Grève et mouvement des indignés coréen

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Jeon Tae-il est une icône de la lutte syndicale en Corée du Sud. Né juste après l’occupation japonaise en 1948 d’une famille pauvre comme l’immense majorité de ses compatriotes à cette époque, Jeon n’eut d’autre choix que d’abandonner ses études très tôt pour rejoindre les ateliers clandestins de textile, jonchant le quartier de Dongdaemun du Séoul des années 60. Mais curieux et avide de culture, Jeon continua à lire pour s’éduquer et très vite, ne put rester indifférent au sort de ses compagnons de travail : la plupart des femmes adolescentes, voire pré-adolescentes, travaillant 15 heures par jour week-end compris dans des conditions d’insalubrité révoltantes, et gavées aux amphétamines pour certaines afin de travailler jusqu’à leurs derniers souffles avant de mourir parfois prématurément de tuberculose.

Jeon consacra toute son énergie à trouver les moyens de remédier aux conditions de travail épouvantables dont lui-même et ses collègues étaient les victimes. Il tenta de former un syndicat ; il alerta également les médias afin de sensibiliser l’opinion publique à l’exploitation de cette main d’oeuvre vulnérable, mais en vain : la bienveillance des pouvoirs publics, davantage concernés par la croissance économique à marche forcée qu’au respect du droit du travail, penchera en faveur des patrons de ces ateliers de textiles. En 1970, à 22 ans, Jeon Tae-il s’immole par le feu dans un geste ultime d’interpellation de l’opinion publique sur le sort des ouvriers sud-coréens. Il décédera quelques heures plus tard.

Si le sacrifice de Jeon n’a pas provoqué d’avancée sociale instantanée, il aura fait émerger une conscience syndicale coréenne, et de manière plus large, il aura inspiré les luttes pour le progrès social et la démocratie qui ont émaillé l’histoire contemporaine de la Corée. Parce qu’il était jeune, ouvrier et éduqué, Jeon fut un modèle pour les leaders syndicaux qui émergèrent par la suite, mais également pour les étudiants militants pour la démocratie, dont certains n’hésitèrent pas à mettre entre parenthèse, voire à abandonner complètement leurs études universitaires tant convoitées, pour trouver un emploi d’ouvrier dans les usines, éduquer leurs collègues tels Jeon en son temps, et ainsi aider à l’émergence d’un mouvement syndical structuré.

Et c’est certainement parce qu’au milieu des années 80 et à l’approche des Jeux Olympiques de Séoul, le général Chun Doo-hwan avait en face de lui un front uni de contestataires allant des ouvriers, bras armé d’un capitalisme coréen vrombissant, aux étudiants, fers de lance des mouvements démocratiques, qu’il dû céder aux aspirations populaires de libertés et de progrès social qui font qu’aujourd’hui, la Corée du Sud est l’une des rares démocraties établie d’Asie.

Etablie certes, mais l’actualité  nous rappelle à quel point les vieux réflexes peuvent avoir la peau dure et à quel point le combat entamé par Jeon n’est pas achevé. C’est en tout cas le sentiment qui doit habiter les 8 565 travailleurs de Korail, l’équivalent coréen de la SNCF, qui pour s’être mis en grève il y’a deux semaines, sont l’objet d’une procédure de licenciement.

Comme son homologue français, Korail est une entreprise publique tiraillée entre son devoir de service public et son souci de rentabilité. C’est pour répondre à ce dernier que sa direction décida de détacher l’entité qui exploitera une nouvelle ligne à grande vitesse partant d’une gare située à Suseo, au sud de Séoul, pour la confier à une société qu’elle possèdera à 41% aux côtés d’autres actionnaires, tous publics, qui détiendront les 59% restants.

