Avorter en Corée

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Alors qu’en Europe le thème de l’avortement resurgit dans le débat public, celui-ci n’a jamais vraiment fait l’objet d’un débat national passionné en Corée. Pourtant, et comme partout ailleurs, les femmes y avortent.

Comme cette femme, appelons la Kim, la trentaine et design-graphiste indépendante, dont le chemin croisa celui d’un ami le temps d’une aventure passagère. Ni elle, ni lui n’eut la prévenance de penser à se protéger lors des quelques séances de galipettes qui d’un consentement mutuel, n’avaient pas vocation à se prolonger dans une relation durable. Jusqu’au jour où Kim rappela mon ami pour lui annoncer qu’elle était enceinte de lui.

L’éventualité de garder le foetus fut envisagée, car Kim souhaite un jour être maman, mais dans un pays qui n’accorde pratiquement aucune reconnaissance sociale aux enfants de familles monoparentales, et dont les coûts liés à l’éducation sont les plus élevés au monde, tous deux pensèrent que garder le foetus équivalait à une quasi-condamnation sociale du futur enfant : cette éventualité fut écartée. Restait alors deux options, l’avortement ou l’adoption, et c’est la première solution qui fut décidée.

Pourtant, l’avortement est illégal en Corée, mis à part dans certains cas de maladie génétique grave touchant le foetus, de viol de la mère, ou de complications mettant en danger la vie de cette dernière. La grossesse de Kim ne correspondait à aucun de ces cas de figure, mais ceci ne constitua en rien une dissuasion.

Car en dépit de cette restriction légale, l’avortement est pratiqué couramment en Corée, à en juger la facilité avec laquelle Kim trouva une clinique acceptant de la prendre en charge, et le taux d’avortement publié par le ministère de la santé lui-même : ce taux serait de 15,4 pour mille en 2011, contre 16,9 pour mille en France en 2007. On peut même raisonnablement penser que le taux coréen est sous-évalué dans la mesure où il s’agit d’une estimation issue d’un sondage sur 4000 personnes et que vu le caractère tabou et restrictif de l’avortement ici, il est probable que beaucoup de femmes l’ayant subi, préfèrent s’en cacher.

C’est en tout cas la réflexion que m’inspire l’expérience de Kim, qui une fois sa décision prise, prit rendez-vous le lendemain avec une clinique qui accepta de pratiquer l’intervention le surlendemain.

Les cliniques qui, comme celle qui prit en charge Kim, pratiquent clandestinement l’avortement ne manquent pas. Et les services médicaux coréens étant aujourd’hui réputés au point que le tourisme médical est devenu un secteur d’avenir (ils étaient déjà près de 400 000 touristes en 2013 à venir en Corée pour recevoir un traitement médical, dont une grosse partie pour une opération de chirurgie esthétique), ces avortements clandestins ne sont aucunement pratiqués dans un sous-sol lugubre par un médecin douteux.

Le règlement de cette intervention est par contre bien clandestin : 400 EUR environ, bien entendu non remboursés, payables en espèce et en intégralité au début d’une prise en charge qui durera environ un mois en comptant les consultations post-intervention.

C’est cette manne financière non déclarée qui constitue l’une des principales raisons de la pratique courante de l’avortement en Corée. Parce que finalement, celle-ci résulte de la banale loi de l’offre et de la demande. Du côté de l’offre, l’avortement permet à des cliniques de mettre du beurre dans les épinards. L’Etat aurait pu depuis longtemps fourrer son nez dans ce commerce non déclaré, mais jusqu’au milieu des années 80, il était plus préoccupé par l’explosion démographique du pays, à laquelle l’avortement apportait une solution, que par la chasse aux revenus non déclarés.

Certes les temps ont bien changé, et la Corée a depuis, plus qu’achevé sa transition démographique vu qu’elle est le pays de l’OCDE qui vieillit le plus rapidement. Les campagnes anti-avortement font partie aujourd’hui des mesures prises par le gouvernement pour tenter de faire repartir le taux de natalité du pays, mais timidement, car dans le même temps, il craint la réaction de la corporation médicale, dont la plupart des cliniques, à l’exception notoire de quelques-unes d’entre elles spécialisées en chirurgie esthétique, ne roulent pas sur l’or.

