Le système gagnant derrière Gangnam Style

Les “3C”, pour Coopération, Concurrence et Créativité, sont, d’après le Ministre coréen des finances, les raisons du fulgurant succès de Gangnam Style. Et moi qui pensais que ce succès était dû à une danse du cavalier marrante et addictive, à un Asiatique excentrique ne se prenant pas trop au sérieux et à la puissance de YouTube… Mais non, le succès de Gangnam Style viendrait des 3C: la coopération se reflèterait dans la synchronisation des mouvements des danseurs, la concurrence du marché de la K-pop créerait une saine émulation rendant possible un tel hit, enfin la créativité sous-tendrait l’ensemble de son processus de production.

Comme la vacuité des propos n’a jamais effrayé aucun homme politique, surtout lorsqu’il s’agit de se rattacher à un succès planétaire, et comme il y aura toujours un journaliste pour reprendre n’importe quel lieu commun pourvu qu’il sorte de la bouche d’un homme politique, ce concept fumeux a quand même fait l’objet d’une dépêche Reuters.

Et pourtant il y aurait tant à dire pour un membre du gouvernement coréen au sujet du succès de la K-pop. Non, la “coopération” des danseurs lorsqu’ils miment en rythme un cavalier imaginaire n’y est pour rien. Si c’était le cas, il faudrait qu’on m’explique pourquoi les Arirang Mass Games de Corée du Nord, dont les participants sont bien plus “coopérants” que les danseurs de Gangnam Style, ne sont pas en compétition pour la course au milliard de vues avec Psy et Justin Bieber sur YouTube.

La concurrence n’y est pas non plus pour grand chose dans le succès de Gangnam Style, en tout cas pas plus que pour n’importe quel autre tube planétaire, vu qu’elle est présente partout ailleurs et particulièrement féroce dans l’industrie de l’entertainment.

Le troisième “C” est lui plus pertinent. Car oui, le chanteur Psy a dû faire preuve de créativité pour exploiter sa plastique non conforme aux standards “Ken – Barbie” en vigueur sur la scène pop coréenne. D’où l’excentricité, la dérision, et l’humour dont fait preuve le chanteur, qui le distingue de ses confrères et consoeurs, et qui au final ne sont pas étrangers au succès international de Gangnam Style.

Ce qui ne veut pas dire qu’à part Psy, la K-pop manque de créativité. Au contraire, cette créativité fut essentielle pour le succès de la K-pop en général, mais elle n’est pas forcément là où on l’attend le plus et c’est sur ce sujet qu’en tant que Ministre des finances coréen, il aurait été intéressant de s’attarder.

De prime abord, il y a mille et une raisons légitimes d’aimer la K-pop mais pas celle de la créativité. Les fans de K-pop hurleront peut-être au blasphème, mais il faut quand même admettre que les girls-bands ou boys-bands coréens peuvent être perçus comme étant à la musique ce que les romans de gare sont à la littérature: en nombre, interchangeables, à durée de vie très limitée, au contenu standardisé, divertissants, superficiels, etc. Ce qui se passe sur scène est donc tout sauf créatif, mais si l’on prend l’industrie dans son ensemble, et si l’on revient sur l’évolution de ce genre musical au cours des 20 dernières années, on comprend en quoi la K-pop a fait preuve d’innovation pour aujourd’hui connaître un engouement planétaire.

D’abord, il faut rappeler que la K-pop n’a attendu ni YouTube, ni les fans du monde entier pour bien se porter. Jusque la fin des années 90, c’est une industrie prospère reposant essentiellement sur un marché local, offrant un catalogue de genres musicaux et d’artistes qui, s’ils sont quelque peu influencés par les courants musicaux extérieurs, sont assez lourdement adaptés pour un public coréen dont les goûts musicaux restent, à l’exception notoire de la musique classique, très autocentrés. Je me souviens par exemple d’un engouement général des Coréens pour la musique Reggae au début des années 90. Sauf que pratiquement personne n’écoutait ni Bob Marley, ni Israel Vibration mais ceci:

Lorsqu’on compare ce clip vidéo avec celui de n’importe lequel des groupes de K-pop actuels, on réalise les progrès qualitatifs immenses accomplis par l’industrie musicale coréenne. Certes, mais ces progrès résident surtout dans la capacité à assimiler et intégrer les influences et techniques musicales étrangères, à se sophistiquer pour séduire un public à la fois oriental et occidental: bref, on ne peut pas parler de réelle créativité ou d’innovation. Lorsqu’on pense au modèle de développement économique coréen dans son ensemble, on se rend compte que l’industrie musicale coréenne n’a même plus rien du tout d’original dans la mesure où elle a calqué son développement sur celui du pays tout entier: se faire la main sur un marché intérieur captif, apprendre et intégrer les “best practices” étrangers, puis finalement lancer à l’export une offre ultra-compétitive.

