Mourir plutôt que d’être un poids pour les autres

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Le destin de la famille de Mme Park, retrouvée morte avec ses deux filles dans leur domicile, est une lente descente aux enfers qui ne peut laisser aucun Coréen indifférent parce qu’il met en exergue l’agonie silencieuse de ceux qui n’ont pas pu profiter du miracle économique coréen, et parce qu’il est révélateur du niveau de violence sociale dans lequel tous évoluent aujourd’hui, et dont peu se sentent totalement à l’abris.

Du père de cette famille on ne sait pas grand chose, à part qu’il était entrepreneur et qu’il succomba à un cancer en 2002, laissant derrière lui une femme et deux filles. Celui-ci laissait également des dettes, dont on ne sait très bien si elles étaient dues aux frais d’hôpital ou à ses affaires, mais dont on imagine le rôle dans la détérioration brutale de la situation économique d’une famille dont la principale source de revenu était… feu le père.

C’est pourquoi en 2005, Mme Park, alors âgée de 52 ans, et ses deux filles de 25 et 22 ans, durent se résoudre à quitter leur demeure familiale et emménager dans l’entresol exigu d’une maison individuelle, dont on peut supposer que le principal avantage résidait dans son loyer abordable: 260€ mensuels.

A ce loyer qui constituait la principale dépense mensuelle de la famille, s’ajoutaient les charges locatives d’environ 100€. Pour le reste, une liste des dépenses du mois de février 2006 retrouvée sur un calepin donne une idée du train de vie a minima de la mère et ses deux filles : la plus grande dépense courante d’un montant de 18 €, concernait de la nourriture pour chat, et l’on se doute qu’aucune dépense n’aura été oubliée sur cette liste où même les achats les plus insignifiants tels qu’une glace (0,35 €), du soja (0,50€), ou encore une canette de soda (0,50€) étaient scrupuleusement notés.

Pourtant il en aurait fallu bien d’autres de dépenses. Notamment pour soigner la fille aînée, atteinte de diabète aigu et d’hypertension au point d’être dans l’incapacité d’exercer toute activité professionnelle. Car nous sommes en Corée du Sud, pays qui de ceux de l’OCDE, dépense le moins en matière de sécurité sociale, et qui laisse l’immense majorité de ses citoyens sans couverture maladie : libre à eux d’opter pour une mutuelle privée, ou à défaut, de puiser dans leurs économies le jour où la maladie frappe, comme ce fut le cas par deux fois pour la famille de Mme Park.

Après le décès de son mari c’est logiquement sur elle que reposa la lourde tâche de subvenir aux besoins du foyer. Tâche à laquelle elle s’attela avec acharnement comme serveuse dans un restaurant de Seoul pour un salaire mensuel de 815€ : maigre somme pourtant suffisante pour permettre à la famille de vivoter.

Jusqu’à ce jour de la fin du mois de janvier dernier, où la mère tomba dans la rue, et se fractura le bras droit, se trouvant ainsi dans l’impossibilité de continuer son travail de serveuse. Un malheur n’arrivant jamais seul, le loyer de leur domicile était passé de 260 à 340€ au début de cette année.

On imagine que les semaines qui suivirent furent consacrées à tenter de trouver une solution à l’impasse financière dans laquelle se trouvait plongée cette famille : un crédit à la consommation ? Ce recours avait déjà été excessivement utilisé et les deux filles étaient déjà fichées dans les listings de consommateurs non solvables. Une demande d’aide aux proches? Cela aurait été la pire des humiliations pour une famille qui n’a plus rien d’autre que sa fierté. La fierté du pauvre en Corée, c’est de vivre sans être un fardeau, un embarras (폐, “Pae”) pour les autres. Ce fut le cas pour Mme Park, dont le petit frère devinant la misère de sa soeur, vint un jour lui donner du riz, et se vit presque réprimander de gaspiller ses ressources ainsi, alors qu’il avait lui aussi des bouches à nourrir.

Bénéficier des quelques aides de l’Etat aurait été une possibilité. Certaines aides existent et Mme Park aurait probablement pu y prétendre. Mais se renseigner, puis établir les démarches administratives adéquates n’étaient sûrement pas dans les capacités de Mme Park. Et d’ailleurs, bénéficier de ce types d’aide ne revient-il pas à devenir un fardeau pour la société toute entière?

Une société dont le succès économique fulgurant de ces dernières décennies est fondé notamment sur la croyance que chacun a ce qu’il mérite, que le système coréen sait récompenser ceux qui mettent tout en oeuvre pour y arriver. De telles valeurs furent essentielles pour mettre tout un pays au travail, sans compter ses heures ni son salaire et ainsi, sortir de la pauvreté. Mais leur corollaire est effrayant, car si les riches le sont parce qu’ils l’ont mérité, alors les pauvres aussi n’ont que ce qu’ils méritent, ou du moins ne devraient s’en prendre qu’à eux-mêmes.

Plutôt disparaître silencieusement donc, que d’être un poids pour les autres. Le dernier achat de Mme Park fut trois briquettes de charbon (2€) qu’elle alluma dans sa chambre calfeutrée avant de se coucher aux côtés de ses deux filles. Elles furent retrouvées le 26 février dernier, décédée par intoxication au monoxyde de carbone.

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Le dernier message de Park avant de disparaître fut à la seule personne qu’elle pensait mettre dans l’embarras par son geste : sa propriétaire, dont le contrat de location s’arrêtait brusquement. Sur une enveloppe contenant les 475€ des loyer et charges du mois de février, elle écrivit : “A l’attention de Mme la propriétaire…  Je suis désolée mais ceci sera mon dernier loyer. Je suis vraiment désolée.”

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In Kim Yuna We Trust

Kim Yuna, est sans aucun conteste la reine de Corée. Jamais personnalité n’aura été autant adulée, soutenue, louée, encouragée et s’il le faut, consolée, que cette frêle patineuse artistique de 23 ans.

Pour s’en rendre compte, il suffit de voire comment la Présidence de la République de Corée, pays où toute autre place que la première est symbole d’échec plus que de réussite, a choisi de rendre hommage sur son compte Twitter, à la contre-performance de celle qui était championne olympique en titre depuis Vancouver en 2010, mais qui n’a pu monter que sur la 2ème marche du podium de Sotchi cette année:


En accompagnement de cette magnifique fresque de la gracieuse Kim Yuna, la Présidence offre “ses sincères félicitations et applaudissements à Kim Yuna, pour sa belle performance qui a fait battre le coeur de tant de gens.

Il faut dire que Kim Yuna accumule les qualités dont raffolent les Sud-coréens : elle offre en 2010 à une Corée en mal de reconnaissance mondiale, sa première médaille d’or dans l’une des disciplines reines des Jeux olympiques d’hiver, alors qu’avant elle, le pays devait ses classements flatteurs dans le tableau des médailles au short-track, discipline relativement peu connue du grand public ; elle sort pratiquement toujours victorieuse de sa grande rivale japonaise Asada Mao et soulage les rancoeurs d’une Corée autrefois victime, mais qui au travers des victoires de Yuna, se voit aujourd’hui victorieuse de son puissant voisin japonais ; enfin, elle montre une maturité impressionnante et un comportement exemplaire pour son âge, face à un succès immense qui fait d’elle l’idole absolue de tout un peuple.

Je suis moi-même admiratif des performances de Kim Yuna, surtout de sa capacité de résistance à la pression inimaginable que constitue les attentes de 50 millions de Coréens, dont les regards anxieux se fixent sur sa frêle silhouette à chaque fois qu’elle entre en piste. Mais je suis également intrigué par l’adulation sans borne qu’elle suscite ; par le soutien fervent et inconditionnel qu’elle reçoit de chaque Coréen sans qu’un seul ne manque à l’appel.

Ne vous risquez pas, comme je l’ai fait il y a quelques jours lors d’un dîner sous le coup de l’agacement face au matraquage publicitaire et médiatique autour de Kim Yuna auquel les habitants de Corée sont soumis, à émettre la moindre critique à son égard. Mon tort fut de suggérer que la perte éventuelle de son titre aux JO aurait au moins l’avantage de voir un peu autre chose que sa tête en une des journaux et des affiches publicitaires. Le réaction choquée de mes convives ainsi que le regard hostile des quelques voisins de table ayant l’oreille baladeuse suffirent à ce que je réalise le caractère profondément blasphématoire de mes propos.

S’il semble donc impossible de trouver un seul Sud-coréen hostile, voire même insensible au succès de Yuna c’est parce qu’au delà de la fierté nationale qu’elle suscite, son parcours est un modèle de réussite dépassant tous les clivages sociaux et ne laissant personne indifférent ici.

Pour les Coréens de la masse, le parcours de Kim Yuna représente l’espoir qu’il est possible de réussir avec pour seuls atouts leurs talents, leurs volontés et la sueur de leurs fronts, sans soutien de puissants, ni privilège ou favoritisme particulier. C’est en effet, un peu le résumé du parcours de Kim Yuna qui à ses débuts devait composer avec des instances sportives coréennes indifférentes au patinage artistique, discipline jugée non prioritaire car peu susceptible de remporter des médailles olympiques. C’est donc uniquement à son talent, son courage, son abnégation et à l’obstination des siens que Yuna doit son succès.

