Désinformation

Rendre compte de la situation d’un pays aussi inaccessible que la Corée du Nord doit être le cauchemar de toute rédaction, et on imagine la démotivation du pigiste ou du stagiaire devant la médiocrité et la maigreur des informations à partir desquelles il va devoir pondre son article sur ce pays mystère. Mais ces difficultés ne devraient pas être prétexte pour traiter le sujet nord-coréen de manière désinvolte.

Or qu’apprenons-nous dans les rubriques actualité internationale de la presse en ligne française du 20 août? Que la pénurie de femmes vierges serait le grand sujet d’inquiétude du leader nord-coréen Kim Jung-un, la virginité étant l’un des critères de recrutement de la “brigade du plaisir” chargée de divertir le dirigeant et quelques privilégiés.

 

L’information, semble-t-il révélée en France par le blog hébergé par lemonde.fr Big Browser et reprise en coeur par une douzaine de sites d’informations, nous révèle que cette pénurie assez particulière serait en tête des préoccupations de Kim Jong-un, avant même les exercices militaires conjoints américano-sud-coréens.

Car le phénomène serait d’une ampleur majeure: poussée par la misère, la prostitution serait galopante au point que 60% des jeunes filles nord-coréennes de 16 ans auraient eu un rapport sexuel. Cette information a été jugée suffisamment fiable pour dispenser la plupart de ces sites d’informations de l’utilisation du conditionnel, car voyez-vous, ces chiffres seraient issus des examens médicaux effectués lors de la conscription.

Bien sûr ces révélations ne sont pas le résultat d’une quelconque enquête journalistique directement effectuée par l’un de ces sites d’informations qui d’ailleurs ne s’en cachent pas : ils ne font que rapporter les éléments d’un article publié par la version web anglophone du premier quotidien sud-coréen Chosun Ilbo, lui-même traduction d’un article initialement publié en Coréen.

Il n’y a jusqu’ici rien de choquant. Entre la barrière de la langue, le fait que la presse libre nord-coréenne soit inexistante, et le fait qu’aucun média étranger, à l’exception de l’agence de presse AP, ne dispose de correspondant basé en Corée du Nord, il est logique que les médias français n’aient d’autres recours que celui de se fier parfois à leurs confrères sud-coréens pour évoquer la Corée du Nord: mieux vaut cela que ne pas en parler du tout.

Le problème c’est que les reprises françaises de l’article coréen n’en sont pas. Elles s’en inspirent certes, mais pour ensuite broder une histoire qui colle aux attentes de lectures estivales légèrement racoleuses : un dictateur vociférant qu’on ne lui ramène pas assez de jeunes vierges, car celles-ci sont occupées à faire le tapin dès 16 ans.

Qui sait? Cette vision est peut-être proche de la réalité, mais elle n’est en aucun cas rapportée par l’article sud-coréen, ni sa version coréenne, ni sa version anglaise qui constitue l’unique source d’informations des articles français. A aucun moment n’est-il fait mention de Kim Jung-un, encore moins d’un quelconque mécontentement de sa part. Tout juste est-il fait mention en une ligne dans la version coréenne et en deux lignes dans la version anglaise d’un article qui en fait plus de 40, que d’après un réfugié nord-coréen, ancien membre gradé d’une antenne provinciale du Parti des Travailleurs, les autorités auraient du mal à recruter des femmes vierges pour cette fameuse “brigade du plaisir”.

La statistique concernant la virginité des jeunes femmes nord-coréennes relèvent du même fantasme, car d’après l’article du Chosun Ilbo, ce ne sont pas 60% de jeunes femmes nord-coréennes qui auraient eu un rapport sexuel à 16 ans, mais 60% des jeunes femmes de la municipalité de Chongjin. L’article précise par ailleurs que ce chiffre est une affirmation du même réfugié nord-coréen que précédemment.

L’article du Chosun Ilbo lui-même est à prendre avec des pincettes. D’abord parce que ce quotidien, tout comme la plupart de ses confrères sud-coréens, n’est pas un modèle d’indépendance journalistique, qu’il a lui même été l’instrument de propagande des régimes militaires sud-coréens des années 80 et qu’il penche toujours aujourd’hui en faveur des partisans d’une ligne dure face à la Corée du Nord.

