Twittergate coréen

“Moon Jae-in s’interroge sur la contribution de Park Geun-hye à la démocratie en Corée du Sud, mais qu’est-ce qu’il a fait pour la démocratie lui ? A part nommer ses gauchistes d’amis lorsqu’il était à la Maison Bleue (ndlr: Palais Présidentiel), et affirmer que le sympathisant de la Corée du Nord Lee Suk-ki était un militant pour la démocratie?”

Voici un exemple parmi d’autres, de tweet publié à quelques semaines de l’élection présidentielle par les supporters de Park Geun-hye, contre son principal adversaire Moon Jae-in. Rien d’étonnant qu’à l’approche de cette échéance cruciale, les militants forcent le trait et l’agressivité, surtout sur Twitter, où il s’agit de rester concis et percutant. Et qui sait? L’auteur de ce tweet se dit peut-être que son activisme sur les réseaux sociaux a modestement contribué à la victoire de son camp conservateur, vu que Park Geun-hye est aujourd’hui Présidente, après une victoire d’un million de voies d’écart environ contre Moon Jae-in, le candidat de centre-gauche.

Nous serions donc tentés de tirer un coup de chapeau au zèle de notre militant, et nous lui présentons toutes nos excuses par avance s’il s’avère qu’il l’est effectivement, mais aujourd’hui, rien ne permet de l’assurer. Parce qu’en fait de militant, il pourrait s’agir d’un agent, voire d’un logiciel de la NIS, c’est à dire des services secrets sud-coréens, agissant sous les ordres de sa hiérarchie dans le cadre d’une opération visant à déstabiliser l’opposition de centre-gauche.

 

Des millions de tweets orchestrés par les services secrets ?

Tout débute il y’a un an, lorsqu’à l’approche de l’élection présidentielle et alors que la campagne bat son plein, des membres de l’opposition ainsi que des représentants de la Commission chargée de superviser le bon déroulement des élections, se rendent au bureau d’une agente de la NIS pour l’interroger sur des soupçons de manoeuvres électorales frauduleuses. En vain, car la fonctionnaire se calfeutrera durant 43 heures dans son bureau, refusant de recevoir la délégation et répondre à leurs questions. Attitude quelque peu suspecte, mais à trois jours des élections, l’enquête de police conclura à l’absence d’éléments probants pouvant établir une quelconque interférence de la NIS dans le bon déroulement des élections, ce qui permettra au camp de Park de dénoncer le harcèlement par l’opposition d’une honnête fonctionnaire au service de la sécurité nationale.

L’affaire rebondit après les élections, lorsqu’un fonctionnaire de police révèle que sa hiérarchie lui aurait demandé de retenir certains éléments d’enquête afin de couvrir la NIS. L’enquête est alors réouverte et les premières conclusions en juin dernier révèlent que plus d’un millier de tweets auraient bien été envoyés par la NIS dans le cadre d’une campagne de dénigrement des candidats de l’opposition. Le chef de la NIS durant les faits Won Sei-hoon, ainsi que le chef de la Police de Séoul soupçonné d’avoir fait entrave à la première enquête, sont alors mis en examen.

Won nie les faits et soutient que les publications de la NIS dans les réseaux sociaux font partie des opérations normales de cyberguerre contre la Corée du Nord. Le parti au pouvoir tente également de minimiser les faits, leur impact sur l’issue des élections et surtout de faire valoir que si elle était avérée, cette opération serait circonscrite à la NIS seule, avec éventuellement quelques liens indirects au sein de l’administration précédente, mais sans rapport aucun avec le pouvoir actuel. Bien entendu, les opposants à Park n’y croient pas un seul instant et se mobilisent sur les réseaux sociaux et dans la rue par des rassemblements organisés tous les weekends, notamment sur la place de la mairie de Séoul, tandis que la quasi-totalité des médias, dont l’allégeance au camp conservateur est un secret de polichinelle, préfère se désintéresser de cette affaire.