Et c’est ce parcours solitaire et triomphant qui résonne particulièrement au sein d’une société coréenne impitoyable envers les millions de Coréens sans diplôme prestigieux, sans patrimoine significatif, ni soutien familial particulier et qui donc, ne peuvent compter que sur leurs propres forces. Pour cette majorité de Coréens qui luttent au quotidien sans filet de sécurité, dans un environnement ultra-concurrentiel, Kim Yuna apparaît un peu comme l’une des leurs, un modèle auquel ils peuvent prétendre, un espoir d’ascension même permis pour les moins privilégiés d’une société pourtant impitoyable envers les faibles.

Mais les privilégiés ne sont pas non plus en reste pour louer Kim Yuna. Parce que son parcours constitue un argument de poids face à ceux qui voudraient réformer la société coréenne et remettre en cause leurs privilèges en faveur des plus faibles. Surtout pas, peuvent-ils rétorquer. Car la trajectoire de Yuna, partie de rien et ne comptant que sur ses forces et sa volonté pour parvenir au sommet, est la preuve même que le système coréen permet à quiconque de réussir, même en partant de très bas, à force de courage et de volonté. Ca n’est certainement pas en rejetant la faute de ses échecs sur le dos des autres mais en ne s’en prenant qu’à soi-même que Yuna a dû parvenir au sommet, peuvent-ils asséner.

Voilà comment Kim Yuna emporte l’adhésion fervente et unanime de tout un peuple. Bien sûr elle fait la fierté de ses concitoyens en symbolisant une Corée jeune, belle et victorieuse. Mais son parcours porte une signification plus profonde que l’ascension fulgurante et éphémère de Psy sur YouTube. Parce que ce parcours répond aux aspirations intimes de chacun, porteur d’espoir pour les uns et preuve incontestable d’un système économique et social auquel ils adhèrent pour les autres.

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Avorter en Corée

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Alors qu’en Europe le thème de l’avortement resurgit dans le débat public, celui-ci n’a jamais vraiment fait l’objet d’un débat national passionné en Corée. Pourtant, et comme partout ailleurs, les femmes y avortent.

Comme cette femme, appelons la Kim, la trentaine et design-graphiste indépendante, dont le chemin croisa celui d’un ami le temps d’une aventure passagère. Ni elle, ni lui n’eut la prévenance de penser à se protéger lors des quelques séances de galipettes qui d’un consentement mutuel, n’avaient pas vocation à se prolonger dans une relation durable. Jusqu’au jour où Kim rappela mon ami pour lui annoncer qu’elle était enceinte de lui.

L’éventualité de garder le foetus fut envisagée, car Kim souhaite un jour être maman, mais dans un pays qui n’accorde pratiquement aucune reconnaissance sociale aux enfants de familles monoparentales, et dont les coûts liés à l’éducation sont les plus élevés au monde, tous deux pensèrent que garder le foetus équivalait à une quasi-condamnation sociale du futur enfant : cette éventualité fut écartée. Restait alors deux options, l’avortement ou l’adoption, et c’est la première solution qui fut décidée.

Pourtant, l’avortement est illégal en Corée, mis à part dans certains cas de maladie génétique grave touchant le foetus, de viol de la mère, ou de complications mettant en danger la vie de cette dernière. La grossesse de Kim ne correspondait à aucun de ces cas de figure, mais ceci ne constitua en rien une dissuasion.

Car en dépit de cette restriction légale, l’avortement est pratiqué couramment en Corée, à en juger la facilité avec laquelle Kim trouva une clinique acceptant de la prendre en charge, et le taux d’avortement publié par le ministère de la santé lui-même : ce taux serait de 15,4 pour mille en 2011, contre 16,9 pour mille en France en 2007. On peut même raisonnablement penser que le taux coréen est sous-évalué dans la mesure où il s’agit d’une estimation issue d’un sondage sur 4000 personnes et que vu le caractère tabou et restrictif de l’avortement ici, il est probable que beaucoup de femmes l’ayant subi, préfèrent s’en cacher.

C’est en tout cas la réflexion que m’inspire l’expérience de Kim, qui une fois sa décision prise, prit rendez-vous le lendemain avec une clinique qui accepta de pratiquer l’intervention le surlendemain.

Les cliniques qui, comme celle qui prit en charge Kim, pratiquent clandestinement l’avortement ne manquent pas. Et les services médicaux coréens étant aujourd’hui réputés au point que le tourisme médical est devenu un secteur d’avenir (ils étaient déjà près de 400 000 touristes en 2013 à venir en Corée pour recevoir un traitement médical, dont une grosse partie pour une opération de chirurgie esthétique), ces avortements clandestins ne sont aucunement pratiqués dans un sous-sol lugubre par un médecin douteux.

Le règlement de cette intervention est par contre bien clandestin : 400 EUR environ, bien entendu non remboursés, payables en espèce et en intégralité au début d’une prise en charge qui durera environ un mois en comptant les consultations post-intervention.

C’est cette manne financière non déclarée qui constitue l’une des principales raisons de la pratique courante de l’avortement en Corée. Parce que finalement, celle-ci résulte de la banale loi de l’offre et de la demande. Du côté de l’offre, l’avortement permet à des cliniques de mettre du beurre dans les épinards. L’Etat aurait pu depuis longtemps fourrer son nez dans ce commerce non déclaré, mais jusqu’au milieu des années 80, il était plus préoccupé par l’explosion démographique du pays, à laquelle l’avortement apportait une solution, que par la chasse aux revenus non déclarés.

Certes les temps ont bien changé, et la Corée a depuis, plus qu’achevé sa transition démographique vu qu’elle est le pays de l’OCDE qui vieillit le plus rapidement. Les campagnes anti-avortement font partie aujourd’hui des mesures prises par le gouvernement pour tenter de faire repartir le taux de natalité du pays, mais timidement, car dans le même temps, il craint la réaction de la corporation médicale, dont la plupart des cliniques, à l’exception notoire de quelques-unes d’entre elles spécialisées en chirurgie esthétique, ne roulent pas sur l’or.

Du côté de la demande, il suffit de se pencher sur le cas de Kim pour constater que l’avortement est avec l’adoption, la seule issue envisageable d’une grossesse survenue en dehors du cadre d’un couple marié, ou sur le point de l’être. Kim est loin d’être un cas isolé : la Corée d’aujourd’hui compte de plus en plus de femmes actives, indépendantes, et célibataires. Un célibat plus subi que choisi, tant il est difficile d’échapper à la pression sociale imposant le mariage, puis des enfants aux hommes et femmes qui approchent de la trentaine.

Mais en Corée plus qu’ailleurs, se marier n’est pas chose aisée, et encore moins pour une femme : il faut d’abord que son fiancé dispose d’un capital de 20 000 euros environ pour financer une cérémonie suffisamment bling bling pour ne pas être la risée de ses pairs. Il faut ensuite obtenir l’accord des parents respectifs, pour qui l’écart d’âge, de diplôme, de milieu social, et parfois même de “goonghap”, c’est à dire l’incompatibilité astrale du couple, peuvent être autant de motifs de veto. Enfin il faut souvent pour la femme, faire une croix sur sa carrière professionnelle, tant gérer simultanément celle-ci et un foyer semble difficile, à moins d’être fortunée.

Kim fait certainement partie de ces nombreuses femmes qui, pour l’une ou plusieurs de ces raisons, restent célibataires la trentaine passée. Et même si ce mode de vie lui est plus imposé que choisi, elle se retrouve finalement à l’image de nombreuses femmes occidentales et urbaines : concentrée sur sa carrière, et indépendante, y compris dans ses relations sentimentales.

Mais si de nombreuses femmes revendiquent aujourd’hui le style de vie moderne de Kim, elles doivent composer avec une société dont les mœurs n’ont pas évolué à la même vitesse. Aujourd’hui encore, les problématiques liées aux pratiques sexuelles des gens sont souvent taboues, étouffées par le dogme des traditions qui impose que les relations sexuelles n’aient lieu que dans le cadre du mariage.

Et sous couvert de puritanisme, l’éducation sexuelle est souvent négligée, les Coréens en étant souvent réduits à s’informer sur des sujets aussi critiques que la contraception ou les maladies sexuellement transmissibles par le bouche à oreille. Voilà qui explique pourquoi par exemple, les enseignants étrangers doivent, à la différence de leurs confrères coréens, passer un test de séropositivité: parce que de nombreux parents d’élèves coréens pensent que le Sida est une maladie d’étrangers homosexuels ou dépravés.

Voilà également pourquoi l’avortement est largement pratiqué, mais peu débattu en Corée, alors même que la communauté chrétienne y est très active : parce qu’il y a peu de monde pour leur faire face. Le camp en faveur de l’avortement est balbutiant. Les femmes qui y sont contraintes s’y soumette à la manière de Kim : dans le silence, sous le poids d’une société qui les considérerait comme débauchées si elles s’affichaient, et qui donc, préfèrent taire leurs revendications et leurs souffrances avec.