Surtout parce que le journaliste qui a travaillé sur cet article n’a eu d’autre choix que de faire appel à des sources d’information dont la fiabilité est discutable: les services de renseignements sud-coréens d’abord, certainement parmi les organisations les mieux renseignées sur la situation en Corée du Nord, mais dont l’objectif est plus la désinformation concernant un pays contre lequel il est toujours techniquement en guerre, que l’information impartiale. Un article du Chosun concernant la Corée du Nord basé sur des sources des services de renseignement sud-coréen, c’est un peu comme un reportage de Fox News sur l’Irak de Saddam Hussein commenté par un officiel de la CIA, avec certes, la qualité en plus.

Les témoignages des réfugiés nord-coréens ne peuvent pas non plus être reçus sans une certaine précaution. Il ne s’agit pas ici de mettre en doute ni l’atrocité de leurs expériences, ni l’absolu cruauté du régime totalitaire en place en Corée du Nord. Mais les membres sud-coréens des associations d’aides aux réfugiés nord-coréens vous le diront eux-mêmes: si le parcours individuel courageux et admirable de chacun des réfugiés doit être loué et soutenu, leurs témoignages ne reflètent pas toujours la réalité nord-coréenne, parce qu’au travers de leurs témoignages, les réfugiés poursuivent eux-mêmes un agenda militant – bien évidemment louable – d’opposition au régime du Nord, ou de reconnaissance par une société sud-coréenne qui n’est pas toujours tendre avec eux. Et que ces objectifs peuvent parfois inciter certains à forcer le trait, voire à inventer.

Voilà quelques uns des filtres dont le lecteur devrait avoir conscience avant d’ingurgiter toute information sur la Corée du Nord: une situation déjà suffisamment compliquée pour qu’un média en quête de raccourcis sensationnalistes ne viennent en rajouter, même en plein mois d’août.

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Anniversaire

Qu’il est regrettable pour les étrangers s’intéressant à la Corée, que le principal journal anglophone du pays, le Korea Herald, soit d’un niveau encore plus médiocre que la plupart des médias en langue coréenne, dont la qualité laisse déjà à désirer.

Alors qu’on pensait avoir été abreuvé des moindres détails de l’anniversaire de Lee Keun-hee, chairman du groupe Samsung, fêté en grande pompe au Shilla hotel, propriété du groupe et dirigé par Lee Boo-jin, fille aînée du chairman, le Korea Herald n’en a visiblement pas eu assez et nous rapporte dans un article en page d’accueil de son site web des compléments d’informations précieux : le lendemain de cette fête d’anniversaire réussie et avant la fermeture temporaire de l’hôtel pour cause de travaux de rénovation, la fille du patron de ce conglomérat qui contrôle 20% du PIB coréen aurait réuni tout le personnel de l’hôtel et leur aurait offert un repas où pour une fois, les managers de l’hôtel faisaient le service pour le petit personnel.

Sans oublier de louer les talents de management de Lee Boo-jin, et de préciser que pendant les travaux, aucun personnel de l’hôtel ne sera mis à la porte, le journal rapporte que celle-ci aurait été émue jusqu’aux larmes, reconnaissante de la dévotion et des efforts de son personnel. Bref, nous ne pouvons nous empêcher d’être nous-mêmes gagnés par l’émotion devant tant de grandeur d’âme et d’humanité dont fait preuve le management de l’hôtel (donc de Samsung) et nous imaginons que c’est parce que toute la rédaction du Korea Herald fut tétanisée par l’émotion qu’il aura fallu mobiliser deux journalistes pour pondre ce qui doit être un copier-coller intégral des paroles d’un responsable de la communication de l’hôtel.

Si cet article a une vertu, c’est qu’il permet aux non coréanophones d’avoir un aperçu de la déférence avec laquelle la plupart des médias traitent les Chaebols et le groupe Samsung en particulier. Car dans un contexte de prise de conscience générale de la domination excessive des Chaebols sur l’économie coréenne, si vraiment on voulait traiter ce quasi-non-événement que constitue l’anniversaire du patron de Samsung ou des travaux que l’hotel dirigé par sa fille aînée est sur le point d’entamer, il y aurait mille et un angles beaucoup plus intéressants de le faire que celui de s’extasier devant la magnanimité des dirigeants de Samsung, à commencer par celui du coût d’une telle fête privée ou encore de l’identité de celui qui paiera l’addition.