Le problème, c’est que cette affaire continue à prendre de l’ampleur : en octobre dernier, l’enquête révèle qu’en réalité, il ne s’agissait pas d’un millier mais de plus de 55 000 tweets provenant de la NIS et visant à décrédibiliser les candidats de l’opposition, principalement Moon Jae-in et le centriste indépendant Ahn Cheol-su. A peine l’opinion publique avait-elle le temps de digérer l’inflation qu’elle apprenait la semaine dernière, qu’il s’agissait en réalité de plus de 1,2 millions de tweets reprenant quelques 20 000 messages distincts tournant en général autour du thème de la faiblesse, voire de la sympathie des candidats de l’opposition vis-à-vis de la Corée du Nord.

Et il semble peu probable que le compteur s’arrête là vu qu’une enquête parallèle est menée au sein d’un service distinct de la NIS, rattaché au ministère de la défense: la Cyberwarfare Command, unité créée en réponse aux attaques informatiques avérées de la Corée du Nord contre son frère ennemi. D’après un procès verbal d’un responsable de ce service obtenu par un député du parti de l’opposition et révélé lors d’une conférence de presse le 22 novembre dernier, on apprend que l’objectif assigné aux équipes de cet agent à partir de 2010, aurait été la publication en ligne de 20 millions de messages soutenant la politique étrangère du gouvernement sur des sujets nord-coréens tels que les attaques de l’île de Yeonpyong-do et du navire Cheonan ou encore le sommet du G20 tenu à Séoul en 2010. Entre défendre les positions du gouvernement sur ces sujets et critiquer l’opposition qui ne partage pas toujours ces mêmes positions, la frontière semble floue, et l’on se doute que parmi les 23 millions de messages qu’auront publiés les équipes de ce responsable de la Cyberwarfare Command, certains auront enfreint la règle d’impartialité à laquelle un organe d’Etat devrait être tenu.

 

La Corée une nouvelle fois pionnière des usages numériques

Si partout ailleurs il a fallu la campagne d’Obama en 2008 pour réaliser l’importance des médias sociaux sur la politique, la Corée du Sud en est bien consciente depuis la fin du siècle dernier. D’abord parce qu’elle a été pionnière dans le développement et l’usage des technologies numériques : dès 1999, alors que le terme web2.0 n’était pas encore inventé, la Corée avait déjà Cyworld, un réseau social en ligne qui en 2004, au moment où Facebook se lançait à peine, comptait 7 millions de membres en Corée. Aussi parce que dans un contexte où le pluralisme de la presse est quasi-inexistant avec les principaux médias tous pieds et poings liés aux Chaebols et au camp conservateur, la toile a très vite été perçue comme un eldorado pour médias et militants progressistes. En 2002, la victoire aux élections présidentielles de leur candidat Roh Moo-hyun face à celui de l’establishment et du big business est grandement due à la mobilisation des électeurs autour de médias tels que Ohmynews, premier site au monde de journalisme participatif, et à une campagne SMS auprès des jeunes le jour de l’élection, pour qu’ils aillent voter.

Avec l’enquête judiciaire en cours, la Corée défriche une nouvelle fois les problématiques nouvelles que pose le développement des technologies et usages numériques sur l’exercice de la démocratie. Car c’est sûrement la première fois que la justice d’un pays doit se pencher aussi sérieusement, à la demande des élus et sous le regard d’une opinion publique dont une partie croissante se demande si l’expression de la volonté populaire n’a pas été déformée, sur l’impact réel que peuvent avoir les médias sociaux sur le rendez-vous le plus important de la vie démocratique d’un pays : comment un gros millions au moins de messages publiés sur les réseaux sociaux peuvent-ils avoir influé sur une élection nationale d’un pays comptant 40 millions d’électeurs et qui s’est jouée à un million de voies d’écart ? Quel sera le degré de coopération d’une entreprise privée telle que Twitter, agissant en dehors de la compétence territoriale d’une justice coréenne qui doit obtenir l’identité de millions de ses comptes utilisateurs ? Comment évaluer le préjudice que les candidats ciblés par la NIS ont subi lors des élections présidentielles mais qu’ils subiront par la suite également, vu que ces messages défavorables restent accessibles en ligne, sans qu’il soit possible de tous les supprimer ?

 

L’indépendance de la justice en question

Encore faudrait-il, pour que toutes ces questions soient éclaircies par la justice, que celle-ci puisse exercer librement. Or il est permis d’en douter, tant l’Histoire de la Corée du Sud a montré que s’il est une corporation au moins aussi corrompue que sa classe politique, c’est sa magistrature.

