Razzia sur les vidéos en ligne

Crédit: Flickr/CC/casasroger

Sur le front des vidéos en ligne, “c’est la guerre”, déclare Clémence Lemaistre, rédactrice en chef du site de BFMTV.com. C’est une “jungle où chacun fait ce qu’il veut”, ajoute Célia Meriguet, rédactrice en chef de France TV Info.

Alors que les sites d’information cherchent la formule des vidéos qui ne soit pas de la télévision à la papa, certains acteurs se livrent à une bataille sans merci du “qui-a-rippé-quoi”. Ripper, dans le jargon, cela veut dire subtiliser une vidéo produite par un autre pour l’intégrer dans son lecteur. Pour ce faire, il suffit d’enregistrer le flux d’une chaîne de télévision, ou une simple émission, afin de stocker la matière dans laquelle puiser, puis d’y découper un extrait – plus ou moins long -, insérer un générique de début et de fin aux couleurs et au logo du “fauteur”, l’encoder dans son lecteur et le publier. A ce jeu-là, Full HD ready, un ancien de feu Lepost.fr, a été l’un des pionniers.

Ce qu’il y a dans la loi

De “l’encodage sauvage” et illégal, juge Marc Lloyd, responsable de la distribution vidéo à BFM TV. C’est vrai. Même si la législation française en la matière est élusive, il est écrit dans le code de propriété intellectuelle qu’un média a le droit de reproduire la vidéo (ou un extrait de cette vidéo) d’un concurrent à condition que :

  1. la vidéo ait déjà été publiée – si non, il faut l’autorisation de l’auteur,
  2. la source et l’auteur soient mentionnés (avec un lien qui renvoie à la source, c’est mieux),
  3. la reprise soit justifiée “par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’oeuvre à laquelle elles sont incorporées”,
  4. et que la citation soit “courte”.

Or les points 3 et 4 sont flous.

  • concernant le point 3, le droit d’informer peut justifier que soient diffusés intégralement “les discours destinés au public prononcés dans les assemblées politiques, administratives, judiciaires ou académiques, ainsi que dans les réunions publiques d’ordre politique et les cérémonies officielles”. En clair, lorsque François Hollande parle aux Français depuis l’Elysée, n’importe qui pourrait a priori ripper la vidéo. En revanche, lorsque Jérôme Cahuzac est interviewé par Jean-François Achilli dans un studio, le 16 avril 2013, on ne peut pas vraiment penser que cela soit une cérémonie officielle, même s’il est évident que son discours est destiné au public.
  • concernant le point 4, on ne sait pas ce que signifie une “courte” citation. Le nombre de signes, de minutes, ou de secondes n’est pas précisé.

Ambiance Far West

En réalité, de telles ambiguïtés en arrangent plus d’un. Dans ce Far West, le site de Jean-Marc Morandini a une rubrique intitulée le Morandini Zap, avec un extrait provenant ici du JT de France 2, là d’une émission de M6, à chaque fois précédés d’une séquence publicitaire et d’un générique fait maison. “Vous avez déjà vu, vous, un zapping avec un unique extrait? Il ne faut pas se moquer du monde!”, tempête Marc Lloyd. “Je suis désolé, mais un zapping digne de ce nom devrait comporter un vrai travail éditorial” de sélection, de hiérarchisation et de montage.

D’autres éditeurs arguent qu’ils s’autorisent à piquer la vidéo quand le diffuseur traîne à la mettre en ligne. Un argument qui n’est pas recevable au regard de la loi (cf le point 1 ci-dessus). “L’idée, c’est d’être le plus rapide, c’est clair”, m’explique Julien Mielcarek, passé par le site PureMédias, devenu en janvier dernier chef du service vidéos du Figaro.fr. Et cela se joue à dix minutes près. “On enregistre tous les flux des émissions politiques des chaînes de télévisions, des matinales des radios, pour que les extraits intéressants soient le plus vite possible en ligne sur lefigaro.fr”, continue-t-il.