Cet anniversaire de l’homme le plus puissant de Corée du Sud aurait pu être également l’occasion de se demander pourquoi 50% de l’économie coréenne et plus de 80% de ses exportations sont entre les mains d’une dizaine de groupes, eux-mêmes contrôlés par des familles qui se transmettent le pouvoir depuis trois générations grâce à des schémas opaques de participations croisées.

Non pas qu’il faille poser un regard inquisiteur sur tous les faits et gestes de familles, aussi puissantes soient elles, dans leurs sphères privées ou les soupçonner systématiquement d’être mal intentionnées. Mais au moins, faire preuve de vigilance et d’esprit critique lorsqu’on choisit d’en parler. Car à force de faire passer docilement tous les messages que les dynasties régnant sur l’économie sud-coréenne souhaiteraient voir diffusés pour soigner leurs images, le Sud se retrouverait rapidement avec une presse digne de celle du Nord.

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Les médias en Corée: recherche impertinence désespérément

 

En France, je n’aurais sûrement jeté qu’un oeil distrait à la polémique créée par le “Casse-toi riche con” de la une de Libération en référence à la demande par Bernard Arnault de la nationalité belge: coup marketing réussi d’un quotidien engagé qui s’attaque à la première fortune de France, tout en sachant qu’il ne risque pas grand chose vu qu’il joue le beau rôle aux yeux de l’opinion. La routine quoi.

Mais vue de Corée cette polémique prend une saveur particulière. Ici un tel scénario est tout simplement impensable. J’imagine un instant l’un des principaux quotidiens coréens moquer de la sorte la première fortune de Corée, Lee Kun-hee, Chairman du Groupe Samsung et fils du fondateur. Il faudrait alors tout de suite éliminer de ce scénario imaginaire le Joongang-Ilbo, l’un des trois premiers quotidiens nationaux vu qu’il est lié par alliance à la famille Samsung. Pour les deux autres quotidiens, il est d’abord impensable qu’un journaliste daigne proposer une telle une, et surtout pas le rédacteur en chef dont le rôle est de faire semblant de s’occuper de l’indépendance éditoriale du journal tout en s’occupant en réalité de ses intérêts économiques, notamment en tenant en respect les ardeurs d’éventuelles de journalistes un peu fougueux.

Mais imaginons que sur un énorme malentendu, avec en prime la défaillance incroyable de la direction commerciale du journal qui souvent fait autorité sur la rédaction pour bloquer les articles susceptibles de froisser leurs annonceurs, une telle une soit publiée. Heureusement les services de relations presse des Chaebols veilleraient et détecteraient aux aurores ce problème. Il suffirait ensuite d’un simple coup de fil pour que ce dérapage soit, d’une manière ou d’une autre, contrôlé.

J’essaie généralement d’être mesuré dans mes critiques de mon pays d’accueil, mais je dois admettre qu’en ce qui concerne les médias, je ne leur trouve aucune circonstance atténuante: ils sont tout simplement affligeants. Summum de cette médiocrité: la télé. Les Talk shows y sont creux et abrutissants (certes, mon jugement est peut-être injuste dans la mesure où je ne comprends pas la moitié des blagues qui y sont échangées), les feuilletons sont creux et abrutissants (j’aimerais varier les adjectifs mais ces deux-là sont vraiment les plus adaptés). Ils servent surtout de support de “product placement” pour marques de voitures et de faire valoir pour acteurs ou actrices dont je n’arrive pas à m’expliquer comment leur jeu peut s’avérer aussi médiocre à la télé mais sublime sur grand écran.

Enfin comment ne pas évoquer les JT, qui consacrent tous en moyenne un tiers de leur temps d’antenne à évoquer le temps qu’il fait: envoyé spécial dépêché dans un parc de Séoul pour confirmer en direct que oui, il fait soleil et que les enfants profitent du beau temps pour patauger dans les fontaines; hélicoptères réquisitionnés pour survoler les plages et constater que par beau temps, les gens vont effectivement en nombre à la plage. Puis vient la rubrique des faits divers: accidents de la circulation, crimes de droit commun qui sont peu nombreux dans les faits mais tellement couverts par les médias que le Coréen moyen est persuadé de vivre dans l’un des pays les plus dangereux au monde alors que la Corée est sûrement l’un des pays industrialisé les plus sûrs au monde.