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Grève et mouvement des indignés coréen

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Jeon Tae-il est une icône de la lutte syndicale en Corée du Sud. Né juste après l’occupation japonaise en 1948 d’une famille pauvre comme l’immense majorité de ses compatriotes à cette époque, Jeon n’eut d’autre choix que d’abandonner ses études très tôt pour rejoindre les ateliers clandestins de textile, jonchant le quartier de Dongdaemun du Séoul des années 60. Mais curieux et avide de culture, Jeon continua à lire pour s’éduquer et très vite, ne put rester indifférent au sort de ses compagnons de travail : la plupart des femmes adolescentes, voire pré-adolescentes, travaillant 15 heures par jour week-end compris dans des conditions d’insalubrité révoltantes, et gavées aux amphétamines pour certaines afin de travailler jusqu’à leurs derniers souffles avant de mourir parfois prématurément de tuberculose.

Jeon consacra toute son énergie à trouver les moyens de remédier aux conditions de travail épouvantables dont lui-même et ses collègues étaient les victimes. Il tenta de former un syndicat ; il alerta également les médias afin de sensibiliser l’opinion publique à l’exploitation de cette main d’oeuvre vulnérable, mais en vain : la bienveillance des pouvoirs publics, davantage concernés par la croissance économique à marche forcée qu’au respect du droit du travail, penchera en faveur des patrons de ces ateliers de textiles. En 1970, à 22 ans, Jeon Tae-il s’immole par le feu dans un geste ultime d’interpellation de l’opinion publique sur le sort des ouvriers sud-coréens. Il décédera quelques heures plus tard.

Si le sacrifice de Jeon n’a pas provoqué d’avancée sociale instantanée, il aura fait émerger une conscience syndicale coréenne, et de manière plus large, il aura inspiré les luttes pour le progrès social et la démocratie qui ont émaillé l’histoire contemporaine de la Corée. Parce qu’il était jeune, ouvrier et éduqué, Jeon fut un modèle pour les leaders syndicaux qui émergèrent par la suite, mais également pour les étudiants militants pour la démocratie, dont certains n’hésitèrent pas à mettre entre parenthèse, voire à abandonner complètement leurs études universitaires tant convoitées, pour trouver un emploi d’ouvrier dans les usines, éduquer leurs collègues tels Jeon en son temps, et ainsi aider à l’émergence d’un mouvement syndical structuré.

Et c’est certainement parce qu’au milieu des années 80 et à l’approche des Jeux Olympiques de Séoul, le général Chun Doo-hwan avait en face de lui un front uni de contestataires allant des ouvriers, bras armé d’un capitalisme coréen vrombissant, aux étudiants, fers de lance des mouvements démocratiques, qu’il dû céder aux aspirations populaires de libertés et de progrès social qui font qu’aujourd’hui, la Corée du Sud est l’une des rares démocraties établie d’Asie.

Etablie certes, mais l’actualité  nous rappelle à quel point les vieux réflexes peuvent avoir la peau dure et à quel point le combat entamé par Jeon n’est pas achevé. C’est en tout cas le sentiment qui doit habiter les 8 565 travailleurs de Korail, l’équivalent coréen de la SNCF, qui pour s’être mis en grève il y’a deux semaines, sont l’objet d’une procédure de licenciement.

Comme son homologue français, Korail est une entreprise publique tiraillée entre son devoir de service public et son souci de rentabilité. C’est pour répondre à ce dernier que sa direction décida de détacher l’entité qui exploitera une nouvelle ligne à grande vitesse partant d’une gare située à Suseo, au sud de Séoul, pour la confier à une société qu’elle possèdera à 41% aux côtés d’autres actionnaires, tous publics, qui détiendront les 59% restants.

Pour les représentants syndicaux, cette manœuvre constitue la première étape d’un processus visant à privatiser au moins certaines lignes ferroviaires. C’est pourquoi ils appelèrent à la grève pour tuer dans l’œuf ce projet qu’ils jugent néfaste pour les salariés autant que les passagers. Initiée depuis une semaine, l’impact de cette grève fut au début relativement limitée, mais elle affecte aujourd’hui un train à grande vitesse sur dix et un tiers du fret ferroviaire. Et elle continue de s’amplifier, avec une journée de grève organisée cette semaine par deux mille salariés du métro de Séoul, en signe de solidarité avec leurs collègues de Korail qui co-gèrent quatre de leurs lignes de métro.

Surtout, ce conflit ne risque pas de se régler par le dialogue social, vu que pour la direction de Korail, les soupçons de privatisation sont infondés. Celle-ci affirme que toute privatisation même partielle n’est à l’ordre du jour ni de son conseil d’administration, ni de l’agenda économique du gouvernement. Pour la direction de Korail, cette grève est donc purement et simplement illégale, car non fondée sur des revendications valables.

Et qui dit grève illégale, dit sanctions à l’encontre des contrevenants grévistes, ce que la direction a fait avec application : à ce jour, ce sont ainsi plus de 8 500 grévistes qui sont sous l’objet d’une procédure de licenciement. Cette décision a été annoncée par la patronne de Korail, Choi Yeon-hye lors d’une déclaration à la presse, où elle jugea utile de préciser qu’elle appliquait ces sanctions contre “ses salariés bien aimés, avec le même coeur déchiré que celui d’une mère qui doit brandir un martinet…”

Choi précisera plus tard que bien entendu, ces procédures de licenciement étaient suspensives et qu’en dehors des instigateurs de la grève, les simples grévistes pouvaient retrouver leurs postes s’ils décidaient d’arrêter la grève et de passer devant le conseil de discipline de l’entreprise qui saurait se montrer clément. Quant aux organisateurs de cette grève, la direction de Korail a déposé plainte contre 190 d’entre eux. Ces plaintes, jugées recevables par les tribunaux, permirent à la police d’effectuer une perquisition et la saisie de documents et disques durs dans les locaux du syndicat de Korail, tandis que 10 leaders syndicaux étaient l’objets de mandats d’arrêt.

Voilà donc où en est le droit de grève dans une des entreprises publiques majeures de Corée plus de 40 ans après le sacrifice de Jeon : des travailleurs infantilisés par leur patron, victimes de chantage au licenciement, et des leaders syndicaux recherchés par la police pour avoir organisé une grève jugée illégale sur des critères tout au moins flous. Et quand bien même les motifs de cette grève seraient infondés, les méthodes pour y mettre fin semblent bien loin du minimum de dialogue entre partenaires sociaux qui devrait prévaloir dans un pays reconnaissant pleinement le droit de grève.

Mais peut-être notre regard est-il biaisé par un tropisme français. Après tout, la France n’est-elle ce pas ce pays où, comme me le rappelait un ami coréen, même les footballeurs de la sélection nationale font grève en pleine coupe du monde ? La méthode de règlement de la grève par la direction de Korail est certes cynique, mais n’est-elle pas un moindre mal face aux impératifs économiques et de service aux passagers qui doivent primer? C’est en tout cas ce que semble penser l’opinion publique, dont une bonne partie reste assez indifférente au conflit social qui touche Korail et apparemment insensible au sort des grévistes, aidée en cela par la relative hostilité de la plupart des médias qui, lorsqu’ils choisissent d’en parler, penchent en général en défaveur des grévistes.

Au delà de l’opinion publique, c’est l’apparente indifférence de la jeunesse coréenne à l’actualité sociale de leur pays, qui aurait sûrement le plus déçu Jeon. Car c’est vrai que les préoccupations de nombreux étudiants sud-coréens d’aujourd’hui sont aux antipodes de celles de leurs prédécesseurs qui, jusqu’au milieu des années 90, étaient en première ligne de la lutte contre le régime autoritaire du pays, formant souvent une union sacrée avec les ouvriers dans leurs luttes pour le progrès social, et à qui la Corée démocratique d’aujourd’hui doit beaucoup.

Hasard de l’histoire: les étudiants d’aujourd’hui sont souvent les enfants de la dernière génération d’étudiants qui eurent à lutter pour la démocratie. Une génération à ce point emblématique que tout comme les Français ont leur génération 68, les Coréens ont leur génération “386”:  la génération des Coréens qui avaient la trentaine dans les années 80, nées dans les années 60, et qui ont goûté aux joies des premiers ordinateurs équipés du processeur Intel 386.

C’est cette génération qui occupe aujourd’hui la plupart des fonctions importantes de la vie politique et socio-économique du pays après lui avoir fait emprunter un tournant démocratique décisif à la fin des années 80. Et ce sont les Coréens de cette génération qui dans la vie privée, sont les parents des étudiants d’aujourd’hui, leur assurant un environnement de sécurité et d’abondance absolus et une éducation dont ils ont eux-mêmes souvent été privés.

C’est ainsi que les étudiants Coréens d’aujourd’hui sont sûrement mieux formés, plus choyés, mieux soutenus, bref mieux préparés à affronter leur avenir dans une société plus concurrentielle que celle de leurs parents mais avec des contreparties : celles de l’individualisme, d’une relative indifférence à l’actualité et au monde qui les entoure, et donc d’une apathie face aux enjeux qui autrefois, auraient mobilisé leurs parents. Car ce qui compte pour un étudiant d’aujourd’hui, c’est sa réussite personnelle matérielle et professionnelle, et celle-ci accapare toute son énergie, tout son temps, sans plus aucune disponibilité pour les causes collectives, surtout si elles peuvent nuire à son évolution personnelle.