Les procureurs jouissent en Corée d’un pouvoir nettement supérieur à celui de leurs homologues français. Sûrement parce que ceux-ci sont pour la plupart passés par la “law school” de l’université nationale de Séoul, qui se trouve également être l’antichambre des futurs dirigeants politiques sud-coréens : un peu comme si en France, l’ENA et l’Ecole Nationale de la magistrature ne faisaient qu’un. Et comme cette law school, avec la business school voisine de cette même université de Séoul, sont également l’une des voies royales vers les postes de direction des Chaebols coréens, les liens d’amitiés entre futurs hommes de loi, hommes de pouvoir, et hommes d’argent, se nouent dans les amphis ou lors des pots qui les suivent, pour se transformer en liens de connivence quelques années plus tard dans l’exercice des fonctions respectives à chacun.

Ajoutez à cela le fait qu’en Corée c’est le procureur qui assume le rôle du juge d’instruction français, menant directement les enquêtes, assisté de policiers qui agissent sous son autorité directe, et vous mesurerez mieux l’étendu du pouvoir dont il dispose, d’autant qu’au regard du niveau de corruption dans la vie politique et économique coréenne, les affaires à traiter ne manquent pas.

D’où un certain sentiment de toute puissance qui par exemple, a poussé il y’a un an un procureur à abuser sexuellement d’une femme soupçonnée de vol dans son bureau. Ou cet autre procureur à accepter vers la même période quelques 600 000 EUR de pot-de-vin, suite à quoi l’un de ses confrères publia un appel à une réforme complète de la magistrature, qu’il s’empressa de compléter par un SMS à l’un de ses amis lui assurant que tout cela n’était que du pipeau destiné à apaiser un peu l’opinion publique… sauf qu’il envoya le SMS en question par mégarde à un journaliste.

Bref, la justice sera-t-elle à la hauteur des enjeux que pose ce “Twitter-gate”? La majorité fait valoir que l’évolution des événements est la preuve-même que l’enquête judiciaire suit son cours de manière indépendante et sereine. Park Geun-hye elle-même semble vouloir adopter une attitude conciliante et lors de son premier discours devant l’Assemblée Nationale le 18 novembre dernier, elle s’engage à prendre toutes les mesures punitives adéquates une fois les décisions de justice connues et demande aux parlementaires de se concentrer sur les projets de loi concernant les enjeux économiques et sociaux auxquels les Coréens sont confrontés le temps que la Justice fasse son travail. Mais l’opposition ne lâche pas prise. Elle ne croit pas à l’indépendances des hommes en charge de l’enquête et demande la nomination d’un procureur spécial en charge de l’intégralité de cette affaire.

C’est vrai qu’il y’a matière à douter : fin octobre, Yun Seok-yeol, le procureur en charge de l’enquête sur la NIS est démis de ses fonctions au motif qu’il n’aurait pas notifié à sa hiérarchie  la perquisition du domicile de quatre agents de la NIS, puis de l’arrestation de trois d’entre-eux. Or cette procédure serait obligatoire dans le cadre de l’arrestation d’agents de la NIS. Lors d’une commission parlementaire, Yun affirme pourtant qu’il aurait informé son supérieur, le procureur en chef de Séoul Cho, de son intention de procéder à ces perquisitions, mais que ce dernier, confronté aux pressions du ministère de la Justice aurait tenté de l’en dissuader. Cho dément bien entendu, affirmant que Yun aurait fait preuve d’insubordination se traduisant par un vice de procédure.

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Tout ceci se déroule alors qu’un nouveau procureur général vient d’être nommé par Park Geun-hye, alors que ce poste était resté vacant depuis le 30 septembre, suite à la démission du prédécesseur Chae Dong-wook. Ce dernier avait été l’objet d’une rumeur révélée au grand public par le quotidien conservateur Chosun, selon laquelle il serait le père d’un fils issu d’une relation extra-conjugale. La rumeur reste à confirmer mais le sujet est suffisamment grave dans le contexte très puritain imposé par le confucianisme coréen pour qu’il accule Chae à la démission. Bien sûr certaines mauvaises langues interprètent ce scoop du Chosun comme l’orchestration de quelques représailles politiques ou règlements de compte suite au zèle qu’aurait manifesté Chae dans le cadre de l’enquête sur la NIS.

