Dans la boule de cristal du journalisme en 2014

Crédit: Flickr/CC/coniferconifer

Crédit: Flickr/CC/coniferconifer

Nouvelle année oblige, la période est aux prophéties. Voici ce qui pourrait advenir et compter dans les rédactions en 2014. Au programme: déprimer, trouver la sortie, vivre avec le «brand content», cohabiter avec les algorithmes, voir la Social TV s’améliorer, et le journalisme de contexte émerger.

Déprimer

Rue89 en grève pour obtenir des garanties sur son avenir, 20 Minutes en grève pour protester contre un plan social supprimant son service photo, plan de 71 départs volontaires (sur 470) à L’Equipe, motion de défiance contre le directoire à Courrier International, perte nette de 2 millions d’euros au Monde, Libération en crise gravissime… Lors du seul mois de décembre 2013, les nouvelles émanant des rédactions françaises sont funestes. Malheureusement, dans un contexte où les modèles de la presse traditionnelle se morcellent, il n’y a hélas guère d’espoir que le moral ne remonte en 2014. Sauf à sauter sur les options ci-dessous.

Chercher de nouveaux leviers économiques

Renouveler le(s) modèle(s) économique(s) de l’information est devenu, sinon une priorité, une nécessité. Outre les paywalls, dont j’ai déjà parlé ici, outre la réduction du taux de TVA pour les éditeurs en ligne, l’idée de solliciter directement les lecteurs pour financer le journalisme se répand de plus en plus. Aux Etats-Unis, Jessica E. Lessin, ex-journaliste au Wall Street Journal, a fondé en 2013 The Information, avec un modèle unique: l’abonnement payant qui «attend beaucoup de ses lecteurs», note Mathew Ingram, de GigaOm. Il coûte 399 dollars par an ou 39 dollars par mois, «ce qui est plus cher que le tarif d’entrée d’un abonnement au Wall Street Journal».

Dans le même esprit, le crowdfunding fait rage sur des plates-formes comme Kickstarter – sur lequel on dénombre plus de 870 projets journalistiques faisant appel à la générosité des curieux, ou Kisskissbankbank qui a une section réservée au journalisme.

Trouver une porte de sortie

Katie Couric, la présentatrice de ABC dont l’émission quotidienne ne sera pas reconduite, a été embauchée pour être la présentatrice internationale («global anchor») de Yahoo! David Pogue, le journaliste spécialiste des nouvelles technologies du New York Times pendant treize ans, rejoint lui aussi l’entreprise dirigée par Marissa Mayer.

C’est la grande reconversion pour les journalistes, peut-on lire sur Medium.com, la plate-forme créée par Evan Williams, le fondateur de Twitter. «Les journalistes ont commencé à déménager avec leurs compétences en storytelling dans le monde de l’entreprise, et particulièrement les entreprises des nouvelles technologies». Et si ce phénomène était promis à durer?

Vivre avec le «brand content»

Le «brand content», ce contenu de marque qui s’insère dans des formats éditoriaux en ligne, n’est plus un gros mot. Il peut prendre la forme d’une série de vidéos pour un opérateur téléphonique, d’une interview d’un expert sur les factures d’électricité pour EDF, ou d’une liste de conseils pour passer une soirée inoubliable pour une marque de vodka. Ces contenus, qui véhiculent des «valeurs» dans laquelle se reconnaît cette marque plutôt qu’ils ne font l’apologie de celle-ci, peuvent ainsi être likés, retweetés ou reblogués – alors qu’une bannière n’est jamais partagée sur un réseau social. Lexpress.fr, Lequipe.fr, 20minutes.fr, leparisien.fr europe1.fr, Le Huffington Post, en hébergent déjà, d’autres rédactions vont suivre en 2014.