C’est cet état d’esprit individualiste de ses camarades de classe qu’a voulu dénoncer Ju Hyun-woo, un étudiant de la Korea University. Et pour ce faire, il a décidé d’utiliser la méthode de ses illustres prédécesseurs: délaisser les réseaux sociaux prisés par les étudiants d’aujourd’hui, d’autant plus qu’ils seraient infiltrés par les services de renseignements coréens, pour coller un message sur le panneau d’affichage du campus de l’université. Celui-là même que les étudiants des années 80 utilisaient pour communiquer et se mobiliser.

안녕

Sous le titre “Est-ce que tout va bien pour vous?”, qui pourrait être interprété comme “Ca va? On ne vous dérange pas?”, Ju qui fait preuve d’un certain courage dans la mesure où ces messages virulents sont en Corée généralement émis de manière anonyme, explique dans son affiche du 10 décembre dernier, que des milliers d’employés de Korail sont sur le point d’être licenciés pour avoir simplement fait grève contre le risque de privatisation de leur entreprise. Puis dans un ton acerbe, concis et percutant, Ju enchaîne la liste des maux qui gangrènent la Corée d’aujourd’hui : malaise des campagnes, salaires de misère, disparités sociales et suicides des jeunes, etc. Et de conclure:

Ca n’est pas que nous ne sommes pas au courant des problèmes politiques et économiques, mais nous n’avons jamais été ni autorisés, encore moins incités à réfléchir par nous-mêmes ou nous exprimer sur ces sujets. Et nous nous sommes dit que nous pourrions continuer à vivre comme ça sans trop de problème.

Mais nous ne pouvons pas vivre comme ça, parce que le monde que je vous décris est celui dans lequel nous vivons. C’est pourquoi j’ai juste envie de vous demander: est-ce que tout va bien pour vous? Pas de problème particulier dans vos vies? Ca ne vous dérange pas trop d’être indifférents à ces problèmes sous prétexte qu’ils ne vous concernent pas ? Je veux juste vous demander si vous n’êtes pas en train de vous cacher derrière le prétexte : “la politique ça ne m’intéresse pas” Si jamais tout ne va pas si bien que ça, vous ne pourrez pas ne pas le crier, quel qu’en soit la raison. C’est pourquoi je demande une dernière fois: Est-ce que tout va bien pour vous? 

Il semblerait qu’en un message, Ju ait réussi à faire sortir de leurs léthargies ses amis étudiants: en quelques jours ce message, pris de nombreuses fois en photo, fit le tour des réseaux sociaux, puis déclencha une série de réponses par affiches interposées qui apparurent ça et là dans de nombreux campus des universités de Corée, dans la rue sur des pancartes tenues par leurs auteurs, dans quelques lycées même, et publiés pour la plupart sur une page Facebook créée pour l’occasion qui compte plus de 263 000 fans à ce jour.

Souvent intitulés “Non ça ne va pas” et partageant le constat de Ju, exprimant parfois un désaccord, ces messages sont rafraichissants parce qu’ils sont un dialogue grandeur nature et public sur ce que pense la jeune génération coréenne. Pour une fois, celle-ci prend la parole pour s’exprimer. La grève de Korail en a été le déclencheur, mais très vite le mouvement des affiches évoque des thèmes plus larges préoccupant les étudiants : leurs inquiétudes sur un avenir incertain dans une société de plus en plus compétitive et précaire, leurs frustrations face aux scandales politiques nombreux en Corée, et à l’incapacité des hommes politiques à répondre à leurs attentes, leur colère face aux suicides des jeunes, symptôme d’une génération surdiplômée mais malheureuse.

Les messages sont teintés de lucidité également, et leurs auteurs précisent bien qu’une affiche ne peut pas changer le monde. Certes, mais ces milliers de messages marquant l’émergence d’une conscience citoyenne d’une jeunesse jusque là silencieusement cloîtrée dans les salles d’étude, auront sûrement l’oreille attentive des dirigeants politiques.

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Ces préjugés tenaces dont sont victimes les femmes coréennes

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Avec les apparences émancipées que suggèrent les mini-jupes des  femmes dans les artères de Gangnam, et le cosmopolitisme grandissant de certains quartiers de Séoul comme Itaewon ou Hongdae, il est difficile pour un étranger de passage de réaliser l’ambiance de misogynie teintée de racisme dans laquelle évolue parfois la société sud-coréenne. C’est un aperçu de ces préjugés dont sont principalement victimes les jeunes femmes, que nous offre un article du quotidien Kukmin Ilbo que je traduis ici en Français.

N’oublions pas que la Corée d’il y’a à peine un siècle était appelée Royaume Ermite, tant elle refusait toute intrusion étrangère, sûre de ses traditions confucianistes parmi lesquelles celle qui prônait que la vertu première d’une femme était l’obéissance à l’homme. Il ne faut donc pas occulter les immenses progrès accomplis par la Corée en matière d’émancipation de la femme et d’ouverture à l’étranger. Mais l’article ci-après reste inquiétant parce qu’il montre à quel point c’est avant tout une certaine élite et une certaine jeunesse éduquée de la Corée d’aujourd’hui qui sont affectées par ces réflexes rétrogrades.

Si Lee Jiseon, provinciale de 25 ans récemment recrutée à Séoul, a renoncé à emménager seule pour choisir d’habiter chez sa grand-mère, c’est en partie à cause des prix de l’immobilier mais également par crainte que plus tard, cette expérience de vie en célibataire nuise à son profil auprès des agences matrimoniales. “Parce qu’avoir vécu seule peut faire croire qu’on a eu une vie sexuelle débridée” expliquait Lee le 27 novembre dernier.

Il s’avère que les craintes de Lee sont parfaitement justifiées et que ce qui ressemblerait plus à une légende urbaine se vérifie fidèlement dans la réalité. Ainsi les agences matrimoniales ont-elles tendances à refuser ou à réclamer des frais d’inscriptions plus élevés aux candidates ayant eu l’occasion de vivre seule ou d’être allées en accord d’échange à l’étranger. Dans les universités il arrive que les étudiantes membres d’associations en contact avec les étudiants étrangers soient traitées de filles faciles et victimes d’exclusion, tandis que sur internet les médisances et préjugés de certains internautes mâles à leur sujet deviennent un phénomène de société.

Lorsque Jung, 24ans et étudiante en 4ème année de l’université de Yonsei, a dû choisir sa destination pour un séjour d’échange dans un pays anglophone, elle a écarté d’emblée l’Australie. “C’est un pays anglophone certes, mais moins coté que les États-Unis ou le Canada et surtout j’ai entendu dire que les agences matrimoniales dévaluaient les candidates ayant séjourné là-bas parce qu’elles auraient la réputation d’y avoir mené un style de vie dévergondé” explique-t-elle. L’augmentation depuis quelques années de la présence de Coréennes prostituées en Australie jouerait également un rôle dans cette réputation qui fait qu’aujourd’hui, les amies de Jung sont  également réticentes à l’idée de partir en Australie.

Notre enquête auprès de quatre agences matrimoniales de Séoul et ses environs confirment que ces trois facteurs (avoir vécu hors du foyer parental, être allé en accord d’échange en Australie et avoir été membre d’une association d’échanges avec les étudiants étrangers) font l’objet d’un malus. Selon un représentant d’une agence matrimoniale du quartier huppé de Cheongdam dont les clients doivent justifier d’un patrimoine supérieurs à 15 millions d’euros : “les parents des futurs maris souhaitent souvent que leurs futurs belles-filles n’aient jamais vécu hors de chez leurs parents, ou qu’elles n’aient simplement eu aucune expérience à l’étranger. Parce qu’ils soupçonnent que les filles dans ces cas là auront eu des relations compliquées avec les hommes.” Pour une autre agence : “les frais d’inscriptions seront plus élevés pour une fille ayant séjourné en Australie et voulant trouver un bon parti.” Dans certains cas on expliquera même directement aux filles ayant vécu seules qu’elles auront dû mal à trouver un bon parti.

Ces préjugés concernant les femmes sont marqués dès l’université. En juin dernier, une association affiliée à une université privée et composée d’étudiants bénévoles aidant à l’intégration des étrangers en accord d’échange publia une annonce de recrutement sur l’intranet du campus : en quelques instants ce fut la pagaille dans les commentaires.

“C’est pas une assoc’ où se retrouvent les filles qui veulent rencontrer des blancs?” “Mais y’a encore des gens qui soutiennent ces endroits connus pour être des lieux de débauche?” ou encore: “J’ai déjà vu une fille de cette assoc’ boire avec un blanc puis fricoter avec lui dans un lieu public,” furent parmi les commentaires qui fusèrent.

Kim, 23 ans et étudiante à l’université d’Ewha fut également tentée de rejoindre une association d’échanges avec les étudiants étrangers, avant d’y renoncer, dissuadée par ses amies des promotions supérieures. Elle avouera même: “les associations en contact avec les étrangers ont tellement la réputation d’être des lieux de dévergondage que j’ai même fini par avoir une mauvaise opinion des amies qui en étaient membres.” Choi, 25 ans et étudiant à la Korea University partage le même sentiment : “Lorsqu’une étudiante me dit qu’elle fait partie d’une association d’échanges avec les étudiants étrangers, je ne sais pas pourquoi mais j’ai l’impression qu’elle fricote avec des étrangers.” Et d’ajouter qu’il a “tendance à éviter les “dates” avec les filles qui en sont membres.”