Pour les représentants syndicaux, cette manœuvre constitue la première étape d’un processus visant à privatiser au moins certaines lignes ferroviaires. C’est pourquoi ils appelèrent à la grève pour tuer dans l’œuf ce projet qu’ils jugent néfaste pour les salariés autant que les passagers. Initiée depuis une semaine, l’impact de cette grève fut au début relativement limitée, mais elle affecte aujourd’hui un train à grande vitesse sur dix et un tiers du fret ferroviaire. Et elle continue de s’amplifier, avec une journée de grève organisée cette semaine par deux mille salariés du métro de Séoul, en signe de solidarité avec leurs collègues de Korail qui co-gèrent quatre de leurs lignes de métro.

Surtout, ce conflit ne risque pas de se régler par le dialogue social, vu que pour la direction de Korail, les soupçons de privatisation sont infondés. Celle-ci affirme que toute privatisation même partielle n’est à l’ordre du jour ni de son conseil d’administration, ni de l’agenda économique du gouvernement. Pour la direction de Korail, cette grève est donc purement et simplement illégale, car non fondée sur des revendications valables.

Et qui dit grève illégale, dit sanctions à l’encontre des contrevenants grévistes, ce que la direction a fait avec application : à ce jour, ce sont ainsi plus de 8 500 grévistes qui sont sous l’objet d’une procédure de licenciement. Cette décision a été annoncée par la patronne de Korail, Choi Yeon-hye lors d’une déclaration à la presse, où elle jugea utile de préciser qu’elle appliquait ces sanctions contre “ses salariés bien aimés, avec le même coeur déchiré que celui d’une mère qui doit brandir un martinet…”

Choi précisera plus tard que bien entendu, ces procédures de licenciement étaient suspensives et qu’en dehors des instigateurs de la grève, les simples grévistes pouvaient retrouver leurs postes s’ils décidaient d’arrêter la grève et de passer devant le conseil de discipline de l’entreprise qui saurait se montrer clément. Quant aux organisateurs de cette grève, la direction de Korail a déposé plainte contre 190 d’entre eux. Ces plaintes, jugées recevables par les tribunaux, permirent à la police d’effectuer une perquisition et la saisie de documents et disques durs dans les locaux du syndicat de Korail, tandis que 10 leaders syndicaux étaient l’objets de mandats d’arrêt.

Voilà donc où en est le droit de grève dans une des entreprises publiques majeures de Corée plus de 40 ans après le sacrifice de Jeon : des travailleurs infantilisés par leur patron, victimes de chantage au licenciement, et des leaders syndicaux recherchés par la police pour avoir organisé une grève jugée illégale sur des critères tout au moins flous. Et quand bien même les motifs de cette grève seraient infondés, les méthodes pour y mettre fin semblent bien loin du minimum de dialogue entre partenaires sociaux qui devrait prévaloir dans un pays reconnaissant pleinement le droit de grève.

Mais peut-être notre regard est-il biaisé par un tropisme français. Après tout, la France n’est-elle ce pas ce pays où, comme me le rappelait un ami coréen, même les footballeurs de la sélection nationale font grève en pleine coupe du monde ? La méthode de règlement de la grève par la direction de Korail est certes cynique, mais n’est-elle pas un moindre mal face aux impératifs économiques et de service aux passagers qui doivent primer? C’est en tout cas ce que semble penser l’opinion publique, dont une bonne partie reste assez indifférente au conflit social qui touche Korail et apparemment insensible au sort des grévistes, aidée en cela par la relative hostilité de la plupart des médias qui, lorsqu’ils choisissent d’en parler, penchent en général en défaveur des grévistes.

Au delà de l’opinion publique, c’est l’apparente indifférence de la jeunesse coréenne à l’actualité sociale de leur pays, qui aurait sûrement le plus déçu Jeon. Car c’est vrai que les préoccupations de nombreux étudiants sud-coréens d’aujourd’hui sont aux antipodes de celles de leurs prédécesseurs qui, jusqu’au milieu des années 90, étaient en première ligne de la lutte contre le régime autoritaire du pays, formant souvent une union sacrée avec les ouvriers dans leurs luttes pour le progrès social, et à qui la Corée démocratique d’aujourd’hui doit beaucoup.