Son remplaçant Kim Jin-tae n’est pas un incompétent, loin de là : il est connu pour avoir mené à bien des enquêtes judiciaires difficiles et fortement médiatisées, portant notamment sur des hommes politiques de haut rang et de tous bords. Mais pour l’opposition, les liens de Kim Jin-tae avec le directeur de cabinet de la Présidente nuisent à la garantie de son indépendance. Les deux hommes s’étaient en effet connu au début des années 90, lorsque Kim était jeune procureur travaillant sous l’autorité de l’actuel directeur de cabinet qui était à l’époque Ministre de la Justice. Epoque où la Corée du Sud était dirigée par Roh Tae-woo, ancien militaire fraîchement converti aux vertus de la démocratie et qui quelques années auparavant, prenait allègrement part aux répressions des militants pour la démocratie, sous prétexte qu’ils étaient des sympathisants de la Corée du Nord. Comme quoi, si les technologies progressent, les vieilles rhétoriques ont la dent dure.

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Economie créative

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Pour comprendre l’ampleur du défi économique qui guète les dirigeants sud-coréens, il suffit de se pencher sur l’évolution du taux de croissance du pays au cours des trente dernières années : de 1983 à 1992 l’économie sud-coréenne a connu en moyenne une croissance annuelle digne des performances chinoises actuelles de 9,3% (source Banque Mondiale). Cette moyenne est tombée à 5,6% de 1993 à 2002, pour finir à 3,8% entre 2003 et 2012, année où la croissance n’aura “plafonné” qu’à 2%.

Bien sûr, il faut mettre en perspective cette évolution et rappeler que la Corée était en 1983, une économie émergente avec à ce titre, des taux de croissance reflétant un développement économique fulgurant qui lui aura permis d’entrer dans le club selectif des pays industrialisés en un temps record. Ceux qui aujourd’hui encore, parlent de la Corée comme d’un pays émergent, le font par habitude plus que par souci de coller à la réalité d’un pays où le PNB par habitant avoisine les 30 000 dollars (à parité de pouvoir d’achat) et où la taille de l’économie dépasse les mille milliards de dollars comme 14 autres pays seulement au monde. A l’échelle de l’Union Européenne, la Corée du Sud serait d’un poids et d’un niveau de vie équivalents à ceux de l’Espagne, soit la 6ème économie de l’Union.

Pour le pays industrialisé qu’elle est devenue, la Corée n’a donc pas à rougir de ses 2% de croissance, et encore moins devant nous autres modestes ressortissants d’un pays, qui sommes priés de nous réjouir d’une prévision de croissance de 0,2% pour cette année. Mais pour les dirigeants sud-coréens ayant à faire à des électeurs pour qui toute croissance annuelle inférieure à 3% est considérée comme une situation de morosité économique, le problème n’est pas si simple.

Lee Myung-bak, le prédécesseur de l’actuelle Présidente Park Geun-hye, s’y était déjà cassé les dents. Celui-ci arriva au pouvoir en 2007 avec la promesse d’une croissance annuelle de 7%, que n’importe quel économiste aurait jugé totalement ubuesque, même en période électorale, mais qu’il choisit néanmoins de proclamer, car il fallait bien faire rêver un électorat encore bercé de taux de croissance “à la chinoise” des décennies passées. Sa stratégie pour tenter d’y parvenir se porta principalement sur les technologies vertes : la “Green Energy Initiative” prévoyait un plan d’investissement massif de 86 milliards de dollars sur 20 ans, dont 11 milliards de dollars de deniers publics pour la R&D dans les secteurs concernés. Une crise financière mondiale et quelques projets controversés tel le “Four Major Rivers Project” plus tard, la messe était dite : Lee finissait son mandat avec un taux de popularité inférieur à 30% largement dû aux frustrations économiques et sociales des électeurs.