Du côté de la demande, il suffit de se pencher sur le cas de Kim pour constater que l’avortement est avec l’adoption, la seule issue envisageable d’une grossesse survenue en dehors du cadre d’un couple marié, ou sur le point de l’être. Kim est loin d’être un cas isolé : la Corée d’aujourd’hui compte de plus en plus de femmes actives, indépendantes, et célibataires. Un célibat plus subi que choisi, tant il est difficile d’échapper à la pression sociale imposant le mariage, puis des enfants aux hommes et femmes qui approchent de la trentaine.

Mais en Corée plus qu’ailleurs, se marier n’est pas chose aisée, et encore moins pour une femme : il faut d’abord que son fiancé dispose d’un capital de 20 000 euros environ pour financer une cérémonie suffisamment bling bling pour ne pas être la risée de ses pairs. Il faut ensuite obtenir l’accord des parents respectifs, pour qui l’écart d’âge, de diplôme, de milieu social, et parfois même de “goonghap”, c’est à dire l’incompatibilité astrale du couple, peuvent être autant de motifs de veto. Enfin il faut souvent pour la femme, faire une croix sur sa carrière professionnelle, tant gérer simultanément celle-ci et un foyer semble difficile, à moins d’être fortunée.

Kim fait certainement partie de ces nombreuses femmes qui, pour l’une ou plusieurs de ces raisons, restent célibataires la trentaine passée. Et même si ce mode de vie lui est plus imposé que choisi, elle se retrouve finalement à l’image de nombreuses femmes occidentales et urbaines : concentrée sur sa carrière, et indépendante, y compris dans ses relations sentimentales.

Mais si de nombreuses femmes revendiquent aujourd’hui le style de vie moderne de Kim, elles doivent composer avec une société dont les mœurs n’ont pas évolué à la même vitesse. Aujourd’hui encore, les problématiques liées aux pratiques sexuelles des gens sont souvent taboues, étouffées par le dogme des traditions qui impose que les relations sexuelles n’aient lieu que dans le cadre du mariage.

Et sous couvert de puritanisme, l’éducation sexuelle est souvent négligée, les Coréens en étant souvent réduits à s’informer sur des sujets aussi critiques que la contraception ou les maladies sexuellement transmissibles par le bouche à oreille. Voilà qui explique pourquoi par exemple, les enseignants étrangers doivent, à la différence de leurs confrères coréens, passer un test de séropositivité: parce que de nombreux parents d’élèves coréens pensent que le Sida est une maladie d’étrangers homosexuels ou dépravés.

Voilà également pourquoi l’avortement est largement pratiqué, mais peu débattu en Corée, alors même que la communauté chrétienne y est très active : parce qu’il y a peu de monde pour leur faire face. Le camp en faveur de l’avortement est balbutiant. Les femmes qui y sont contraintes s’y soumette à la manière de Kim : dans le silence, sous le poids d’une société qui les considérerait comme débauchées si elles s’affichaient, et qui donc, préfèrent taire leurs revendications et leurs souffrances avec.

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Ces préjugés tenaces dont sont victimes les femmes coréennes

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Avec les apparences émancipées que suggèrent les mini-jupes des  femmes dans les artères de Gangnam, et le cosmopolitisme grandissant de certains quartiers de Séoul comme Itaewon ou Hongdae, il est difficile pour un étranger de passage de réaliser l’ambiance de misogynie teintée de racisme dans laquelle évolue parfois la société sud-coréenne. C’est un aperçu de ces préjugés dont sont principalement victimes les jeunes femmes, que nous offre un article du quotidien Kukmin Ilbo que je traduis ici en Français.

N’oublions pas que la Corée d’il y’a à peine un siècle était appelée Royaume Ermite, tant elle refusait toute intrusion étrangère, sûre de ses traditions confucianistes parmi lesquelles celle qui prônait que la vertu première d’une femme était l’obéissance à l’homme. Il ne faut donc pas occulter les immenses progrès accomplis par la Corée en matière d’émancipation de la femme et d’ouverture à l’étranger. Mais l’article ci-après reste inquiétant parce qu’il montre à quel point c’est avant tout une certaine élite et une certaine jeunesse éduquée de la Corée d’aujourd’hui qui sont affectées par ces réflexes rétrogrades.

