment des événements d’actualité, ont un agenda politique. Leur objectif premier n’est pas de fournir une information vraie, mais de faire avancer une cause. Il ne s’agit pas de dénigrer le travail et le courage de ces vidéastes amateur qui risquent parfois leur vie pour tourner quelques minutes d’images. Et il est par ailleurs certain que, du côté de la propagande et du mensonge, leur ennemi, le régime syrien, n’a rien à leur envier. Les journalistes ont toutefois l’obligation de faire passer les informations fournies par les rebelles, comme celles de Bachar al-Assad, par un filtre critique.

Vérifier l’authenticité des images et des allégations circulant sur la Toile est en travail ardu, qui prend du temps et qui nécessite parfois des compétences journalistiques spécifiques. Retrouver la première personne qui a posté une vidéo, identifier le lieu et la date de la séquence, repérer les altérations ou les incohérences d’une image nécessite une expérience et parfois même des technologies particulières. Ce travail a d’ailleurs un coût pour les médias. Monter la cellule spécialisée des Observateurs a par exemple été un investissement pour France 24. Un investissement qui peut sembler à première vue moins directement rémunérateur qu’une appli Iphone. Et pourtant gageons qu’à plus long terme le fait d’investir sur la fiabilité de son antenne est un pari au moins aussi gagnant que celui de l’innovation technologique. Donner une information équilibrée et vérifiée n’empêchera pas les dirigeants de Google de nous considérer comme les Cro-Magnons d’Internet, mais rappelons-nous toujours que c’est le credo qui justifie notre profession.

Julien Pain

lire le billet