Mourir plutôt que d’être un poids pour les autres

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Le destin de la famille de Mme Park, retrouvée morte avec ses deux filles dans leur domicile, est une lente descente aux enfers qui ne peut laisser aucun Coréen indifférent parce qu’il met en exergue l’agonie silencieuse de ceux qui n’ont pas pu profiter du miracle économique coréen, et parce qu’il est révélateur du niveau de violence sociale dans lequel tous évoluent aujourd’hui, et dont peu se sentent totalement à l’abris.

Du père de cette famille on ne sait pas grand chose, à part qu’il était entrepreneur et qu’il succomba à un cancer en 2002, laissant derrière lui une femme et deux filles. Celui-ci laissait également des dettes, dont on ne sait très bien si elles étaient dues aux frais d’hôpital ou à ses affaires, mais dont on imagine le rôle dans la détérioration brutale de la situation économique d’une famille dont la principale source de revenu était… feu le père.

C’est pourquoi en 2005, Mme Park, alors âgée de 52 ans, et ses deux filles de 25 et 22 ans, durent se résoudre à quitter leur demeure familiale et emménager dans l’entresol exigu d’une maison individuelle, dont on peut supposer que le principal avantage résidait dans son loyer abordable: 260€ mensuels.

A ce loyer qui constituait la principale dépense mensuelle de la famille, s’ajoutaient les charges locatives d’environ 100€. Pour le reste, une liste des dépenses du mois de février 2006 retrouvée sur un calepin donne une idée du train de vie a minima de la mère et ses deux filles : la plus grande dépense courante d’un montant de 18 €, concernait de la nourriture pour chat, et l’on se doute qu’aucune dépense n’aura été oubliée sur cette liste où même les achats les plus insignifiants tels qu’une glace (0,35 €), du soja (0,50€), ou encore une canette de soda (0,50€) étaient scrupuleusement notés.

Pourtant il en aurait fallu bien d’autres de dépenses. Notamment pour soigner la fille aînée, atteinte de diabète aigu et d’hypertension au point d’être dans l’incapacité d’exercer toute activité professionnelle. Car nous sommes en Corée du Sud, pays qui de ceux de l’OCDE, dépense le moins en matière de sécurité sociale, et qui laisse l’immense majorité de ses citoyens sans couverture maladie : libre à eux d’opter pour une mutuelle privée, ou à défaut, de puiser dans leurs économies le jour où la maladie frappe, comme ce fut le cas par deux fois pour la famille de Mme Park.

Après le décès de son mari c’est logiquement sur elle que reposa la lourde tâche de subvenir aux besoins du foyer. Tâche à laquelle elle s’attela avec acharnement comme serveuse dans un restaurant de Seoul pour un salaire mensuel de 815€ : maigre somme pourtant suffisante pour permettre à la famille de vivoter.

Jusqu’à ce jour de la fin du mois de janvier dernier, où la mère tomba dans la rue, et se fractura le bras droit, se trouvant ainsi dans l’impossibilité de continuer son travail de serveuse. Un malheur n’arrivant jamais seul, le loyer de leur domicile était passé de 260 à 340€ au début de cette année.

On imagine que les semaines qui suivirent furent consacrées à tenter de trouver une solution à l’impasse financière dans laquelle se trouvait plongée cette famille : un crédit à la consommation ? Ce recours avait déjà été excessivement utilisé et les deux filles étaient déjà fichées dans les listings de consommateurs non solvables. Une demande d’aide aux proches? Cela aurait été la pire des humiliations pour une famille qui n’a plus rien d’autre que sa fierté. La fierté du pauvre en Corée, c’est de vivre sans être un fardeau, un embarras (폐, “Pae”) pour les autres. Ce fut le cas pour Mme Park, dont le petit frère devinant la misère de sa soeur, vint un jour lui donner du riz, et se vit presque réprimander de gaspiller ses ressources ainsi, alors qu’il avait lui aussi des bouches à nourrir.