Si Lee Jiseon, provinciale de 25 ans récemment recrutée à Séoul, a renoncé à emménager seule pour choisir d’habiter chez sa grand-mère, c’est en partie à cause des prix de l’immobilier mais également par crainte que plus tard, cette expérience de vie en célibataire nuise à son profil auprès des agences matrimoniales. “Parce qu’avoir vécu seule peut faire croire qu’on a eu une vie sexuelle débridée” expliquait Lee le 27 novembre dernier.

Il s’avère que les craintes de Lee sont parfaitement justifiées et que ce qui ressemblerait plus à une légende urbaine se vérifie fidèlement dans la réalité. Ainsi les agences matrimoniales ont-elles tendances à refuser ou à réclamer des frais d’inscriptions plus élevés aux candidates ayant eu l’occasion de vivre seule ou d’être allées en accord d’échange à l’étranger. Dans les universités il arrive que les étudiantes membres d’associations en contact avec les étudiants étrangers soient traitées de filles faciles et victimes d’exclusion, tandis que sur internet les médisances et préjugés de certains internautes mâles à leur sujet deviennent un phénomène de société.

Lorsque Jung, 24ans et étudiante en 4ème année de l’université de Yonsei, a dû choisir sa destination pour un séjour d’échange dans un pays anglophone, elle a écarté d’emblée l’Australie. “C’est un pays anglophone certes, mais moins coté que les États-Unis ou le Canada et surtout j’ai entendu dire que les agences matrimoniales dévaluaient les candidates ayant séjourné là-bas parce qu’elles auraient la réputation d’y avoir mené un style de vie dévergondé” explique-t-elle. L’augmentation depuis quelques années de la présence de Coréennes prostituées en Australie jouerait également un rôle dans cette réputation qui fait qu’aujourd’hui, les amies de Jung sont  également réticentes à l’idée de partir en Australie.

Notre enquête auprès de quatre agences matrimoniales de Séoul et ses environs confirment que ces trois facteurs (avoir vécu hors du foyer parental, être allé en accord d’échange en Australie et avoir été membre d’une association d’échanges avec les étudiants étrangers) font l’objet d’un malus. Selon un représentant d’une agence matrimoniale du quartier huppé de Cheongdam dont les clients doivent justifier d’un patrimoine supérieurs à 15 millions d’euros : “les parents des futurs maris souhaitent souvent que leurs futurs belles-filles n’aient jamais vécu hors de chez leurs parents, ou qu’elles n’aient simplement eu aucune expérience à l’étranger. Parce qu’ils soupçonnent que les filles dans ces cas là auront eu des relations compliquées avec les hommes.” Pour une autre agence : “les frais d’inscriptions seront plus élevés pour une fille ayant séjourné en Australie et voulant trouver un bon parti.” Dans certains cas on expliquera même directement aux filles ayant vécu seules qu’elles auront dû mal à trouver un bon parti.

Ces préjugés concernant les femmes sont marqués dès l’université. En juin dernier, une association affiliée à une université privée et composée d’étudiants bénévoles aidant à l’intégration des étrangers en accord d’échange publia une annonce de recrutement sur l’intranet du campus : en quelques instants ce fut la pagaille dans les commentaires.

“C’est pas une assoc’ où se retrouvent les filles qui veulent rencontrer des blancs?” “Mais y’a encore des gens qui soutiennent ces endroits connus pour être des lieux de débauche?” ou encore: “J’ai déjà vu une fille de cette assoc’ boire avec un blanc puis fricoter avec lui dans un lieu public,” furent parmi les commentaires qui fusèrent.

Kim, 23 ans et étudiante à l’université d’Ewha fut également tentée de rejoindre une association d’échanges avec les étudiants étrangers, avant d’y renoncer, dissuadée par ses amies des promotions supérieures. Elle avouera même: “les associations en contact avec les étrangers ont tellement la réputation d’être des lieux de dévergondage que j’ai même fini par avoir une mauvaise opinion des amies qui en étaient membres.” Choi, 25 ans et étudiant à la Korea University partage le même sentiment : “Lorsqu’une étudiante me dit qu’elle fait partie d’une association d’échanges avec les étudiants étrangers, je ne sais pas pourquoi mais j’ai l’impression qu’elle fricote avec des étrangers.” Et d’ajouter qu’il a “tendance à éviter les “dates” avec les filles qui en sont membres.”