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Economie créative

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Pour comprendre l’ampleur du défi économique qui guète les dirigeants sud-coréens, il suffit de se pencher sur l’évolution du taux de croissance du pays au cours des trente dernières années : de 1983 à 1992 l’économie sud-coréenne a connu en moyenne une croissance annuelle digne des performances chinoises actuelles de 9,3% (source Banque Mondiale). Cette moyenne est tombée à 5,6% de 1993 à 2002, pour finir à 3,8% entre 2003 et 2012, année où la croissance n’aura “plafonné” qu’à 2%.

Bien sûr, il faut mettre en perspective cette évolution et rappeler que la Corée était en 1983, une économie émergente avec à ce titre, des taux de croissance reflétant un développement économique fulgurant qui lui aura permis d’entrer dans le club selectif des pays industrialisés en un temps record. Ceux qui aujourd’hui encore, parlent de la Corée comme d’un pays émergent, le font par habitude plus que par souci de coller à la réalité d’un pays où le PNB par habitant avoisine les 30 000 dollars (à parité de pouvoir d’achat) et où la taille de l’économie dépasse les mille milliards de dollars comme 14 autres pays seulement au monde. A l’échelle de l’Union Européenne, la Corée du Sud serait d’un poids et d’un niveau de vie équivalents à ceux de l’Espagne, soit la 6ème économie de l’Union.

Pour le pays industrialisé qu’elle est devenue, la Corée n’a donc pas à rougir de ses 2% de croissance, et encore moins devant nous autres modestes ressortissants d’un pays, qui sommes priés de nous réjouir d’une prévision de croissance de 0,2% pour cette année. Mais pour les dirigeants sud-coréens ayant à faire à des électeurs pour qui toute croissance annuelle inférieure à 3% est considérée comme une situation de morosité économique, le problème n’est pas si simple.

Lee Myung-bak, le prédécesseur de l’actuelle Présidente Park Geun-hye, s’y était déjà cassé les dents. Celui-ci arriva au pouvoir en 2007 avec la promesse d’une croissance annuelle de 7%, que n’importe quel économiste aurait jugé totalement ubuesque, même en période électorale, mais qu’il choisit néanmoins de proclamer, car il fallait bien faire rêver un électorat encore bercé de taux de croissance “à la chinoise” des décennies passées. Sa stratégie pour tenter d’y parvenir se porta principalement sur les technologies vertes : la “Green Energy Initiative” prévoyait un plan d’investissement massif de 86 milliards de dollars sur 20 ans, dont 11 milliards de dollars de deniers publics pour la R&D dans les secteurs concernés. Une crise financière mondiale et quelques projets controversés tel le “Four Major Rivers Project” plus tard, la messe était dite : Lee finissait son mandat avec un taux de popularité inférieur à 30% largement dû aux frustrations économiques et sociales des électeurs.

C’est en partie la nostalgie des années de croissance folle et de plein emploi initiées par le général Park Chung-hee, qui porta sa fille au pouvoir en 2012. Mais pour Park Geun-hye le défi reste de taille :  réformer un modèle économique coréen qui a réussi mieux que tout autre à sortir la Corée de la pauvreté, mais qui semble de moins en moins adapté aux enjeux du moment, aux aspirations d’une génération à une amélioration qualitative de leurs conditions de vie, et encore moins aux forces et faiblesses d’une économie sud-coréenne qui n’a plus rien à voir avec celle de l’époque de Park père.

Afin d’assurer à la Corée une trajectoire aussi ascendante que celle des décennies précédentes, Park Geun-hye propose d’ouvrir l’ère du “Changjo Gyeongjae” (창조경제), ou économie créative, comme le montre la teneur de son discours lors de sa visite officielle en Europe de cette semaine.

Pourtant, la Corée ne semble pas manquer de créativité au premier regard: après Israël et la Finlande, elle est le pays de l’OCDE à faire le plus d’efforts financiers en recherche et développement (source OCDE), tandis qu’en matière de dépôt de brevets, elle se classe au 5ème rang mondial, devant la France et la Grande Bretagne (source OMPI). Mais il suffit de se pencher sur la liste des déposants pour se rendre compte du problème : les performances coréennes sont essentiellement dues à quelques acteurs, Samsung et LG principalement, sans qui le pays rejoindrait l’anonymat des fonds de classement.

La Corée est à la pointe des efforts en matière de recherche et développement certes, mais il s’agit trop souvent de recherche appliquée, servant les intérêts de quelques puissants Chaebols, dictée par quelques-uns de leurs “Seniors VP” à une armée d’ingénieurs collaborateurs se concentrant sur quelques domaines stratégiques pour l’avenir de leurs entreprises. La créativité à laquelle fait référence Park Geun-hye n’exclut pas ce type d’effort, mais aspire à plus : une créativité non nécessairement technique ou industrielle, mais également culturelle. Celle-ci ne se limiterait pas à quelques filiales de conglomérats mais irriguerait l’ensemble du tissu économique et social coréen afin de dynamiser les PME et favoriser l’entrepreneuriat. Bref, Park Geun-hye aspire à une créativité que Jean Pierre Raffarin aurait pu qualifier d’en bas et que les anglo-saxons qualifieraient certainement de “bottom-up”.

Le problème, c’est que les Coréens ne sont pas encore très doués pour ce qui est de la créativité. Longtemps, celle-ci était d’ailleurs plutôt mal perçue, car sans même aller chercher l’argument du confucianisme prônant le respect de l’autorité, le pays doit jusqu’à présent sa réussite grâce à la discipline, au dirigisme, au labeur intensif, au collectivisme, ou encore au conformisme – suivisme : autant de valeurs en contradiction avec l’originalité, l’excentricité, l’individualisme, voire l’oisiveté qui sont les conditions favorables à la créativité.

Voilà pourquoi le défi auquel s’attaque Park Geun-hye est de taille : parce qu’en prônant une économie créative, elle demande aux Coréens non pas de devenir numéro un dans tel classement, ce à quoi les Coréens excellent, ni de rattraper puis de dépasser tel concurrent, exercice dont les Coréens se délectent, ni même de déplacer des montagnes, ce que les Coréens sauraient d’ailleurs très bien faire, mais de changer leur manière d’aborder les problèmes, d’abandonner les recettes et méthodes qui ont bâti leurs succès passés pour en adopter d’autres, totalement étrangères, voire suspectes. Ce que Park demande au Coréens finalement, c’est de changer leurs habitudes, leur mentalité.

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Et ceux-ci ont la dent dur, surtout chez les Chaebols qui n’ont aucune raison de sortir du confort d’un environnement économique et social dont ils sont les maîtres absolus. Pour s’en rendre compte, il suffit d’étudier la photo ci-dessus, où figurent côte à côte deux eaux pétillantes de marques différentes. L’une bien connue est l’un des leaders des eaux gazeuses que son voisin tente manifestement de singer: bouteille de taille, forme et couleur similaires, même variante arôme de citron et citron vert, même goût et sensations en bouche pour l’amateur d’eau pétillante que je suis… Seule la marque change : Trevi, pour donner une même sonorité européenne au produit, aux différences près que l’un sonne français et l’autre italien – ce qui pour un Coréen ne fait aucune différence – et que l’un, Trevi, est plus facile à prononcer pour un Coréen – ce qui fait par contre une légère différence. L’autre différence évidente, c’est le prix, Trevi étant sensiblement moins cher que son concurrent et qu’en plus, il fait l’objet d’une promotion “une bouteille offerte pour une achetée”.

Un coup d’œil à la contre étiquette d’une bouteille de Trevi montre que le producteur de ce ersatz de Perrier est Lotte Chilsung, filiale du groupe Lotte, 6ème conglomérat coréen avec un chiffre d’affaires annuel frôlant les 30 milliards d’euros. Si Lotte s’est senti la force de défier Perrier qui appartient quand même au groupe Nestlé, c’est parce qu’en Corée Lotte dispose d’un avantage de taille, même face à ce géant mondial de l’agroalimentaire : celui d’être présent et craint dans de nombreux secteurs d’activité au travers de filiales sœurs.

C’est ainsi que Trevi peut être mis en vente dans des conditions avantageuses dans le réseau de convenience stores 7-Eleven opéré par Lotte, ou dans les chaînes d’hypermarché Lotte Mart, ou encore dans tous les stands de boisson des Lotte Cinéma, sans oublier la chaîne de restaurants TGI Friday opérée par également par Lotte, ou les coffee shops Krispy Kreme, tous les restaurants et bars des Lotte hotels…

Imaginez ce qu’un Lotte, qui ose s’opposer à un géant comme Nestlé par des pratiques concurrentielles à la limite de la correction, se permettrait avec une PME coréenne, et vous avez un aperçu de l’immense chemin à parcourir avant que la créativité prônée par Park ne soit pas tuée dans l’œuf par quelques acteurs et pratiques bien ancrés, pour devenir le moteur de la croissance de la Corée de demain.