Si ces nouveaux espaces publicitaires prennent le pas sur les bannières, c’est qu’ils rapportent beaucoup plus – jusqu’à 250.000 dollars pour une campagne sur Buzzfeed comprenant une dizaine de contenus. Du point de vue éditorial, que les médias prennent une partie du rôle des agences de pub ne va pas sans poser de questions éthiques. Le New York Times s’est fendu d’une note sur le sujet, précisant que ces publicités seraient distinguées des contenus journalistiques par une bordure bleue, un logo de l’annonceur, et une police d’écriture différente, ainsi que la mention «paid post» spécifiant que le contenu a été payé. Plus important encore, les contenus des annonceurs seront créés par l’équipe commerciale, et non par la rédaction, martèle le directeur de publication Arthur Sulzberger Jr.

Même règle à Buzzfeed: à New York, la rédaction ne produit pas les contenus de marques. Ceux-ci sont réalisés par l’équipe créative, qui travaille de l’autre côté du plateau, sur les mêmes formats éditoriaux.

Cohabiter avec les algorithmes

A quand un Netflix pour l’information? Cette question a été posée par Ken Doctor, l’auteur du livre Newsonomics. Cela supposerait d’avoir des algorithmes capables d’indiquer ce que les gens veulent savoir et comment ils s’informent et de… financer la production . Car tout le fonctionnement de Netflix, la plate-forme qui a financé la série House of Cards, repose sur la puissance de ses algorithmes, capables d’analyser avec précision ce que ses utilisateurs aiment regarder et comment ils le visualisent. Plus de la moitié d’entre eux finissent ainsi une saison d’une série télévisée (jusqu’à 22 épisodes) en une semaine, autant dire que le visionnage intensif est installé dans les chaumières.

Crédit: Sony Pictures Television

Crédit: Sony Pictures Television

Dans ce cadre, les robots aident à calibrer la production journalistique. Ils peuvent aussi aider à éditer un journal comme The Long Good Read, une expérience menée par le Guardian dont l’objectif est de réussir «à presser quelques boutons pour imprimer un journal» dont le contenu a du sens pour les lecteurs. Le principe? Un algorithme maison, baptisé Ophan, pioche dans les articles les plus vus, les mots clés cherchés par les lecteurs du Guardian et une somme d’autres critères pour sélectionner les contenus à imprimer.

Voir la Social TV s’améliorer

26 millions de Français ont un compte Facebook, environ 2,6 millions ont un compte actif sur Twitter – pour 85 millions de tweets échangés au cours de 2013 – selon Seevibes. Commenter les programmes télévisés sur les réseaux sociaux est désormais entré dans les moeurs. Pourtant,  jusque là, les expériences de second écran sont faibles, regrette KC Estenson, de CNN, lors de la conférence Le Web à Paris, en décembre 2013. «Ce sont des tentatives rudimentaires de mettre un peu de conversation à la télévision».

Si le lien entre nombre de commentaires sur les réseaux sociaux et nombre de téléspectateurs n’est pas encore prouvé, les tentatives d’animation éditoriale peuvent booster les réactions en ligne et redéfinissent la programmation traditionnelle de la télévision.

Trois exemples augurent de progrès à venir:

  • Le dispositif autour de la série Scandal 

Lors de la diffusion de la série Scandal, aux Etats-Unis, l’actrice Darby Stanchfield, qui joue le rôle de la détective Abby, a tweeté elle aussi en direct et retweeté les meilleurs commentaires publiés. Conclusion: le direct télévisuel n’est pas le seule programme à avoir du sens pour la Social TV.

Crédit: ABC studios

Crédit: ABC studios

  • Le principe d’écriture de la série What Ze Teuf 

Le scénario de la série What Ze Teuf sur D8 est écrit au jour le jour par les spectateurs sur Twitter, et tourné dans la foulée. En clair, les contributions des internautes ne sont pas là pour faire joli, elles participent du principe narratif.

  • Twitter et Comcast

Le partenariat entre Twitter et Comcast, qui a installé le bouton «see it», montre comment Twitter compte devenir la télécommande de la télévision. Moralité, les réseaux sociaux influent sur la programmation. Il y a, en ligne, des making of, des compléments, des pastilles créées pour la consommation de vidéos hors antenne.