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Etre une femme en Corée

C’est un ami Français de passage en Corée pour une conférence qui me fit la remarque en regardant les participants: “il y a moins de femmes dans l’assistance qu’en Arabie Saoudite!” Quelque peu surpris par cette réflexion, je regardai à mon tour les quelques 300 personnes réunis dans le “Grand Ball Room” de cet hotel 5 étoiles: effectivement pas une seule femme parmi les participants.

Pourquoi cette absence féminine ne m’avait-elle pas semblé flagrante? Sûrement parce que j’étais anesthésié par ces deux années passées en Corée ; aussi parce qu’en réalité, la présence féminine n’était pas nulle. Les femmes étaient même nombreuses, mais du côté des organisateurs ou de l’hotel et affectées aux tâches subalternes: hôtesses, serveuses, parfois quelques interprètes…

Finalement, cette conférence était un reflet assez fidèle de la situation de la femme en Corée: elles y sont visibles, offrant dans les rues une image épanouie, décomplexée même, si l’on se fie à la longueur des jupes qui rétrécit d’année en année et aux cigarettes fumées sans aucune gêne en public, alors que ceci aurait été impensable il y’a une quinzaine d’années. Mais lorsqu’on entre dans l’intimité des foyers et des entreprises, la réalité de la condition de la femme en Corée est plus inquiétante.

Une réalité qui rend assez pertinente la remarque de cet ami de passage: dans le dernier classement des 135 nations établi par le Word Economic Forum en fonction de l’égalité des sexes, la Corée du Sud se situe au 108ème rang, derrière les Emirats Arabes Unis. Une place de cancre malvenue pour un pays qui voue un culte immodéré aux classements en tout genre pour se féliciter des nombreux progrès accomplis en si peu de temps.

Le progrès épargne donc encore la condition de la femme dans ce pays imprégné de plus de 7 siècles d’un confucianisme qui aura été désastreux pour l’égalité des sexes. Aujourd’hui beaucoup d’hommes coréens ont encore une idée peu éloignée de la conception confucéenne traditionnelle selon laquelle si l’homme est le ciel, la femme est la terre. Pour eux, il ne fait pas de doute que la femme est l’inférieure de l’homme, son faire-valoir, dont l’existence n’a de sens que si elle est dédiée à la réussite et au bonheur de son mari et de sa progéniture. La femme coréenne doit ainsi être douce, docile, fertile, besogneuse, mais surtout pas cultivée, ni talentueuse, ni trop intelligente.

On comprend mieux pourquoi plus de la moitié des femmes coréennes en âge de travailler ne participent pas à l’activité économique du pays, et pourquoi lorsqu’elles le font, leurs salaires sont inférieurs de moitié à ceux de leurs collègues masculins à un poste équivalent. Pour la femme coréenne moderne, vouloir s’épanouir professionnellement relève du choix cornélien que me décrivait une amie occupant un poste dans le “middle management” d’un grand groupe: pour que sa carrière progresse, celle-ci doit faire preuve d’encore plus de zèle et de motivation que ses homologues masculins afin de convaincre ses patrons que sa dévotion à l’entreprise passe avant tout, et surtout avant un éventuel projet familial. Mais à trop vouloir exceller au travail, elle en vient à projeter sur ses collègues et ses patrons mâles une image de femme suspecte : trop carriériste, trop ambitieuse, trop indépendante, bref trop contraire aux valeurs confucéennes archaïques qui voudraient que la femme vertueuse ne s’épanouisse que par le succès de son mari.

Voilà pourquoi la réussite professionnelle de nombreuses femmes est au détriment de leur vie personnelle. Combien de fois ai-je entendu de la bouche de femmes ravissantes, intelligentes et à la situation professionnelle enviable: “je finirai vieille fille parce que ma réussite fait fuir les hommes!” Aujourd’hui encore, de nombreuses femmes ne conçoivent pas le travail comme un moyen d’épanouissement personnel car pour être épanouie encore faudrait-il recevoir l’assentiment de la société coréenne. Or cette société est trop patriarcale et conservatrice pour ne concevoir la place de la femme ailleurs qu’en retrait de son mari.  Les femmes coréennes travaillent donc, mais la plupart s’arrêtent au moment où elles se trouvent un mari. Pour lui faire des enfants, puis assurer la bonne marche de son foyer.

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