Hasard de l’histoire: les étudiants d’aujourd’hui sont souvent les enfants de la dernière génération d’étudiants qui eurent à lutter pour la démocratie. Une génération à ce point emblématique que tout comme les Français ont leur génération 68, les Coréens ont leur génération “386”:  la génération des Coréens qui avaient la trentaine dans les années 80, nées dans les années 60, et qui ont goûté aux joies des premiers ordinateurs équipés du processeur Intel 386.

C’est cette génération qui occupe aujourd’hui la plupart des fonctions importantes de la vie politique et socio-économique du pays après lui avoir fait emprunter un tournant démocratique décisif à la fin des années 80. Et ce sont les Coréens de cette génération qui dans la vie privée, sont les parents des étudiants d’aujourd’hui, leur assurant un environnement de sécurité et d’abondance absolus et une éducation dont ils ont eux-mêmes souvent été privés.

C’est ainsi que les étudiants Coréens d’aujourd’hui sont sûrement mieux formés, plus choyés, mieux soutenus, bref mieux préparés à affronter leur avenir dans une société plus concurrentielle que celle de leurs parents mais avec des contreparties : celles de l’individualisme, d’une relative indifférence à l’actualité et au monde qui les entoure, et donc d’une apathie face aux enjeux qui autrefois, auraient mobilisé leurs parents. Car ce qui compte pour un étudiant d’aujourd’hui, c’est sa réussite personnelle matérielle et professionnelle, et celle-ci accapare toute son énergie, tout son temps, sans plus aucune disponibilité pour les causes collectives, surtout si elles peuvent nuire à son évolution personnelle.

C’est cet état d’esprit individualiste de ses camarades de classe qu’a voulu dénoncer Ju Hyun-woo, un étudiant de la Korea University. Et pour ce faire, il a décidé d’utiliser la méthode de ses illustres prédécesseurs: délaisser les réseaux sociaux prisés par les étudiants d’aujourd’hui, d’autant plus qu’ils seraient infiltrés par les services de renseignements coréens, pour coller un message sur le panneau d’affichage du campus de l’université. Celui-là même que les étudiants des années 80 utilisaient pour communiquer et se mobiliser.

안녕

Sous le titre “Est-ce que tout va bien pour vous?”, qui pourrait être interprété comme “Ca va? On ne vous dérange pas?”, Ju qui fait preuve d’un certain courage dans la mesure où ces messages virulents sont en Corée généralement émis de manière anonyme, explique dans son affiche du 10 décembre dernier, que des milliers d’employés de Korail sont sur le point d’être licenciés pour avoir simplement fait grève contre le risque de privatisation de leur entreprise. Puis dans un ton acerbe, concis et percutant, Ju enchaîne la liste des maux qui gangrènent la Corée d’aujourd’hui : malaise des campagnes, salaires de misère, disparités sociales et suicides des jeunes, etc. Et de conclure:

Ca n’est pas que nous ne sommes pas au courant des problèmes politiques et économiques, mais nous n’avons jamais été ni autorisés, encore moins incités à réfléchir par nous-mêmes ou nous exprimer sur ces sujets. Et nous nous sommes dit que nous pourrions continuer à vivre comme ça sans trop de problème.

Mais nous ne pouvons pas vivre comme ça, parce que le monde que je vous décris est celui dans lequel nous vivons. C’est pourquoi j’ai juste envie de vous demander: est-ce que tout va bien pour vous? Pas de problème particulier dans vos vies? Ca ne vous dérange pas trop d’être indifférents à ces problèmes sous prétexte qu’ils ne vous concernent pas ? Je veux juste vous demander si vous n’êtes pas en train de vous cacher derrière le prétexte : “la politique ça ne m’intéresse pas” Si jamais tout ne va pas si bien que ça, vous ne pourrez pas ne pas le crier, quel qu’en soit la raison. C’est pourquoi je demande une dernière fois: Est-ce que tout va bien pour vous? 