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Les riches et les faux riches

Garer sa voiture en double file et la laisser, moteur tournant, avec tous ses effets personnels à l’intérieur, le temps d’aller récupérer un café à emporter  dans le coffee shop d’en face serait pure folie à Paris. C’est pourtant mon rituel du matin à Séoul, ville 5 fois plus peuplée que Paris, mais où la petite délinquance est aussi inexistante que dans les petits villages reculés où tout le monde se connait.

Pour un Parisien, cette réalité est déconcertante : dans les rues, les boutiques d’opérateurs mobiles regorgent d’étales de smartphones derniers cris livrés à des passants indifférents, sans qu’aucune mesure de protection particulière n’ait été prise, et sans qu’aucun problème particulier ne survienne. Quant à la plupart des lieux publics à forte fréquentation tels que les couloirs du métro ou les halls de gare, ils sont recouverts d’écrans plats derniers cris, vierges de toute protection et de toute trace de vandalisme, alors qu’on imagine que leur durée de vie à la station Châtelet-les-Halles ne dépasserait pas l’échelle de la semaine.

Il m’a fallu du temps pour trouver une explication satisfaisante à cette qualité si appréciable de la société coréenne. Les Coréens sont-ils plus civiques par nature que nous autres Français ? Sont-ils mieux sensibilisés dès l’enfance et par la suite aux méfaits du vol ou du vandalisme ? Ou plus cyniquement, sont-ils dissuadés plus efficacement de voler du fait de l’omniprésence des caméras de surveillance, des policiers, et des peines encourues ?

Tous ces facteurs jouent certainement un rôle, mais j’en découvris un autre, peut-être plus fondamental que tous les autres, lors d’une rencontre avec des habitants d’un quartier un peu spécial de Séoul.

Ce quartier s’appelle Guryong, situé à deux pas du siège mondial de Hyundai – Kia Motors, et d’un quartier de Gangnam reconnaissable à ses grattes-ciel résidentiels, où l’on trouve certainement la densité de multi – millionnaires la plus élevée de tout la Corée du Sud.
Coincé entre ces deux emblèmes du capitalisme coréen triomphant, le quartier de Guryong a lui aussi émergé dans le sillage de la réussite économique fulgurante du pays à partir des années 80, mais plutôt comme une touffe coriace de mauvaises herbes qui repousserait sans cesse en marge d’un beau jardin anglais. Car c’est à cet endroit que les derniers pauvres de Gangnam dont les situations trop modestes ne convenaient plus au développement immobilier du quartier, ni à l’image d’une Corée sortie de la pauvreté que le pays voulait projeter à l’approche des Jeux Olympiques de Séoul en 1988, y élurent résidence.

Aujourd’hui, le quartier de Guryong a tout d’un bidonville de métropole du Tiers-Monde : ses ruelles sont faites de goudron cabossé, lorsqu’elles ne sont pas en terre ; ses habitations se résument à des amas de tôles récupérés ici et là, où l’eau courante n’existe pas, tandis que l’alimentation en électricité est assurée en détournant les lignes à hautes tension qui passent à proximité.

Discuter avec les habitants de Guryong, de leurs parcours et de leurs vies dans cette poche de misère cachée au milieu d’un océan d’opulence et de bling bling, n’est pas aussi délicat qu’il n’y paraît. Une fois les intentions non malveillantes clairement affichées, l’accueil des habitants, intrigués par la présence d’étrangers et pas mécontents de récupérer un peu d’attention sur eux, est chaleureux, et la discussion facile. Bien sûr, les vies de chacun ne sont pas livrées dans le détail : on devine les accidents de parcours non anticipés, les événements exceptionnels qui font basculer l’existence de gens trop modestes pour avoir des filets de sécurité.

On ne serait pas surpris d’entendre dans ces circonstances quelques manifestations de colère à l’égard d’un pays qui les a laissés sur le bas côté avec d’autres malchanceux, tandis qu’une minorité s’accaparait les richesses immenses produites par le développement économique fulgurant de la Corée depuis un demi-siècle. N’ont-ils pas travaillé eux aussi d’arrache-pied pour le développement de leur pays? On le devine. D’ailleurs, on se rend compte qu’aujourd’hui encore, les habitants de Guryong ne sont pas des fardeaux pour la société. Certes ils vivent dans une poche de pauvreté dont leurs voisins de Gangnam préfèrent détourner les yeux, mais pour le reste, la plupart des gens en âge de travailler ont un emploi, les rares enfants ou adolescents présents sont scolarisés, tandis que tous les habitants à quelques exceptions près, sont d’apparence digne, au point de se demander par exemple, si ces passants bien habillés, dont un homme en chemise, cravate et attaché-case, sont bien des habitants de Guryong ou quelques passants égarés.

Ces gens-là semblent tout faire pour mériter au moins l’eau courante et les égouts qui composent la base de toute condition de vie digne, mais ils n’y ont pas droit. Et malgré tout, les discours tenus sont plus proches d’un plaidoyer pour le modèle sud-coréen et pour le gouvernement conservateur actuel, qu’une critique du système en place. Bien sûr ces propos sont partiellement dus au patriotisme sans faille de chaque Coréen, toujours prompt à vanter les prouesses de son pays devant les étrangers, mais cette adhésion totale et semble-t-il sincère à un modèle qui les a broyés laisse perplexe. Les Coréens sont-ils moins enclins à se rebeller contre un ordre établi ? Est-ce pour cette raison que de l’autre côté du 38ème parallèle trois générations de dictateurs se succèdent sans que le peuple se soulève ? Le prétexte d’un peuple naturellement plus soumis serait confortable, mais ne convient pas, car dans ce cas, comment expliquer les multiples soulèvements des Coréens contre l’occupant japonais, puis contre les régimes militaires autoritaires de Syngman Rhee dans les années 60, puis contre le général Chun Doo-hwan dans les années 80 ?

Peut-être que si les habitants de Guryong semblent accepter leur sort, c’est parce qu’en Corée, pays dont la plupart des gens ne mangeaient pas à leur faim il y’a à peine 40 ans, et dont les traumatismes liés à la misère sont toujours vivaces chez les plus de 50 ans, être pauvre c’est faire partie de ces quelques attardés n’ayant pas su profiter d’une période où le pays tout entier se sortait de la misère. Etre pauvre, c’est n’avoir pas su participer à ce mouvement général vers la prospérité qui fait la fierté de tout un peuple, pour vivre encore dans la Corée d’il y’a un demi-siècle : cette Corée miséreuse, traumatisante, presque tabou. Bref, être pauvre pour un Coréen, c’est bien sûr une souffrance, une précarité, une faiblesse, mais c’est avant tout  une honte.

Voilà pourquoi, lorsqu’on est pauvre, on le cache. Il suffit d’observer les rues de Séoul pour réaliser que la Corée n’est pas faite de riches et de pauvres, mais de riches et de faux riches, qui même s’ils sont payés à coups de lance-pierre, et vivent dans un taudis, auront néanmoins les attirails de la richesse, en premier lieu desquels les berlines de luxe allemandes ou japonaises et les sacs de marque française ou italienne. Voilà pourquoi aussi, les habitants de Guryong tiennent ces discours et ces comportements: ils n’adhèrent pas forcément au système qui les broient, mais nient leur pauvreté en public en adoptant un comportement que l’on prêterait aux riches dont ils sont pourtant aux antipodes.

L’absence de vol participe peut-être du même procédé comportemental : voler renvoie à une époque pas si lointaine et peu glorieuse où les pauvres y étaient contraints pour manger. Le miracle économique coréen a bien sûr balayé ces pratiques dans les faits, mais il n’a pas tout à fait effacé l’image du voleur miséreux dans les esprits. En Corée, le voleur n’a rien d’un Arsène Lupin, gentleman cambrioleur, et tout de cette vermine crasseuse que l’on croise dans les romans de Dickens, ou dans les souvenirs d’une Corée que les Coréens préféreraient oublier.

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In somaek veritas

L’illustration figurant sur ce verre à bière coréen réussit la prouesse de rassembler à peu près toutes les forces et faiblesses de la culture d’entreprise coréenne.

La culture de la beuverie effrénée d’abord : bien qu’elle tende à diminuer sous l’action combinée de campagnes de sensibilisation nationales et de la féminisation accrue des effectifs, celle-ci reste largement répandue au sein des entreprises. Pour se rendre compte de l’étendue du phénomène il suffit de consulter le classement des spiritueux les plus vendus au monde, où deux marques de soju, l’alcool national, occupent les 1ère et 3ème place, battant à plate couture des marques telles que Johnny Walker, Absolut ou Bacardi, marques présentes dans le monde entier à la différence des ces deux sojus, dont 95% des ventes sont réalisées en Corée.

Il ne faut pas plus d’une soirée passée à Séoul pour comprendre comment ces millions de litres de soju sont consommés : vers 18h30, les restaurants se remplissent les uns après les autres de régiments de costards cravates s’attablant autour d’un barbecue de porc ou pour les occasions plus spéciales, d’un barbecue de boeuf ou d’un plat de poisson cru. Rapidement, les première bouteilles de bière et de soju sont commandées, non pas pour laisser le choix aux convives de leur boisson d’accompagnement, mais pour préparer le cocktail auquel tout le monde aura droit: le “somaek”, néologisme formé à partir des premières syllabes de “soju” et de “maekju” (bière).