Un phénomène qui rappelle la lutte, en 2008, entre les sites d’informations pour éviter les copiés-collés de leurs articles au profit, là encore, d’une “courte citation” suivie d’un lien vers la source originelle…

L’appât publicitaire

“Leur logique n’est pas d’avoir l’info”, décrypte Célia Meriguet, “mais d’avoir la vidéo dans leur lecteur” pour y bénéficier de 100% des revenus provenant d’un pre-roll publicitaire. Insérer le lecteur vidéo “embedabble” d’un autre dans ses pages n’est pas intéressant de ce point de vue, car dans un “embed” il y a certes le contenu vidéo mais aussi… la publicité de la source qui en empoche les revenus.

Tel est donc le nerf de la guerre: l’appât publicitaire. “C’est un problème industriel”, regrette Clémence Lemaistre. “Il suffit de comparer les revenus générés par les pre-roll dans les vidéos (environ 15 euros) et ceux des displays (les bannières disposées sur les sites d’infos, ndlr), très inférieurs (entre 1 et 6 euros, ndlr), pour comprendre…”

Parce qu’il y a une audience friande du format vidéo (jusqu’à 10 millions de consommateurs de vidéos quotidiens, selon Médiamétrie), parce que le CPM (coût de la pub pour mille affichages) y est plus élevé que sur les formats publicitaires classiques, et parce que le nouvel indicateur sur lequel louchent annonceurs et éditeurs se compte en vidéo vue – plutôt qu’en visiteur unique -, tous les grands médias en ligne ont mis le cap sur le format vidéo.

Lemonde.fr poste sur Instagram des photos de son studio “tout neuf” dans lequel sont réalisées des séquences “éclairages” avec des journalistes maison. Lefigaro.fr a un service doté de sept journalistes et trois techniciens dont “la politique, c’est de mettre un maximum de vidéos sur tous les sujets”, reprend Julien Mielcarek. Avec une production actuelle de 50 à 60 vidéos par jour dont trois ou quatre zappings quotidiens, il veut atteindre les 100 vidéos par jour d’ici quelques mois. De son côté, BFMTV.com met en ligne jusqu’à 80 vidéos par jour, dont des “replay” comme l’interview matinale de Jean-Jacques Bourdin, et des séquences tirées de sujets diffusés à l’antenne. A France Télévisions, en dehors du million de vidéos vues par mois en télévision de rattrapage, la plate-forme d’informations en continu France TV Info produit une grosse vingtaine de vidéos au quotidien.

Le sport, chasse gardée

Il y a donc de quoi se servir. Pourtant, aucun média n’a encore intenté d’action en justice auprès des pirates de vidéos. Plutôt attentistes, beaucoup disent réfléchir sérieusement à taper du poing sur la table.

Il n’y a guère que dans le domaine du sport que personne ne se risque à ravir la vidéo d’un autre. La raison est simple: les droits sportifs sont si faramineux que le propriétaire de la vidéo n’hésiterait pas une seconde à mettre en demeure celui qui ripperait une telle vidéo, voire à lui demander des sommes astronomiques. Pour les vidéos de sport, au Figaro.fr, on se contente de reportages plus magazines produits par la rédaction et de faire un commentaire sur des images fixes d’agence, point.

Sur les sites d’informations appartenant à des groupes audiovisuels, cela se passe à un autre niveau. Le moindre écart sur une vidéo – sauf à créer un GIF animé ou à prendre les reconstitutions en 3D faites par l’AFP – montrant un but au foot se répercuterait, non au niveau du Web mais au niveau de l’antenne. En guise de représailles, outre la facture salée, Clémence Lemaistre sait que “Canal+ pourrait faire de la rétorsion d’images des matchs auprès de BFM TV, et ce serait très grave”.

Alice Antheaume

3 commentaires pour “Razzia sur les vidéos en ligne”

  1. Razzia sur les videos (et les photos FlickR !) en ligne.
    Félicitations

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