Sauf qu’à la différence d’autres secteurs d’activité économique, l’industrie de la musique a connu – connaît toujours – une crise majeure depuis le début des années 2000. Avec l’avènement des technologies numériques, la musique se dématérialise et avec elle, les revenus des ventes de CD que n’arrive pas à compenser la vente de musique en ligne trop facilement piratée. L’industrie musicale coréenne ne fut pas épargnée par cette rupture technologique que le pays accueillit à bras ouvert, de sorte que dès le début des années 2000, les connexions Internet haut-débit étaient généralisées. Ainsi, les ventes annuelles de CD passèrent de 400 mds de wons en 1999, à 108 mds de wons en 2005.

Alors que les professionnels du secteur de la musique du monde entier s’efforçaient de défendre un support musical et un modèle économique déjà pratiquement obsolètes, la Corée comprit avant tout le monde qu’il ne servait à rien d’aller à contre-courant d’un bouleversement inéluctable provoqué par une révolution technologique majeure: il fallait l’accepter, comprendre les nouveaux contexte et enjeux, puis innover afin de trouver un nouveau modèle économique viable.

Et les innovations se succédèrent: de nouveaux supports musicaux furent testés tels que les “ringtones”, sonneries de téléphones portables ou les ringback tones, musique remplaçant la tonalité d’attente. De nouveaux modèles économiques virent également le jour. En 2004, le service melON proposé par SK Telecom, offrait déjà un riche catalogue de musiques en streaming disponibles à partir de son ordinateur ou de son mobile, contre un abonnement mensuel.

Cette même année, les ventes de ringtones en Corée dépassaient déjà celui des CD, tandis que les ventes de musique en ligne compensaient progressivement le manque à gagner dû à la disparition des ventes physiques. Cet effort d’innovation avant tout le monde permit aux acteurs coréens de fidéliser suffisamment leur clientèle locale, et ainsi résister à l’entrée brutale de géants des technologies et du web tels qu’Apple iTunes ou Amazon dans le marché de la musique.

Surtout, l’industrie musicale coréenne comprit avant tout le monde qu’à l’ère du numérique, la valeur ne résidait plus dans les millions de copies, qu’elles soient sous la forme d’un CD ou d’un fichier électronique, d’un même album, mais dans la création de stars capables de capter puis entretenir une relation privilégiée avec une communauté de fans. C’est pourquoi les labels coréens sont aujourd’hui plus des agences spécialisées dans le repérage, la formation et la gestion de jeunes talents pour en faire des stars, que des maisons de disques.

Bien sûr l’un des objectifs pour le label est de produire des albums, mais à l’heure du numérique, cette activité ne peut plus être la source de revenu principale: le consommateur est de moins en moins enclin à acheter une copie de chanson qu’il peut facilement trouver sur Internet, alors qu’il sera prêt à payer le prix pour participer à  un concert exclusif de sa star préférée, à regarder une fiction dans laquelle elle apparaît, ou encore acheter parmi plusieurs produits concurrents celui promu par sa star.

Il faut donc promouvoir la star plus que son album. C’est pourquoi la plupart des labels coréens ont très vite adopté une politique très laxiste du respect de leurs droits d’auteur sur YouTube pour adhérer au principe de partage gratuit qui y prévaut. Ils ont ainsi laissé se propager, voire même encouragé les copies, les reprises parodiques, les remix, afin de privilégier la valeur de la star plutôt que celle de ses chansons: politique sans laquelle le buzz incroyable de Gangnam Style n’aurait peut-être pas vu le jour.

Certes le succès de la K-pop repose sur des voix parfaitement accordées, des chorégraphies parfaitement synchronisées, des corps parfaitement sculptés, des stratégies marketing parfaitement planifiées et exécutées. Mais il trouve également son origine dans la capacité dont a fait preuve l’industrie musicale coréenne pour accepter rapidement la fin d’un modèle et en imaginer un autre, adapté aux bouleversement apportés par les technologies numériques: une démonstration impressionnante de créativité et d’innovation conduite par une industrie toute entière et qui illustre la remarquable capacité de résilience, de réactivité et d’innovation des Coréens. Bref une histoire parfaite à raconter à un journaliste pour un Ministre coréen.

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K-pop

La K-pop, c’est la musique pop à la sauce coréenne: interprétée par des Coréens et adaptée aux goûts d’ici. Tous les styles de musiques pop, mais en particulier celui qui faisait le bonheur des ados à la fin des années 90: les boys ou girls bands.

