Le martyre de Gwangju

Dans un pays profondément marqué par les clivages régionaux, le Jeolla-do a longtemps été la région mal-aimée de la Corée moderne. Aujourd’hui encore, les habitants du Jeolla-do souffrent d’une certaine mauvaise réputation auprès de leurs voisins régionaux qui, pour les plus vieux d’entre eux, les qualifient bien volontiers de fourbes, voleurs ou cruels, et vous déconseilleront de faire affaires ou de marier votre fille avec un originaire du Jeolla-do. Est-ce parce qu’il y’a 14 siècles de cela, le Royaume de Baekje, ancêtre du Jeolla-do fut défait par celui de Shilla, ancêtre du Gyeongsang-do, permettant l’unification de la péninsule coréenne, sans que les rivalités soient pour autant résolues ?

Plus près de nous, le Jeolla-do a longtemps été l’enfant pauvre de la Corée du Sud. Sûrement parce que la plupart des dirigeants du pays, à commencer par le dictateur Park Chung-hee, père de l’actuelle Présidente Park Geun-hye et de la Corée moderne, furent issus de la province rivale du Gyeongsang-do. C’est donc l’axe Séoul – Busan qui reçu les faveurs de l’Etat modernisateur, tandis que le Jeolla-do resta longtemps rural.

Mais si le Jeolla-do a longtemps été à la traîne du miracle économique coréen, il a été à la pointe de l’autre miracle coréen: celui d’une transition radicale de régime politique qui a vu un pays portant le poids de plusieurs siècles de régime monarchique féodal, suivis de 40 ans de colonisation japonaise, puis de 40 ans de dictature militaire, devenir une démocratie vibrante et établie. C’est cette contribution du Jeolla-do et de sa métropole Gwangju à la démocratisation que la Corée du Sud commémore tous les 18 mai, en mémoire d’un certain 18 mai 1980.

En ce printemps de 1980, la Corée du Sud est tout sauf démocratique. Certes le général Park Chung-hee n’est plus, assassiné l’automne précédent par le chef de ses services de sécurité. Mais le gouvernement civil qui l’a remplacé n’aura existé que quelques semaines face à l’emprise grandissante des militaires, et en particulier du général Chun Doo-hwan qui prend définitivement le pouvoir par un coup d’Etat le 12 décembre 1979.

C’est pour protester contre ce coup d’Etat, et la fermeture imposée de leurs universités, que les étudiants de Gwangju se réunissent pour manifester le 18 mai 1980. Très vite, la brutalité de la répression menée par quelques militaires parachutistes soude la majorité de la population de la ville avec les étudiants. Celle-ci s’empare de dépôts d’armes et arrive à chasser les militaires de la ville pour instaurer le temps de quelques jours un Gwangju “libéré”, autogéré par les étudiants qui assurent la sécurité et un comité des sages (pasteurs, avocats, professeurs, etc.) qui entame des négociations sur les conditions de sa reddition avec Séoul.

Mais l’expérience tourne court lorsque les renforts de l’armée reprennent la ville en quelques jours dans un bain de sang qui traumatisera pour longtemps la conscience populaire: dans les rues, les militaires ne font pas dans le détail, tuant sans discernement et parfois à la baïonnette manifestants et passants. Ce massacre passe dans un premier temps presque inaperçu auprès de l’opinion publique sud-coréenne, car si les médias internationaux rendent compte du drame de Gwangju, les médias locaux, sous contrôle du pouvoir en place, parlent de militaires secourant une ville de Gwangju aux mains de milices pro-Corée du Nord terrorisant la population locale.

Le soulèvement de Gwangju est tué dans le sang, mais il constitue le point de départ de la conscience démocratique sud-coréenne qui mit un terme définitif à la dictature. Deux ans après Gwangju est composée la “Marche pour vous”, sorte de Chant des Partisans en hommage aux martyrs de la lutte pour la démocratie. Ce chant accompagnera toutes les révoltes estudiantines qui vinrent à bout de la dictature dix ans après le soulèvement de Gwangju. Ce chant est aujourd’hui encore entonné lors des luttes syndicales ou manifestations organisées par le camp progressiste.

Il faut attendre le processus de démocratisation de la fin des années 80 pour que lumière soit faite progressivement sur le massacre de Gwangju, et le milieu des années 90 pour que les responsables de ce massacre, dont le général Chun Doo-hwan et son successeur à la tête du pays, le général Roh Tae-woo, soient incriminés. En 1997, les victimes de cette répression sont définitivement réhabilités. Certes leur nombre fait toujours l’objet de débats et se situe quelque part entre les 200 morts selon les décomptes officiels de l’époque et les 2000 selon certaines estimations plus réalistes, mais le 18 mai est déclaré journée de commémoration en mémoire aux morts de Gwangju, considérés non plus comme militants pro-Corée du Nord, mais martyrs du processus de démocratisation de la Corée du Sud.

Le massacre de Gwangju a été réhabilité dans l’Histoire, mais cette Histoire est récente au point que les acteurs de cette tragédie, y  compris Chun Doo-hwan et les proches des victimes, sont toujours vivants. Et si la Présidente actuelle est étrangère aux événements de l’époque, certains hommes et femmes politiques qui composent les rangs des deux principaux partis de gouvernement, le Saenuri, parti conservateur au pouvoir et le Parti Démocrate Unifié (PDU), principal parti d’opposition progressiste, étaient déjà des acteurs de la vie politique à l’époque du massacre de Gwangju: soit en tant qu’opposants à la dictature, soit au contraire au sein de l’administration en place en tant que membres de cabinet ou haut fonctionnaire.