Comme son étymologie l’indique, le somaek est un cocktail issu du mélange de bière et de soju. Vous l’aurez deviné, la raison d’être de ce breuvage est moins son goût complexe et raffiné que sa capacité à rendre ivre en un temps record, d’autant que la potion est généralement engloutie cul-sec, dans la cadence qui sied le mieux au caractère coréen : le pas de charge. Tous les ingrédients sont ainsi réunis pour une cuite collective caractérisée, respectant néanmoins un certain nombre de règles protocolaires strictes, ce qui nous ramène à la photo du verre ci-dessus.

En réalité, ce verre n’est pas un verre à bière, mais un verre à somaek, car y figure une graduation ludique censée indiquer les proportions de soju et de bière respectives à chaque buveur en fonction de son grade selon un principe simple: plus l’on monte en grade, plus la proportion de soju, et donc le dosage en alcool fort, est élevé. Et les grades ne manquent pas dans une entreprise traditionnelle coréenne : on y débute en tant que “sawon”, pour être promu “daeri”, puis “gwajang”,puis “chajang”, puis “bujang”, et enfin pour les plus aguerris d’entre eux, accéder à un poste de directeur exécutif “imwon”, qui comporte sa propre hiérarchie: “sangmu”, puis “jeonmu”, puis “bu-sajang”, et enfin au sommet de la pyramide corporate : le sajang, ou président.

Et au même titre qu’à chaque rang correspond sa proportion de soju, à chaque rang correspond un salaire, des responsabilités, et un nombre de collaborateurs sous ses ordres déterminés. Evidemment, plus le rang est élevé, plus ces trois facteurs augmentent : une organisation “top-down” qui a longtemps réussi au capitalisme coréen, lui-même issu d’une culture confucéenne dirigiste et de 30 ans d’un régime militaire autoritaire, propices à ce que chaque collaborateur d’une entreprise, même de grande taille, obéisse au doigt et à l’oeil à un supérieur autoritaire, lui-même sous les ordres d’un supérieur autoritaire, etc. Il n’est pas étonnant dans la cadre d’une culture d’entreprise aussi rigide que beaucoup d’alcool soit nécessaire pour que les salariés puissent eux-aussi remonter certaines informations à la hiérarchie et qu’un semblant de communication en interne puisse exister. C’est pourquoi ces séances de beuverie corporate sont considérées comme une obligation professionnelle.

L’avantage premier d’un tel système est la rapidité et la qualité d’exécution de tout projet émanant du haut. Et ça n’est pas un hasard si Samsung Electronics et Hyundai Motors sont passés maîtres dans l’art de battre leurs concurrents par la capacité à les rattraper en un temps record par des produits d’abord équivalents puis progressivement supérieurs. Ce système fonctionne bien tant que les modèles économiques et process industriels sont établis et que l’objectif est de gagner des part de marché face à un leader: la rapidité et la qualité d’exécution sont alors essentielles. Or la Corée est de moins en moins suiveuse et de plus en plus leader dans les secteurs moteurs de sa croissance économique. Elle ne peut plus se contenter de répliquer les stratégies gagnantes de ses concurrents mais doit créer, innover afin de préserver son avance face aux concurrents qu’elle a dépassés : des problématiques pour lesquelles le modèle pyramidal top-down s’avère beaucoup moins adapté dès lors que le moindre collaborateur est d’abord incité à obéir et bien exécuter plutôt qu’à créer ou proposer.

Ce système s’avère encore moins heureux lorsque l’ancienneté devient le critère de promotion principal : l’entreprise se trouve alors gérée par des managers autoritaires, mais pas toujours compétents. Et à cet égard, le “Old is strong” inscrit sur le verre de somaek s’avère également instructif : la règle voudrait que le plus gradé boive le somaek le plus corsé, mais pour l’auteur de de cette inscription comme dans l’esprit de la plupart des Coréens, les plus gradés sont forcément les plus âgés.

 

 

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Scandale pour un bol de nouilles

Mais quelle mouche a donc bien pu piquer ce cadre supérieur d’un grand groupe coréen passager d’un vol Séoul-Los Angeles du 15 avril dernier ? Tentait-il de battre le record du comportement le plus odieux en classe affaires? Testait-il la patience et la qualité de service supposée irréprochable de la Korean Air? Sa performance, rapportée d’abord par les réseaux sociaux, puis par les médias coréens, lui permet en tout cas d’atteindre ces deux objectifs haut la main.

Tout commence avant le décollage, lorsque le passager en question s’aperçoit que le siège à côté du sien est occupé. Furieux de ne pouvoir voyager tranquillement étalé sur deux sièges, celui-ci se serait plaint en des termes peu appropriés auprès du personnel navigant, leur intimant l’ordre de le changer tout de suite de place. Le décompte final des passagers n’est pas effectué mais le personnel obtempère et propose à ce passager si soucieux de son espace vital de changer de place, lorsque celui-ci s’aperçoit qu’il est observé par un collègue (supérieur?) qui voyage sur le même vol que lui. Notre passager décide alors de rester sagement à sa place initiale.

Ca n’est que partie remise pour notre cadre supérieur décidément bien irascible, car il existe tant d’occasions de rendre la vie infernale aux hôtesses de l’air, lors des 13 heures de vols qui séparent Séoul de Los Angeles. A commencer par le premier repas où ce passager se plaint de son riz qui serait rance. L’hôtesse s’excuse platement et lui remplace son riz qui après vérification ne posait aucun problème, au contraire du passager qui renvoie également le riz de remplacement, lui aussi supposément rance.

Notre passager de mauvais poil aura au moins servi à rendre un hommage appuyé au travail difficile et ingrat des hôtesses et stewards en général et de la Korean Air en particulier, notamment à leur patience à toute épreuve, car lorsque celui-ci exige qu’on lui prépare un Ramyun (bouillon de nouilles asiatiques) en lieu et place du riz supposé rance, le même manège nourri de mauvaise foi recommence: le Ramyun devra être remplacé à plusieurs reprises, sous prétexte tantôt que les nouilles seraient crues, tantôt que le bouillon serait trop salé. Lorsqu’enfin le Ramyun préparé plut aux goûts de Monsieur, celui-ci put enfin se rassasier et se débarrasser élégamment du bol vid par terre.

Ce premier repas n’est apparemment qu’un échantillon infime de tout ce que notre passager fit subir aux hôtesses de la Korean Air: scandale parce que la température ambiante est trop élevée, esclandre parce qu’un article proposé en duty free n’est plus disponible, refus d’obtempérer lorsqu’on lui demande de retourner à son siège et d’attacher sa ceinture, le tout dans le langage familier qu’on imagine. C’est sûrement avec un sentiment mêlé de soulagement et d’appréhension que le personnel de bord dut accueillir les dernières heures de vol annonçant la fin de leur calvaire mais également la préparation du dernier repas.

Comme redouté, celui-ci partit sur les mêmes bases que le repas précédent: après s’être perdu en insultes parce qu’un plat qu’il aurait souhaité ne figurait pas au menu, notre cauchemar de passager se serait levé pour réclamer le Ramyun qu’il aurait commandé, puis excédé, aurait frappé le visage d’une hôtesse de l’air à l’aide d’un magazine enroulé.

Certes la Korean Air n’est pas une compagnie aérienne parfaite. Mais ceux qui ont eu l’occasion de voler chez eux en classe éco, affaire ou première, s’accorderont pour témoigner du caractère quasi-irréprochable de la prestation du personnel de bord: leur réactivité, leur volonté de toujours satisfaire au maximum de leurs capacités les demandes des passagers, leurs sourires trop impeccables qu’on pourrait à la limite leur reprocher de trop en faire, leur patience enfin, à supporter les passager les plus désagréables. Patience qui prit fin ici avec ce geste brutal et humiliant.

Pour autant, notre turbulent passager ne fut pas particulièrement réprimandé lors du temps de vol restant. Le personnel de bord se contenta d’informer le commandant de bord de la situation, qui lui même informa les autorités américaines de la présence à bord d’un individu quelque peu violent. Et c’est ainsi que celui-ci fut accueilli à son arrivée à l’aéroport de Los Angeles par… le FBI. On connait la capacité de discernement des autorités américaines lorsqu’il s’agit d’accueillir des individus posant d’éventuels problèmes sur leur sol. Notre passager se vit néanmoins offrir deux choix: soit d’être placé en détention provisoire et interrogé par les autorités américaines pour avoir attenté à la sécurité d’un vol à destination des Etats-Unis, soit de repartir illico pour la Corée. Notre passager dut sûrement sentir le caractère un peu bancal de sa version des faits selon laquelle c’est l’hôtesse de l’air qui se serait malencontreusement cognée la tête contre le magazine enroulé qu’il tenait à la main. Il repartit par le premier vol pour Séoul.