Il semblerait qu’en un message, Ju ait réussi à faire sortir de leurs léthargies ses amis étudiants: en quelques jours ce message, pris de nombreuses fois en photo, fit le tour des réseaux sociaux, puis déclencha une série de réponses par affiches interposées qui apparurent ça et là dans de nombreux campus des universités de Corée, dans la rue sur des pancartes tenues par leurs auteurs, dans quelques lycées même, et publiés pour la plupart sur une page Facebook créée pour l’occasion qui compte plus de 263 000 fans à ce jour.

Souvent intitulés “Non ça ne va pas” et partageant le constat de Ju, exprimant parfois un désaccord, ces messages sont rafraichissants parce qu’ils sont un dialogue grandeur nature et public sur ce que pense la jeune génération coréenne. Pour une fois, celle-ci prend la parole pour s’exprimer. La grève de Korail en a été le déclencheur, mais très vite le mouvement des affiches évoque des thèmes plus larges préoccupant les étudiants : leurs inquiétudes sur un avenir incertain dans une société de plus en plus compétitive et précaire, leurs frustrations face aux scandales politiques nombreux en Corée, et à l’incapacité des hommes politiques à répondre à leurs attentes, leur colère face aux suicides des jeunes, symptôme d’une génération surdiplômée mais malheureuse.

Les messages sont teintés de lucidité également, et leurs auteurs précisent bien qu’une affiche ne peut pas changer le monde. Certes, mais ces milliers de messages marquant l’émergence d’une conscience citoyenne d’une jeunesse jusque là silencieusement cloîtrée dans les salles d’étude, auront sûrement l’oreille attentive des dirigeants politiques.

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Twittergate coréen

“Moon Jae-in s’interroge sur la contribution de Park Geun-hye à la démocratie en Corée du Sud, mais qu’est-ce qu’il a fait pour la démocratie lui ? A part nommer ses gauchistes d’amis lorsqu’il était à la Maison Bleue (ndlr: Palais Présidentiel), et affirmer que le sympathisant de la Corée du Nord Lee Suk-ki était un militant pour la démocratie?”

Voici un exemple parmi d’autres, de tweet publié à quelques semaines de l’élection présidentielle par les supporters de Park Geun-hye, contre son principal adversaire Moon Jae-in. Rien d’étonnant qu’à l’approche de cette échéance cruciale, les militants forcent le trait et l’agressivité, surtout sur Twitter, où il s’agit de rester concis et percutant. Et qui sait? L’auteur de ce tweet se dit peut-être que son activisme sur les réseaux sociaux a modestement contribué à la victoire de son camp conservateur, vu que Park Geun-hye est aujourd’hui Présidente, après une victoire d’un million de voies d’écart environ contre Moon Jae-in, le candidat de centre-gauche.

Nous serions donc tentés de tirer un coup de chapeau au zèle de notre militant, et nous lui présentons toutes nos excuses par avance s’il s’avère qu’il l’est effectivement, mais aujourd’hui, rien ne permet de l’assurer. Parce qu’en fait de militant, il pourrait s’agir d’un agent, voire d’un logiciel de la NIS, c’est à dire des services secrets sud-coréens, agissant sous les ordres de sa hiérarchie dans le cadre d’une opération visant à déstabiliser l’opposition de centre-gauche.

 

Des millions de tweets orchestrés par les services secrets ?