C’est en partie la nostalgie des années de croissance folle et de plein emploi initiées par le général Park Chung-hee, qui porta sa fille au pouvoir en 2012. Mais pour Park Geun-hye le défi reste de taille :  réformer un modèle économique coréen qui a réussi mieux que tout autre à sortir la Corée de la pauvreté, mais qui semble de moins en moins adapté aux enjeux du moment, aux aspirations d’une génération à une amélioration qualitative de leurs conditions de vie, et encore moins aux forces et faiblesses d’une économie sud-coréenne qui n’a plus rien à voir avec celle de l’époque de Park père.

Afin d’assurer à la Corée une trajectoire aussi ascendante que celle des décennies précédentes, Park Geun-hye propose d’ouvrir l’ère du “Changjo Gyeongjae” (창조경제), ou économie créative, comme le montre la teneur de son discours lors de sa visite officielle en Europe de cette semaine.

Pourtant, la Corée ne semble pas manquer de créativité au premier regard: après Israël et la Finlande, elle est le pays de l’OCDE à faire le plus d’efforts financiers en recherche et développement (source OCDE), tandis qu’en matière de dépôt de brevets, elle se classe au 5ème rang mondial, devant la France et la Grande Bretagne (source OMPI). Mais il suffit de se pencher sur la liste des déposants pour se rendre compte du problème : les performances coréennes sont essentiellement dues à quelques acteurs, Samsung et LG principalement, sans qui le pays rejoindrait l’anonymat des fonds de classement.

La Corée est à la pointe des efforts en matière de recherche et développement certes, mais il s’agit trop souvent de recherche appliquée, servant les intérêts de quelques puissants Chaebols, dictée par quelques-uns de leurs “Seniors VP” à une armée d’ingénieurs collaborateurs se concentrant sur quelques domaines stratégiques pour l’avenir de leurs entreprises. La créativité à laquelle fait référence Park Geun-hye n’exclut pas ce type d’effort, mais aspire à plus : une créativité non nécessairement technique ou industrielle, mais également culturelle. Celle-ci ne se limiterait pas à quelques filiales de conglomérats mais irriguerait l’ensemble du tissu économique et social coréen afin de dynamiser les PME et favoriser l’entrepreneuriat. Bref, Park Geun-hye aspire à une créativité que Jean Pierre Raffarin aurait pu qualifier d’en bas et que les anglo-saxons qualifieraient certainement de “bottom-up”.

Le problème, c’est que les Coréens ne sont pas encore très doués pour ce qui est de la créativité. Longtemps, celle-ci était d’ailleurs plutôt mal perçue, car sans même aller chercher l’argument du confucianisme prônant le respect de l’autorité, le pays doit jusqu’à présent sa réussite grâce à la discipline, au dirigisme, au labeur intensif, au collectivisme, ou encore au conformisme – suivisme : autant de valeurs en contradiction avec l’originalité, l’excentricité, l’individualisme, voire l’oisiveté qui sont les conditions favorables à la créativité.

Voilà pourquoi le défi auquel s’attaque Park Geun-hye est de taille : parce qu’en prônant une économie créative, elle demande aux Coréens non pas de devenir numéro un dans tel classement, ce à quoi les Coréens excellent, ni de rattraper puis de dépasser tel concurrent, exercice dont les Coréens se délectent, ni même de déplacer des montagnes, ce que les Coréens sauraient d’ailleurs très bien faire, mais de changer leur manière d’aborder les problèmes, d’abandonner les recettes et méthodes qui ont bâti leurs succès passés pour en adopter d’autres, totalement étrangères, voire suspectes. Ce que Park demande au Coréens finalement, c’est de changer leurs habitudes, leur mentalité.

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Et ceux-ci ont la dent dur, surtout chez les Chaebols qui n’ont aucune raison de sortir du confort d’un environnement économique et social dont ils sont les maîtres absolus. Pour s’en rendre compte, il suffit d’étudier la photo ci-dessus, où figurent côte à côte deux eaux pétillantes de marques différentes. L’une bien connue est l’un des leaders des eaux gazeuses que son voisin tente manifestement de singer: bouteille de taille, forme et couleur similaires, même variante arôme de citron et citron vert, même goût et sensations en bouche pour l’amateur d’eau pétillante que je suis… Seule la marque change : Trevi, pour donner une même sonorité européenne au produit, aux différences près que l’un sonne français et l’autre italien – ce qui pour un Coréen ne fait aucune différence – et que l’un, Trevi, est plus facile à prononcer pour un Coréen – ce qui fait par contre une légère différence. L’autre différence évidente, c’est le prix, Trevi étant sensiblement moins cher que son concurrent et qu’en plus, il fait l’objet d’une promotion “une bouteille offerte pour une achetée”.