Cet épisode aérien resterait du registre de l’anecdote malheureuse s’il n’était pas révélateur d’un mal plus profond dont souffre la société coréenne plusieurs fois évoqué sur ce blog : l’extrême précaution, pour ne pas dire l’indulgence avec laquelle les médias coréens traitent tout sujet pouvant nuire à un Chaebol. Ce sont d’ailleurs, comme bien souvent en Corée, grâce aux médias sociaux que cette affaire a été connue du grand public, notamment par la publication des captures d’écran du compte-rendu détaillé des faits rapporté par un membre de l’équipage de ce vol sur son smartphone, très vite suivi par l’identité du passager en question. Il s’agirait d’après les informations qui circulent sur les réseaux sociaux d’un manager senior du groupe Posco.

Posco n’est peut-être pas l’un des Chaebols les plus connus hors de Corée. Il n’empêche que c’est l’un des acteurs majeurs du capitalisme coréen pour au moins trois raisons: la première, c’est qu’il est un champion mondial dans sa catégorie de sidérurgiste: 4ème producteur mondial d’acier, Posco est l’un des fleurons de l’industrie coréenne qui avait même fait brièvement parler de lui en France il y’a dix ans, lorsque feu Arcelor se défendait contre l’OPA de Mittal, et que le Coréen était évoqué comme potentiel chevalier blanc.

La deuxième raison c’est qu’en tant que producteur d’acier, Posco est le socle de nombreux secteurs à succès de l’industrie coréenne tels que l’automobile, dont la Corée est le 5ème producteur mondial devant la France, et les chantiers navals, dont la Corée est numéro un mondial. Ca n’est d’ailleurs pas anodin si Park Tae-joon, le fondateur défunt de Posco, était l’un des tout proches du dictateur Park Chung-hee, le père de la Corée moderne et de l’actuelle Présidente de la République Park Geun-hye.

Enfin la dernière raison majeure qui fait de Posco l’un des fleurons du capitalisme coréen, c’est la relative bonne image institutionnelle dont le groupe jouit auprès des Coréens, et notamment auprès des jeunes générations pourtant plus enclines à poser un regard critique  sur les omnipotents Chaebols. Posco arrive généralement en tête des classements des entreprises lorsqu’elles sont jugées en fonction de leurs performances en matière d’entreprise citoyenne ou de développement durable (un comble pour un sidérurgiste). Le groupe arrive également souvent en tête des sondages auprès des étudiants, sur l’entreprise où ils préféreraient être embauchés, devant les habituels Samsung ou SK.

C’est cette belle image qui aurait pu être égratignée lors de ce vol Séoul-Los Angeles du 15 avril dernier, s’il s’avérait que le passager en question fût effectivement un dirigeant de Posco. Bien sûr il serait injuste d’incriminer un groupe tout entier du fait du comportement condamnable de l’un de ses dirigeants, ou d’en déduire quelques enseignements sur la culture d’entreprise qui règne au sein de Posco . Il n’empêche, être cadre dirigeant d’un Chaebol en Corée, c’est être dans la position sociale du dominant par excellence : c’est avoir sous ses ordres une armée de petits ou gros bras dévoués et corvéables à merci ; c’est être choyé par les fournisseurs, sous-traitants, partenaires, et prestataires de toute nature, trop contents d’avoir un client aussi prestigieux ; c’est aussi en général être un homme âgé de la cinquantaine dans une société profondément patriarcale. C’est en somme jouir d’une position sociale telle, qu’elle pourrait procurer un sentiment d’impunité propice à se comporter n’importe comment.

Face à ces informations circulant sur Internet, le rôle de tout média d’information serait d’en vérifier l’exactitude afin de confirmer ou d’infirmer. En l’occurrence, il semblerait que le passager en question soit effectivement un dirigeant de Posco dans la mesure où des journalistes de la chaîne TV SBS ont recueilli une déclaration du groupe prenant la défense de son dirigeant, confirmant implicitement l’identité et les informations liées au passager en question.

Que la version des faits rapportés sur Internet soit exacte ou pas, il est donc confirmé qu’un cadre dirigeant de Posco est impliqué dans une affaire de trouble à bord d’un vol international ayant provoqué l’intervention du FBI. Or aucun média coréen n’a pour l’instant eu le courage de mentionner le nom de Posco, préférant parler d’un grand groupe coréen, et ainsi préserver l’image d’un des plus puissants acteurs économiques de la Corée.

Et ça marche: sur la rubrique news de Naver, le Google coréen, la requête “Posco” ne renvoie aucun résultat ayant trait à l’affaire du vol Séoul – LAX, alors que cette même requête sur les rubriques blog, ou forum de discussions de ce même Naver ne renvoie pratiquement qu’à cette affaire. Voilà pourquoi le concept de journalisme citoyen est né en Corée à la fin du siècle dernier: pour palier aux lacunes coupables d’une presse traditionnelle aux ordres de puissants annonceurs locaux.

Pour terminer sur une note plus légère: une habituée d’Air France se demande  sur Twitter si le comportement du malotru aurait été similaire à bord d’un vol de la compagnie française. Sûrement pas pense-t-elle, vu que lors de ses voyages, elle remarque de nombreux mâles coréens, la cinquantaine, complètement flétris devant les physiques imposants des hôtesses d’Air France, se contentant de manger docilement tout ce qu’on veut bien leur donner lors des repas.

 

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Etre une femme en Corée

C’est un ami Français de passage en Corée pour une conférence qui me fit la remarque en regardant les participants: “il y a moins de femmes dans l’assistance qu’en Arabie Saoudite!” Quelque peu surpris par cette réflexion, je regardai à mon tour les quelques 300 personnes réunis dans le “Grand Ball Room” de cet hotel 5 étoiles: effectivement pas une seule femme parmi les participants.

Pourquoi cette absence féminine ne m’avait-elle pas semblé flagrante? Sûrement parce que j’étais anesthésié par ces deux années passées en Corée ; aussi parce qu’en réalité, la présence féminine n’était pas nulle. Les femmes étaient même nombreuses, mais du côté des organisateurs ou de l’hotel et affectées aux tâches subalternes: hôtesses, serveuses, parfois quelques interprètes…

Finalement, cette conférence était un reflet assez fidèle de la situation de la femme en Corée: elles y sont visibles, offrant dans les rues une image épanouie, décomplexée même, si l’on se fie à la longueur des jupes qui rétrécit d’année en année et aux cigarettes fumées sans aucune gêne en public, alors que ceci aurait été impensable il y’a une quinzaine d’années. Mais lorsqu’on entre dans l’intimité des foyers et des entreprises, la réalité de la condition de la femme en Corée est plus inquiétante.

Une réalité qui rend assez pertinente la remarque de cet ami de passage: dans le dernier classement des 135 nations établi par le Word Economic Forum en fonction de l’égalité des sexes, la Corée du Sud se situe au 108ème rang, derrière les Emirats Arabes Unis. Une place de cancre malvenue pour un pays qui voue un culte immodéré aux classements en tout genre pour se féliciter des nombreux progrès accomplis en si peu de temps.

Le progrès épargne donc encore la condition de la femme dans ce pays imprégné de plus de 7 siècles d’un confucianisme qui aura été désastreux pour l’égalité des sexes. Aujourd’hui beaucoup d’hommes coréens ont encore une idée peu éloignée de la conception confucéenne traditionnelle selon laquelle si l’homme est le ciel, la femme est la terre. Pour eux, il ne fait pas de doute que la femme est l’inférieure de l’homme, son faire-valoir, dont l’existence n’a de sens que si elle est dédiée à la réussite et au bonheur de son mari et de sa progéniture. La femme coréenne doit ainsi être douce, docile, fertile, besogneuse, mais surtout pas cultivée, ni talentueuse, ni trop intelligente.

On comprend mieux pourquoi plus de la moitié des femmes coréennes en âge de travailler ne participent pas à l’activité économique du pays, et pourquoi lorsqu’elles le font, leurs salaires sont inférieurs de moitié à ceux de leurs collègues masculins à un poste équivalent. Pour la femme coréenne moderne, vouloir s’épanouir professionnellement relève du choix cornélien que me décrivait une amie occupant un poste dans le “middle management” d’un grand groupe: pour que sa carrière progresse, celle-ci doit faire preuve d’encore plus de zèle et de motivation que ses homologues masculins afin de convaincre ses patrons que sa dévotion à l’entreprise passe avant tout, et surtout avant un éventuel projet familial. Mais à trop vouloir exceller au travail, elle en vient à projeter sur ses collègues et ses patrons mâles une image de femme suspecte : trop carriériste, trop ambitieuse, trop indépendante, bref trop contraire aux valeurs confucéennes archaïques qui voudraient que la femme vertueuse ne s’épanouisse que par le succès de son mari.

Voilà pourquoi la réussite professionnelle de nombreuses femmes est au détriment de leur vie personnelle. Combien de fois ai-je entendu de la bouche de femmes ravissantes, intelligentes et à la situation professionnelle enviable: “je finirai vieille fille parce que ma réussite fait fuir les hommes!” Aujourd’hui encore, de nombreuses femmes ne conçoivent pas le travail comme un moyen d’épanouissement personnel car pour être épanouie encore faudrait-il recevoir l’assentiment de la société coréenne. Or cette société est trop patriarcale et conservatrice pour ne concevoir la place de la femme ailleurs qu’en retrait de son mari.  Les femmes coréennes travaillent donc, mais la plupart s’arrêtent au moment où elles se trouvent un mari. Pour lui faire des enfants, puis assurer la bonne marche de son foyer.

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