Tout débute il y’a un an, lorsqu’à l’approche de l’élection présidentielle et alors que la campagne bat son plein, des membres de l’opposition ainsi que des représentants de la Commission chargée de superviser le bon déroulement des élections, se rendent au bureau d’une agente de la NIS pour l’interroger sur des soupçons de manoeuvres électorales frauduleuses. En vain, car la fonctionnaire se calfeutrera durant 43 heures dans son bureau, refusant de recevoir la délégation et répondre à leurs questions. Attitude quelque peu suspecte, mais à trois jours des élections, l’enquête de police conclura à l’absence d’éléments probants pouvant établir une quelconque interférence de la NIS dans le bon déroulement des élections, ce qui permettra au camp de Park de dénoncer le harcèlement par l’opposition d’une honnête fonctionnaire au service de la sécurité nationale.

L’affaire rebondit après les élections, lorsqu’un fonctionnaire de police révèle que sa hiérarchie lui aurait demandé de retenir certains éléments d’enquête afin de couvrir la NIS. L’enquête est alors réouverte et les premières conclusions en juin dernier révèlent que plus d’un millier de tweets auraient bien été envoyés par la NIS dans le cadre d’une campagne de dénigrement des candidats de l’opposition. Le chef de la NIS durant les faits Won Sei-hoon, ainsi que le chef de la Police de Séoul soupçonné d’avoir fait entrave à la première enquête, sont alors mis en examen.

Won nie les faits et soutient que les publications de la NIS dans les réseaux sociaux font partie des opérations normales de cyberguerre contre la Corée du Nord. Le parti au pouvoir tente également de minimiser les faits, leur impact sur l’issue des élections et surtout de faire valoir que si elle était avérée, cette opération serait circonscrite à la NIS seule, avec éventuellement quelques liens indirects au sein de l’administration précédente, mais sans rapport aucun avec le pouvoir actuel. Bien entendu, les opposants à Park n’y croient pas un seul instant et se mobilisent sur les réseaux sociaux et dans la rue par des rassemblements organisés tous les weekends, notamment sur la place de la mairie de Séoul, tandis que la quasi-totalité des médias, dont l’allégeance au camp conservateur est un secret de polichinelle, préfère se désintéresser de cette affaire.

Le problème, c’est que cette affaire continue à prendre de l’ampleur : en octobre dernier, l’enquête révèle qu’en réalité, il ne s’agissait pas d’un millier mais de plus de 55 000 tweets provenant de la NIS et visant à décrédibiliser les candidats de l’opposition, principalement Moon Jae-in et le centriste indépendant Ahn Cheol-su. A peine l’opinion publique avait-elle le temps de digérer l’inflation qu’elle apprenait la semaine dernière, qu’il s’agissait en réalité de plus de 1,2 millions de tweets reprenant quelques 20 000 messages distincts tournant en général autour du thème de la faiblesse, voire de la sympathie des candidats de l’opposition vis-à-vis de la Corée du Nord.

Et il semble peu probable que le compteur s’arrête là vu qu’une enquête parallèle est menée au sein d’un service distinct de la NIS, rattaché au ministère de la défense: la Cyberwarfare Command, unité créée en réponse aux attaques informatiques avérées de la Corée du Nord contre son frère ennemi. D’après un procès verbal d’un responsable de ce service obtenu par un député du parti de l’opposition et révélé lors d’une conférence de presse le 22 novembre dernier, on apprend que l’objectif assigné aux équipes de cet agent à partir de 2010, aurait été la publication en ligne de 20 millions de messages soutenant la politique étrangère du gouvernement sur des sujets nord-coréens tels que les attaques de l’île de Yeonpyong-do et du navire Cheonan ou encore le sommet du G20 tenu à Séoul en 2010. Entre défendre les positions du gouvernement sur ces sujets et critiquer l’opposition qui ne partage pas toujours ces mêmes positions, la frontière semble floue, et l’on se doute que parmi les 23 millions de messages qu’auront publiés les équipes de ce responsable de la Cyberwarfare Command, certains auront enfreint la règle d’impartialité à laquelle un organe d’Etat devrait être tenu.