Bénéficier des quelques aides de l’Etat aurait été une possibilité. Certaines aides existent et Mme Park aurait probablement pu y prétendre. Mais se renseigner, puis établir les démarches administratives adéquates n’étaient sûrement pas dans les capacités de Mme Park. Et d’ailleurs, bénéficier de ce types d’aide ne revient-il pas à devenir un fardeau pour la société toute entière?

Une société dont le succès économique fulgurant de ces dernières décennies est fondé notamment sur la croyance que chacun a ce qu’il mérite, que le système coréen sait récompenser ceux qui mettent tout en oeuvre pour y arriver. De telles valeurs furent essentielles pour mettre tout un pays au travail, sans compter ses heures ni son salaire et ainsi, sortir de la pauvreté. Mais leur corollaire est effrayant, car si les riches le sont parce qu’ils l’ont mérité, alors les pauvres aussi n’ont que ce qu’ils méritent, ou du moins ne devraient s’en prendre qu’à eux-mêmes.

Plutôt disparaître silencieusement donc, que d’être un poids pour les autres. Le dernier achat de Mme Park fut trois briquettes de charbon (2€) qu’elle alluma dans sa chambre calfeutrée avant de se coucher aux côtés de ses deux filles. Elles furent retrouvées le 26 février dernier, décédée par intoxication au monoxyde de carbone.

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Le dernier message de Park avant de disparaître fut à la seule personne qu’elle pensait mettre dans l’embarras par son geste : sa propriétaire, dont le contrat de location s’arrêtait brusquement. Sur une enveloppe contenant les 475€ des loyer et charges du mois de février, elle écrivit : “A l’attention de Mme la propriétaire…  Je suis désolée mais ceci sera mon dernier loyer. Je suis vraiment désolée.”

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In Kim Yuna We Trust

Kim Yuna, est sans aucun conteste la reine de Corée. Jamais personnalité n’aura été autant adulée, soutenue, louée, encouragée et s’il le faut, consolée, que cette frêle patineuse artistique de 23 ans.

Pour s’en rendre compte, il suffit de voire comment la Présidence de la République de Corée, pays où toute autre place que la première est symbole d’échec plus que de réussite, a choisi de rendre hommage sur son compte Twitter, à la contre-performance de celle qui était championne olympique en titre depuis Vancouver en 2010, mais qui n’a pu monter que sur la 2ème marche du podium de Sotchi cette année:


En accompagnement de cette magnifique fresque de la gracieuse Kim Yuna, la Présidence offre “ses sincères félicitations et applaudissements à Kim Yuna, pour sa belle performance qui a fait battre le coeur de tant de gens.

Il faut dire que Kim Yuna accumule les qualités dont raffolent les Sud-coréens : elle offre en 2010 à une Corée en mal de reconnaissance mondiale, sa première médaille d’or dans l’une des disciplines reines des Jeux olympiques d’hiver, alors qu’avant elle, le pays devait ses classements flatteurs dans le tableau des médailles au short-track, discipline relativement peu connue du grand public ; elle sort pratiquement toujours victorieuse de sa grande rivale japonaise Asada Mao et soulage les rancoeurs d’une Corée autrefois victime, mais qui au travers des victoires de Yuna, se voit aujourd’hui victorieuse de son puissant voisin japonais ; enfin, elle montre une maturité impressionnante et un comportement exemplaire pour son âge, face à un succès immense qui fait d’elle l’idole absolue de tout un peuple.

Je suis moi-même admiratif des performances de Kim Yuna, surtout de sa capacité de résistance à la pression inimaginable que constitue les attentes de 50 millions de Coréens, dont les regards anxieux se fixent sur sa frêle silhouette à chaque fois qu’elle entre en piste. Mais je suis également intrigué par l’adulation sans borne qu’elle suscite ; par le soutien fervent et inconditionnel qu’elle reçoit de chaque Coréen sans qu’un seul ne manque à l’appel.

Ne vous risquez pas, comme je l’ai fait il y a quelques jours lors d’un dîner sous le coup de l’agacement face au matraquage publicitaire et médiatique autour de Kim Yuna auquel les habitants de Corée sont soumis, à émettre la moindre critique à son égard. Mon tort fut de suggérer que la perte éventuelle de son titre aux JO aurait au moins l’avantage de voir un peu autre chose que sa tête en une des journaux et des affiches publicitaires. Le réaction choquée de mes convives ainsi que le regard hostile des quelques voisins de table ayant l’oreille baladeuse suffirent à ce que je réalise le caractère profondément blasphématoire de mes propos.