Et c’est là que je me rappelle les explications de ma mère lorsque je lui demandais pourquoi elle n’aimait pas la musique pop: “on n’entend que le boum, boum de la batterie, on  n’y comprend rien et c’est toujours un peu pareil” me disait-elle. Et bien au risque de passer pour un rabat-joie, c’est un peu ce que je ressens aujourd’hui lorsque j’entends ici et là les tubes des boys ou girls bands coréens: les mélodies et les paroles me paraissent interchangeables, tandis que ces créatures se dandinant en rythme et à la plastique impeccable d’une Barbie ou d’un Ken orientaux sont certes joli(e)s à voir, mais finissent par se confondre tant les chirurgiens esthétiques passent systématiquement sur ces jeunes visages afin de reproduire le plus possible des critères de beauté ultra standardisés.

D’un point de vue technique par contre, il n’y a rien à redire : les chorégraphies et les voix sont ajustées au millimètre, les accoutrements impeccables, et les clips vidéos tous aussi léchés les uns que les autres. Bref, les boys et girls band coréens, c’est un peu une version actualisée et coréanisée des New Kids on the Block ou des Spice Girls, avec un peu de spontanéité en moins, et le sens de la discipline en plus, sans oublier le souci constant de la perfection par le travail, le travail et encore le travail. Au final, ça donne ça:

Du travail donc, mais aussi l’expertise des labels locaux, notamment SM Entertainment ou JYP Entertainment, qui savent y faire pour fabriquer des machines à tubes. Wonder Girls, Girl’s Generation (les créatures de la video qui précède), SHINee, Super Junior ne vous disent peut-être rien, mais passent en boucle à longueur de journée sur les écrans et les ondes de Corée. Tous sont le résultat d’un processus similaire: le façonnage d’un groupe à l’image et au son de ce que souhaite entendre la jeunesse coréenne, en puisant dans un vivier inépuisable de jeunes talents qui se bousculent aux portes de ces quelques maisons de productions à succès.

Ce procédé n’est pas propre à la Corée, mais ici encore moins qu’ailleurs, dévoiler les enjeux économique et la volonté de faire de l’argent sur le dos des artistes n’est pas un problème. Artistes dont les jours de gloire sont comptés tellement les modes changent rapidement et qui ne se privent pas non plus de valoriser un maximum leur notoriété par des contrats publicitaires en veux-tu en voilà: marques de bière, de frigos, de berline, de chaînes de fast-food… tout y passe pour le plus grand plaisir des annonceurs, sans pour autant que le public ne se détourne de leurs idoles au prétexte qu’elles seraient à la solde d’intérêts financiers. Les Coréens seraient-ils plus naïfs, ou au contraire plus cyniques et lucides sur la réalité du fonctionnement de l’industrie du divertissement? Ou tout simplement ne voient-ils pas de problème à ce mélange des genres.

Le girls band Wonder Girls faisant la promotion du KFC local

Bref, le “show business” à la coréenne, ça marche. Au point que les stars coréennes s’exportent de mieux en mieux à l’étranger. Chez les pays voisins d’abord: au Japon, en Chine et dans les pays du Sud-Est Asiatique, ou les chanteurs coréens remplissent les salles de concert à en faire pâlir Johnny Halliday au Stade de France. Dès 2007, le chanteur “Rain” était élu par les internautes “Most influential Person of the Year” dans cadre d’un sondage en ligne organisé par le magazine Time, au plus grand désarroi du comédien Stephen Colbert (et le plus grand plaisir de ses téléspectateurs).

Mais plus étonnant, cette “vague coréenne” ou “Hallyu”, terme employé pour décrire la déferlante de l’Entertainment coréen dans le monde, touche les ados de France, au point que le label SM Entertainment décide qu’il existe une attente suffisante pour l’organisation d’un concert de quelques-uns de ces bands les plus populaires. Concert prévu finalement un soir de début juin au Zenith de Paris.

Et je dois dire que j’ai été le premier surpris, lorsque toutes les 7000 places de ce concert furent vendues en l’espace de quelques minutes et que des centaines d’ados, frustrés de n’avoir pas pu obtenir de place, se sont rassemblés devant la Pyramide du Louvre pour un flashmob réclamant une soirée de concert supplémentaire. Les médias coréens également étaient surpris par le succès insoupçonné de la k-pop, et faisaient leurs gros titres sur les ados français fans de stars coréennes.

http://www.youtube.com/watch?v=iEyg7ayHEQo

Les raisons de ce succès mondial sont difficiles à cerner, mais il est clair que pour la Corée, en quête de notoriété et reconnaissance internationales, séduire les ados du monde entier grâce à ses stars est une manne précieuse.

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