 

La Corée une nouvelle fois pionnière des usages numériques

Si partout ailleurs il a fallu la campagne d’Obama en 2008 pour réaliser l’importance des médias sociaux sur la politique, la Corée du Sud en est bien consciente depuis la fin du siècle dernier. D’abord parce qu’elle a été pionnière dans le développement et l’usage des technologies numériques : dès 1999, alors que le terme web2.0 n’était pas encore inventé, la Corée avait déjà Cyworld, un réseau social en ligne qui en 2004, au moment où Facebook se lançait à peine, comptait 7 millions de membres en Corée. Aussi parce que dans un contexte où le pluralisme de la presse est quasi-inexistant avec les principaux médias tous pieds et poings liés aux Chaebols et au camp conservateur, la toile a très vite été perçue comme un eldorado pour médias et militants progressistes. En 2002, la victoire aux élections présidentielles de leur candidat Roh Moo-hyun face à celui de l’establishment et du big business est grandement due à la mobilisation des électeurs autour de médias tels que Ohmynews, premier site au monde de journalisme participatif, et à une campagne SMS auprès des jeunes le jour de l’élection, pour qu’ils aillent voter.

Avec l’enquête judiciaire en cours, la Corée défriche une nouvelle fois les problématiques nouvelles que pose le développement des technologies et usages numériques sur l’exercice de la démocratie. Car c’est sûrement la première fois que la justice d’un pays doit se pencher aussi sérieusement, à la demande des élus et sous le regard d’une opinion publique dont une partie croissante se demande si l’expression de la volonté populaire n’a pas été déformée, sur l’impact réel que peuvent avoir les médias sociaux sur le rendez-vous le plus important de la vie démocratique d’un pays : comment un gros millions au moins de messages publiés sur les réseaux sociaux peuvent-ils avoir influé sur une élection nationale d’un pays comptant 40 millions d’électeurs et qui s’est jouée à un million de voies d’écart ? Quel sera le degré de coopération d’une entreprise privée telle que Twitter, agissant en dehors de la compétence territoriale d’une justice coréenne qui doit obtenir l’identité de millions de ses comptes utilisateurs ? Comment évaluer le préjudice que les candidats ciblés par la NIS ont subi lors des élections présidentielles mais qu’ils subiront par la suite également, vu que ces messages défavorables restent accessibles en ligne, sans qu’il soit possible de tous les supprimer ?

 

L’indépendance de la justice en question

Encore faudrait-il, pour que toutes ces questions soient éclaircies par la justice, que celle-ci puisse exercer librement. Or il est permis d’en douter, tant l’Histoire de la Corée du Sud a montré que s’il est une corporation au moins aussi corrompue que sa classe politique, c’est sa magistrature.

Les procureurs jouissent en Corée d’un pouvoir nettement supérieur à celui de leurs homologues français. Sûrement parce que ceux-ci sont pour la plupart passés par la “law school” de l’université nationale de Séoul, qui se trouve également être l’antichambre des futurs dirigeants politiques sud-coréens : un peu comme si en France, l’ENA et l’Ecole Nationale de la magistrature ne faisaient qu’un. Et comme cette law school, avec la business school voisine de cette même université de Séoul, sont également l’une des voies royales vers les postes de direction des Chaebols coréens, les liens d’amitiés entre futurs hommes de loi, hommes de pouvoir, et hommes d’argent, se nouent dans les amphis ou lors des pots qui les suivent, pour se transformer en liens de connivence quelques années plus tard dans l’exercice des fonctions respectives à chacun.

Ajoutez à cela le fait qu’en Corée c’est le procureur qui assume le rôle du juge d’instruction français, menant directement les enquêtes, assisté de policiers qui agissent sous son autorité directe, et vous mesurerez mieux l’étendu du pouvoir dont il dispose, d’autant qu’au regard du niveau de corruption dans la vie politique et économique coréenne, les affaires à traiter ne manquent pas.