C’est pourquoi 33 ans après la tragédie de Gwangju, ses blessures ne sont pas toutes cicatrisées et sa commémoration toujours pas apaisée. Cette année et contrairement à son prédécesseur, la Présidente Park Geun-hye a choisi d’y prendre part afin de donner un signe fort à la réconciliation Nationale dont elle fait le voeu pour sa Présidence. Mais cette réconciliation est loin d’être achevée : le Ministère des anciens combattants qui avait la charge de l’organisation de la cérémonie a ainsi refusé d’accéder à la demande des associations des victimes de Gwangju que les participants à cette cérémonie chantent en coeur la célèbre “Marche pour vous”, préférant le choix plus sobre d’une interprétation par un choeur. Choix qui a entraîné le boycott de la cérémonie par un certains nombre d’associations et organisations politiques militantes.

lire le billet

Le retour des archives royales

Quand il s’agit de la France, deux sujets suscitent l’incompréhension, voire agacent les Coréens: Brigitte Bardot qui peste contre le goût des Coréens pour la viande de chien (j’essaie de leur expliquer alors que Brigitte Bardot, n’est pas représentative des Français, mais la tâche n’est pas si aisée), et l’affaire des archives royales coréennes.

Tout commença en 1866, avec la mort de neuf missionnaires français au Royaume de Joseon, ancêtre des deux Corée. L’amiral Roze entreprit alors une expédition punitive à la tête de 7 bâtiments qui débarquèrent sur l’île de Kanghwa, à l’entrée du fleuve Han qui, une cinquantaine de kilomètre plus à l’est, traverse Seoul. Un mois et quelques affrontements plus tard opposant fusiliers marins français et élites de l’armée de Joseon, Roze décida de se retirer en n’oubliant pas de détruire tout ce qui pouvait l’être, et d’emporter tous les objets de valeur qui pouvaient l’être. Inclus dans le butin: 300 volumes de manuscrits détaillant avec minutie et illustrations à l’appui, les protocoles et rites de cérémonie à la Cour du Roi de Joseon. A leur arrivée en France, ces manuscrits furent confiés à la Bibliothèque nationale de France, et l’on en entendit plus parler.

Jusqu’en 1975, où un historien coréen effectuant des recherches à la BNF tombe sur ces archives royales. Une quinzaine d’années s’écoulent encore avant que le gouvernement coréen demande officiellement en 1991 au gouvernement français la rétrocession de ces manuscrits et que s’ouvre le dossier qui empoisonnera pendant 20 longues années les relations par ailleurs bonnes entre la France et la Corée du Sud.

Tout ou presque fut tenté pour trouver une solution à cet épineux problème: dès 1993, Mitterrand lors d’un voyage officiel à Seoul, signe avec son homologue coréen un accord de principe pour le prêt par la France à la Corée des manuscrits. Pour prouver la bonne volonté de la France à une période où la Corée désireuse de s’équiper d’un train à grande vitesse hésite entre le TGV et ses concurrents allemand et japonais, le Président Français ramène même un volume de ces manuscrits dans ses valises.

Mais au delà de ces manifestations ponctuelles de bonne volonté, il reste deux positions pratiquement irréconciliables: la Corée se sent la légitimité de réclamer le retour d’une partie de son patrimoine historique et culturel injustement confisqué, tandis que la France invoque elle aussi son patrimoine. Car de fait, ces manuscrits coréens conservés à la BNF depuis plus d’un siècle font partie intégrante du patrimoine culturel inaliénable de la France. Et puis le cas coréen pourrait provoquer un précédent et donner suite à des réclamations similaires de nombreux autres prétendants au retour de trésors culturels spoliés.

On tente alors la solution du prêt: la Corée souhaiterait au moins que ce prêt soit permanent, mais cette solution semble inacceptable pour la partie française, qui souhaite de son côté appliquer le principe de réciprocité par un échange de collections de valeur équivalente. Cette solution à son tour rejetée par la partie coréenne, dont l’opinion publique et certaines associations militantes se font de plus en plus virulentes, allant même jusqu’à acheter une pleine page du quotidien le Monde en 2007 pour sensibiliser l’opinion française.

Il faut attendre fin 2010 pour aboutir à un accord: poussés par l’élan que provoque le sommet du G20 à Seoul, dont la France prend la présidence à la suite de la Corée, Paris et Séoul se mettent d’accord pour un retour des manuscrits sous la forme d’un prêt de 5 ans renouvelables. Bien sûr l’accord ne satisfait entièrement ni les uns, ni les autres, et en France 300 conservateurs et personnalités signeront une pétition contre le retour des manuscrits. Mais il met fin à 20 années de casse-tête diplomatique et de disputes sur l’un des rares contentieux historiques entre la France et la Corée.

Et c’est aujourd’hui vers 14h qu’une première partie des manuscrits retrouvaient leur terre d’origine, après 145 années de séjour en France.

lire le billet