Un coup d’œil à la contre étiquette d’une bouteille de Trevi montre que le producteur de ce ersatz de Perrier est Lotte Chilsung, filiale du groupe Lotte, 6ème conglomérat coréen avec un chiffre d’affaires annuel frôlant les 30 milliards d’euros. Si Lotte s’est senti la force de défier Perrier qui appartient quand même au groupe Nestlé, c’est parce qu’en Corée Lotte dispose d’un avantage de taille, même face à ce géant mondial de l’agroalimentaire : celui d’être présent et craint dans de nombreux secteurs d’activité au travers de filiales sœurs.

C’est ainsi que Trevi peut être mis en vente dans des conditions avantageuses dans le réseau de convenience stores 7-Eleven opéré par Lotte, ou dans les chaînes d’hypermarché Lotte Mart, ou encore dans tous les stands de boisson des Lotte Cinéma, sans oublier la chaîne de restaurants TGI Friday opérée par également par Lotte, ou les coffee shops Krispy Kreme, tous les restaurants et bars des Lotte hotels…

Imaginez ce qu’un Lotte, qui ose s’opposer à un géant comme Nestlé par des pratiques concurrentielles à la limite de la correction, se permettrait avec une PME coréenne, et vous avez un aperçu de l’immense chemin à parcourir avant que la créativité prônée par Park ne soit pas tuée dans l’œuf par quelques acteurs et pratiques bien ancrés, pour devenir le moteur de la croissance de la Corée de demain.

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Park Geun-hye, Présidente maternelle

Park Geun-hye, surnommée la “reine des élections” pour en avoir remporté 5 d’affilée, n’aura pas failli à sa réputation. Elle est devenue hier la première femme élue Président de la République de Corée avec 51,6% des suffrages.

Pourtant ses obstacles étaient nombreux et de taille : première femme candidate sérieuse dans une société où la misogynie est ancrée dans les mentalités de tous mâles coréens, y compris dans celles des jeunes ; fille du Général Park Chung-hee, qui régna sur la Corée de 1961 à 1979, qui certes enclencha son décollage économique, mais réprima toute opposition à son régime dans le sang au point que la moitié de l’opinion publique coréenne s’en souvienne aujourd’hui comme d’un dictateur ; enfin, candidate d’un parti au pouvoir de centre droit, le Saenuri, plombé par des affaires de corruption et par une Administration sortante exsangue, battant record d’impopularité sur record d’impopularité.

La victoire de Park est d’abord la défaite de l’opposition, incapable de proposer une alternative crédible aux électeurs coréens. Jusqu’aux dernières semaines précédant les élections, celle-ci fut incapable de s’entendre pour départager Moon Jae-in, candidat du Parti Démocratique Unifié (PDU), principal parti d’opposition de centre gauche, de Ahn Cheol-su, candidat indépendant. Au bout de négociations infructueuses, ce dernier se retira in extremis pour ne pas précipiter une défaite certaine de l’opposition si elle se présentait divisée, mais le mal était déjà fait et malgré quelques timides manifestations de Ahn pour Moon, l’élan de l’opposition était brisé.

Une occasion d’autant plus manquée pour l’opposition que d’un point de vue des programmes, les différences entre les deux partis étaient minimes: même diagnostic sur l’augmentation des inégalités sociales, le déclin démographique, le chômage des jeunes ou la précarité des retraités, même promesse d’un Etat providence renforcé pour y remédier, même volonté de limiter la puissance des Chaebols, ces conglomérats coréens qui jouissent d’une situation d’oligopole sur le marché coréen, même incapacité à proposer une ligne de conduite claire vis-à-vis de la Corée du Nord, etc.