Pour autant, balayer d’un revers de main l’intégralité des médias coréens serait injuste. Il faut d’abord réaliser les progrès effectués: les générations qui ont connu la dictature racontent que jusqu’au milieu des années 80, les rédactions des principaux quotidiens recevaient tous les jours par fax les directives pour leur une de la part du ministère de l’intérieur. Et si aujourd’hui encore on sent la collusion entre les principaux groupes de médias, les Chaebols, et les conservateurs, Internet a permis un souffle salutaire de liberté d’impertinence et d’innovation. Aujourd’hui si les médias “mainstream” restent conservateurs, les nouveaux médias constituent un contre-poids non négligeable: le concept de journalisme participatif est d’ailleurs né en Corée à la fin des années 90 avec Ohmynews. Depuis, les réseaux sociaux ont pris le relais et permettent aux Coréens de partager podcasts, vidéos, et autres contenus exprimant plus ou moins librement toute la variété des opinions représentées en Corée.

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Le royaume des Chaebols

Pour sentir l’emprise des Chaebols, ces groupes diversifiés, véritables conglomérats tentaculaires, sur l’économie de la Corée, un calcul simple suffit: additionnez les chiffres d’affaires 2009 des 5 principaux chaebols, Samsung Group, Hyundai Motor Group, LG Group, SK Group et Lotte Group. Vous obtenez la bagatelle de 490 milliards de dollars, pour un PIB coréen de 833 milliards de dollars. Ces 5 Chaebols pèsent donc pas loin de 60% du PIB de la Corée.

Par comparaison, les chiffres d’affaires 2009 cumulés des 5 plus grands groupes français que sont Axa, Total, BNP Paribas, Carrefour et GDF Suez donnent la somme de  694 milliards de dollars, soit un 25% du PIB de la France (2 649 milliards de dollars).

Cette emprise des Chaebols est palpable dans tous les aspects de la société coréenne, à commencer par le quotidien des entreprises. Rares sont les PME qui ne soient pieds et poings liés aux Chaebols. Pour un patron de PME, s’assurer une activité pérenne et un chiffre d’affaires régulier n’est faisable qu’en devenant fournisseur régulier d’un Chaebol et ce à n’importe quelles conditions. Prix, délais, cahier des charges, modalités de paiement: tout est laissé au bon vouloir du Chaebol qui dicte ses conditions, peut en changer sans préavis en fonction de ses impératifs, et s’attend en plus à bénéficier des largesses en nature (généralement de deux sortes: golf à l’oeil et soirées arrosées, voire accompagnées) qu’il pense être naturellement en droit de réclamer à son fournisseur. Un peu comme un seigneur féodal qui aurait tous les droits sur ses terres où survivent quelques serfs.

La mainmise des Chaebols sur les médias est encore plus flagrante que leur emprise sur l’activité économique de la Corée. Car retirez aux médias l’ensemble des marques qui représentent 60% du PIB de la Corée, et il ne reste plus grand monde pour acheter des espaces pub. Bien entendu, tout ceci est difficilement prouvable mais les témoignages que l’on entend ici et là sur le fonctionnement des médias coréens et de leurs relations avec les Chaebols est édifiant. Ainsi ce cadre d’un Chaebol qui me racontait comment fonctionne la cellule veille de la direction de la communication corporate de son groupe:

“Tous les matins, la cellule veille scanne les nouvelles du jour et remonte les sujets problématiques à sa direction. Celle-ci prend son téléphone et appelle les rédactions concernées pour leur dire que tel article pose problème et leur rappeler le budget pub annuel dépensé chez eux.”

Ajoutez à ce moyen de pression simple et efficace le fait que la Corée est une jeune démocratie sans longue tradition d’indépendance de la presse et vous comprendrez pourquoi la qualité du journalisme est si médiocre en Corée. Un simple coup d’oeil au JT de 21h vous fera regretter l’impertinence d’un 13h de Pernaut: passés deux ou trois sujets sur le temps qu’il fait (trop chaud, trop froid, ou magnifique), vous aurez droit à quelques sujets sur la Corée du Nord avec parfois un peu de Chine et de US (Actualité internationale), puis quelques sujets politiques avant d’attaquer le coeur de l’actualité: la rubrique faits divers et chiens écrasés.

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