Pratiquer le journalisme sécurisé

«Un bébé qui naît aujourd’hui grandira sans la moindre idée de ce que vie privée peut bien vouloir dire». Voilà ce que Edward Snowden, l’ex consultant de la NSA, l’agence nationale de sécurité américaine, réfugié en Russie, a déclaré en vidéo lors de ses voeux de fin d’année. Avant lui, Eric Schmidt, le patron de Google, Vint Cerf, ingénieur de Google, et Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, ne disaient pas autre chose.

Mais les révélations de Snowden sur le système de surveillance généralisé mis en place par la NSA a servi de détonateur en 2013. Pour les citoyens bien sûr, mais pour les journalistes aussi qui, plus jamais, doivent enquêter sur des sujets sensibles en apprenant à sécuriser leurs communications, leurs documents et leurs informations. «Sans cela on lit en vous comme dans un livre ouvert», insiste Micah Lee, de l’Electronic Frontier Foundation, qui recommande de passer par le projet Tor, dont il assure que la NSA ne sait pas comment l’épier, et par la messagerie Off The Record – il y a aussi Crypto.cat.

S’adonner au journalisme de contexte

Nous ne cherchons plus les informations, elles viennent à nous était la devise en 2012. Nous ne cherchons plus les informations, les recommandations viennent à nous pourrait être la devise de 2014. Car, en ligne, la recommandation sociale est devenue la norme.

Aux Etats-Unis, nombre d’applications sont apparues pour faciliter la vie quotidienne des professionnels et faire office d’assistants personnels automatisés, prédit Amy Webb lors de l’Online News Association à Atlanta. Donna vous dit quand partir pour ne pas être en retard à votre prochain rendez-vous (en calculant votre itinéraire et en anticipant s’il y a des embouteillages sur la route). Tempo vous sort les documents dont vous avez besoin en fonction des intitulés des réunions inscrites dans votre agenda, et lorsque vous allez par exemple voir telle ou telle compagnie, les dernières informations concernant cette dernière vous sont proposées. Twist regarde votre calendrier, voit le nom des personnes avec qui vous avez rendez-vous et le lieu, puis géolocalise l’endroit où vous êtes, et prévient automatiquement vos hôtes que vous allez être en retard. Hunch vous propose des publicités recommandées en fonction de ce que vous aimé, retweeté, des marques auxquelles vous faites confiance sur les réseaux sociaux.

Les utilisateurs voient donc remonter, en push automatique, des recommandations qui les intéressent. Pour les rédactions, insiste Amy Webb, c’est une immense opportunité que de proposer des strates d’informations contextuelles, forcément indispensables, à partir des agendas des utilisateurs.

 Excellente année 2014 à tous!

Alice Antheaume

5 commentaires pour “Dans la boule de cristal du journalisme en 2014”

  1. Bonjour…
    Il est dommage que dans cet article, intéressant au demeurant, vous ne fassiez pas référence aux interrogations sur les questions de déontologie et de dialogue portées par de nombreuses associations d’ “utilisateurs de medias”, mais aussi par les syndicats, certains politiques… et énormément de citoyens qui ne croient plus les journalistes.
    Mais tout ceci ces questions intéressent-elles réellement les responsables de rédaction?
    Pour conclure, un rappel éloquent: aujourd’hui, quand un journaliste prend la parole, 3 français sur 4 ne le croient pas. Il serait étonnant que les algorithmes viennent arranger les choses…
    Bonne année.
    Pour les Indignés du PAF
    Philippe Guihéneuf

  2. Bonjour à toutes et à tous,

    Je me permets de rebondir sur le commentaire de Philippe pour apporter mon modeste point de vue. Je suis obligé de le contredire sur un point. Une bonne partie des journalistes se sentent concernés par les questions soulevées par son commentaire… et notamment sur leur crédibilité.