D’où un certain sentiment de toute puissance qui par exemple, a poussé il y’a un an un procureur à abuser sexuellement d’une femme soupçonnée de vol dans son bureau. Ou cet autre procureur à accepter vers la même période quelques 600 000 EUR de pot-de-vin, suite à quoi l’un de ses confrères publia un appel à une réforme complète de la magistrature, qu’il s’empressa de compléter par un SMS à l’un de ses amis lui assurant que tout cela n’était que du pipeau destiné à apaiser un peu l’opinion publique… sauf qu’il envoya le SMS en question par mégarde à un journaliste.

Bref, la justice sera-t-elle à la hauteur des enjeux que pose ce “Twitter-gate”? La majorité fait valoir que l’évolution des événements est la preuve-même que l’enquête judiciaire suit son cours de manière indépendante et sereine. Park Geun-hye elle-même semble vouloir adopter une attitude conciliante et lors de son premier discours devant l’Assemblée Nationale le 18 novembre dernier, elle s’engage à prendre toutes les mesures punitives adéquates une fois les décisions de justice connues et demande aux parlementaires de se concentrer sur les projets de loi concernant les enjeux économiques et sociaux auxquels les Coréens sont confrontés le temps que la Justice fasse son travail. Mais l’opposition ne lâche pas prise. Elle ne croit pas à l’indépendances des hommes en charge de l’enquête et demande la nomination d’un procureur spécial en charge de l’intégralité de cette affaire.

C’est vrai qu’il y’a matière à douter : fin octobre, Yun Seok-yeol, le procureur en charge de l’enquête sur la NIS est démis de ses fonctions au motif qu’il n’aurait pas notifié à sa hiérarchie  la perquisition du domicile de quatre agents de la NIS, puis de l’arrestation de trois d’entre-eux. Or cette procédure serait obligatoire dans le cadre de l’arrestation d’agents de la NIS. Lors d’une commission parlementaire, Yun affirme pourtant qu’il aurait informé son supérieur, le procureur en chef de Séoul Cho, de son intention de procéder à ces perquisitions, mais que ce dernier, confronté aux pressions du ministère de la Justice aurait tenté de l’en dissuader. Cho dément bien entendu, affirmant que Yun aurait fait preuve d’insubordination se traduisant par un vice de procédure.

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Tout ceci se déroule alors qu’un nouveau procureur général vient d’être nommé par Park Geun-hye, alors que ce poste était resté vacant depuis le 30 septembre, suite à la démission du prédécesseur Chae Dong-wook. Ce dernier avait été l’objet d’une rumeur révélée au grand public par le quotidien conservateur Chosun, selon laquelle il serait le père d’un fils issu d’une relation extra-conjugale. La rumeur reste à confirmer mais le sujet est suffisamment grave dans le contexte très puritain imposé par le confucianisme coréen pour qu’il accule Chae à la démission. Bien sûr certaines mauvaises langues interprètent ce scoop du Chosun comme l’orchestration de quelques représailles politiques ou règlements de compte suite au zèle qu’aurait manifesté Chae dans le cadre de l’enquête sur la NIS.

Son remplaçant Kim Jin-tae n’est pas un incompétent, loin de là : il est connu pour avoir mené à bien des enquêtes judiciaires difficiles et fortement médiatisées, portant notamment sur des hommes politiques de haut rang et de tous bords. Mais pour l’opposition, les liens de Kim Jin-tae avec le directeur de cabinet de la Présidente nuisent à la garantie de son indépendance. Les deux hommes s’étaient en effet connu au début des années 90, lorsque Kim était jeune procureur travaillant sous l’autorité de l’actuel directeur de cabinet qui était à l’époque Ministre de la Justice. Epoque où la Corée du Sud était dirigée par Roh Tae-woo, ancien militaire fraîchement converti aux vertus de la démocratie et qui quelques années auparavant, prenait allègrement part aux répressions des militants pour la démocratie, sous prétexte qu’ils étaient des sympathisants de la Corée du Nord. Comme quoi, si les technologies progressent, les vieilles rhétoriques ont la dent dure.

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