C’est ici qu’apparaît l’une des spécificités du jeu politique coréen. Car à l’exception de la menace de la Corée du Nord, qui paradoxalement ne fait pas partie des préoccupations majeures de l’électorat sud-coréen, la situation de la Corée du Sud est finalement assez comparable à celle de n’importe quel pays industrialisé: une perception de crise économique, l’augmentation des inégalités sociales auxquelles tentent de remédier deux grands partis de gouvernement ayant tour à tour déçu à l’épreuve du pouvoir au cours des 10 dernières années et dont les programmes politiques sont aujourd’hui sensiblement identiques.

Face à un tel cas de figure en France, la tentation d’une partie des électeurs les plus en difficulté serait d’envisager des solutions radicales, d’aller vers les extrêmes. Or cette tentation n’est pas envisageable en Corée: l’extrême gauche ne peut être qu’inexistante dans la mesure où elle est apparentée au frère ennemi du nord, tandis que les thèmes généralement privilégiés par l’extrême droite ne sont pas pertinents dans le contexte coréen: les immigrés ne peuvent pas être la cause principale des maux économiques et sociaux vu leur faible proportion dans la population.

Les élections en Corée se gagnent donc généralement au centre, en fonction de la force de séduction que les deux partis seront capables d’exercer auprès de la catégorie des électeurs sans appartenance politique claire, insensibles aux clivages régionaux très forts en Corée (la Province de Jeolla-do au sud ouest, fief du PDU, a voté à plus de 80% pour Moon, tandis qu’au Gyeongsangbuk-do au sud-est de la péninsule, fief du Saenuri, c’est Park qui l’emporte avec plus de 80% des suffrages), votant tantôt à droite, tantôt à gauche selon leurs préoccupations du moment.

Lors de ces élections cette catégorie des indécis fut elle-même l’objet d’un fort clivage autour de la figure de Park : un clivage de génération. Pour la génération des seniors, celle qui a connu la guerre, la misère et la faim, Park est la fille du père fondateur de la Corée moderne et prospère. Fille d’autant plus méritante et valeureuse qu’à 22ans, alors étudiante en échange à Grenoble, elle dut perdre sa mère, tuée par les balles d’un espion nord-coréen qui visait son mari lors d’une allocution publique ; suite à quoi Park assuma le rôle de Première Dame jusqu’à ce que son père fut à son tour assassiné par le chef de ses propres services secrets.

Pour les jeunes générations, la perception est inverse: Park est la fille d’un général dictateur brutal qui a sali ses mains du sang de patriotes qui ont combattu pour la démocratie en Corée. Moon a d’ailleurs lui-même été emprisonné par le régime de Park-père. Elire sa fille, qui n’a connu que les dorures du pouvoir et n’a aucune idée de la réalité du quotidien difficile du Coréen moyen, serait un anachronisme, une aberration historique, un danger pour la démocratie, voire pour certains une honte nationale.

A bien des égards, l’issue de ces élections dépendait de la capacité de chaque camp à mobiliser sa génération d’électeurs. Et à ce jeu là, Park s’est montrée bien plus adroite que Moon. Elle a d’abord su habilement jouer sur l’héritage de son père : en s’excusant tardivement sur les souffrances causées par le régime de son père mais en se réfugiant derrière l’argument de piété filiale, valeur centrale dans la société confucianiste coréenne, pour ne pas aller trop loin dans la critique, Park a réussi un numéro d’équilibriste consistant à rassurer les uns tout en confortant les autres.

Park a également été redoutable dans l’exploitation de son image de femme: d’abord plutôt silencieuse sur ce sujet afin de limiter les risques auprès d’un électorat généreusement misogyne, elle a finalement trouvé le bon angle pour transformer cette faiblesse potentielle en avantage certain: la figure de la mère coréenne, faite de dévotion, de courage, d’abnégation, et de sacrifice pour la réussite de son mari et son fils ainé. La mère coréenne n’est pas séduisante mais douce, elle n’est pas tentatrice mais apaisante, elle n’est pas dangereuse mais rassurante. Bref Park est mère plus que femme, la mère de tous les Coréens, entièrement dévouée à la Nation, ce qui tombe bien parce qu’elle est célibataire, sans enfant et qu’on ne lui connait aucun compagnon.

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