    Merci à Alice d’avoir pris le temps de faire un topo si complet sur les tendances actuelles et à venir. C’est toujours intéressant de découvrir certaines sources et certains outils qui ont pu échapper à notre vigilance (pas toujours assez aiguë) en matière d’innovation.

    En revanche, je pense que nous passons à côté d’un débat essentiel. Un débat que les différents points soulevés par Alice effleurent sans vraiment l’aborder : le rôle de l’information et du journalisme dans la société mondialisée de 2014.

    L’article fait état de questions relatives à l’avenir du marché de l’information, la viabilité des entreprises médiatiques et les différentes pistes permettant d’optimiser le référencement et l’impact d’une publication X sur un public donné. Mais comme le confirme Philippe, rien n’est dit sur l’une des premières raisons de la crise des médias : le discrédit des professionnels de l’information et des médias. Rien de plus n’est formulé sur l’impact réel des innovations techniques adoptées (ou bientôt adoptées) par les médias sur la richesse de l’information et son impact sur la société. Si je devais me servir d’une boule de cristal (ce qui m’arrive assez rarement, je dois l’avouer), je le ferais pour anticiper ces questions et l’impact des modes d’information sur le débat public.

    Par ailleurs, je voudrais relever deux points :

    Concernant les brand content, il ne s’agit pas de vivre avec eux, mais à côté d’eux. La différence entre ces contenus marketing et les contenus d’information doit être clairement établie. La distinction est déjà codifiée dans bon nombre de médias. Alors restons attentifs.

    L’usage des algorithmes tel qu’évoqué dans les chapitres ” Cohabiter avec les algorithmes” et “s’adonner au journalisme de contexte” va, selon moi, à l’encontre de l’une des missions du journalisme : Surprendre. Un lecteur arrivant sur un site y trouvera une série de recommandations, de liens et de contenus préprogrammés selon des infos puisées (pompées) d’après ses habitudes de navigation (bonjour IP Tracking. Mais c’est encore un autre débat). Laissez-le mijoter dans ce bain “automatique” pendant quelques temps et vous verrez son esprit critique diminuer. L’usage de tels algorithmes et le “profilage des lecteurs” ne peut que cultiver l’entre-soi, les certitudes et annihiler la capacité des citoyens à se laisser surprendre.

    Un dernier mot : les médias de demain ne se feront pas sans les journalistes, leur imagination et leur capacité d’entreprendre. Malheureusement, rien n’est fait pour les aider. Alice évoquait la TVA restant à harmoniser. Mais il y a bien d’autres points à soulever. Les aides à la presse, les crédits d’impôt, les subventions… sont à repenser.

    Si vous le souhaitez, je serais ravi de poursuivre le débat.

    Bien cordialement.

    Jérémy Felkowski, journaliste

  3. Re-bonjour…
    Suite à la publication du commentaire à 11h10, on nous fait remarquer avec raison que de nombreux journalistes nous soutiennent, ce qui est tout à fait exact . Nous les remercions encore. Il manquait donc cette info dans le dit commentaire.
    Quoiqu’il en soit, les critiques sur l’organisation (inexistante) de la profession au niveau de sa déontologie restent beaucoup beaucoup trop rares et celles et ceux qui veulent s’exprimer sur le sujet ou faire des propositions ont trop peu l’occasion de s’exprimer.
    Cet article l’illustre à sa manière, en n’abordant pas la question, même s’il est très intéressant et documenté.
    Merci pour votre attention.
    Au plaisir,
    pour les Indignés du PAF
    Philippe Guihéneuf

  4. […] See on blog.slate.fr […]

  5. De plus en plus de journalistes sont tellement concentrés à mesurer leurs facteurs d’influences sur les réseaux sociaux qu’ils ont oubliés qu’être journaliste, ce n’est pas être un entraîneur de foule.

    Enfin, on dirait que leurs patrons l’ont oubliés eux-aussi. Quand tu émet des opinions, anime des blogs et de la variété, tu deviens vite remplaçable.

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