S’il semble donc impossible de trouver un seul Sud-coréen hostile, voire même insensible au succès de Yuna c’est parce qu’au delà de la fierté nationale qu’elle suscite, son parcours est un modèle de réussite dépassant tous les clivages sociaux et ne laissant personne indifférent ici.

Pour les Coréens de la masse, le parcours de Kim Yuna représente l’espoir qu’il est possible de réussir avec pour seuls atouts leurs talents, leurs volontés et la sueur de leurs fronts, sans soutien de puissants, ni privilège ou favoritisme particulier. C’est en effet, un peu le résumé du parcours de Kim Yuna qui à ses débuts devait composer avec des instances sportives coréennes indifférentes au patinage artistique, discipline jugée non prioritaire car peu susceptible de remporter des médailles olympiques. C’est donc uniquement à son talent, son courage, son abnégation et à l’obstination des siens que Yuna doit son succès.

Et c’est ce parcours solitaire et triomphant qui résonne particulièrement au sein d’une société coréenne impitoyable envers les millions de Coréens sans diplôme prestigieux, sans patrimoine significatif, ni soutien familial particulier et qui donc, ne peuvent compter que sur leurs propres forces. Pour cette majorité de Coréens qui luttent au quotidien sans filet de sécurité, dans un environnement ultra-concurrentiel, Kim Yuna apparaît un peu comme l’une des leurs, un modèle auquel ils peuvent prétendre, un espoir d’ascension même permis pour les moins privilégiés d’une société pourtant impitoyable envers les faibles.

Mais les privilégiés ne sont pas non plus en reste pour louer Kim Yuna. Parce que son parcours constitue un argument de poids face à ceux qui voudraient réformer la société coréenne et remettre en cause leurs privilèges en faveur des plus faibles. Surtout pas, peuvent-ils rétorquer. Car la trajectoire de Yuna, partie de rien et ne comptant que sur ses forces et sa volonté pour parvenir au sommet, est la preuve même que le système coréen permet à quiconque de réussir, même en partant de très bas, à force de courage et de volonté. Ca n’est certainement pas en rejetant la faute de ses échecs sur le dos des autres mais en ne s’en prenant qu’à soi-même que Yuna a dû parvenir au sommet, peuvent-ils asséner.

Voilà comment Kim Yuna emporte l’adhésion fervente et unanime de tout un peuple. Bien sûr elle fait la fierté de ses concitoyens en symbolisant une Corée jeune, belle et victorieuse. Mais son parcours porte une signification plus profonde que l’ascension fulgurante et éphémère de Psy sur YouTube. Parce que ce parcours répond aux aspirations intimes de chacun, porteur d’espoir pour les uns et preuve incontestable d’un système économique et social auquel ils adhèrent pour les autres.

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Avorter en Corée

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Alors qu’en Europe le thème de l’avortement resurgit dans le débat public, celui-ci n’a jamais vraiment fait l’objet d’un débat national passionné en Corée. Pourtant, et comme partout ailleurs, les femmes y avortent.

Comme cette femme, appelons la Kim, la trentaine et design-graphiste indépendante, dont le chemin croisa celui d’un ami le temps d’une aventure passagère. Ni elle, ni lui n’eut la prévenance de penser à se protéger lors des quelques séances de galipettes qui d’un consentement mutuel, n’avaient pas vocation à se prolonger dans une relation durable. Jusqu’au jour où Kim rappela mon ami pour lui annoncer qu’elle était enceinte de lui.

L’éventualité de garder le foetus fut envisagée, car Kim souhaite un jour être maman, mais dans un pays qui n’accorde pratiquement aucune reconnaissance sociale aux enfants de familles monoparentales, et dont les coûts liés à l’éducation sont les plus élevés au monde, tous deux pensèrent que garder le foetus équivalait à une quasi-condamnation sociale du futur enfant : cette éventualité fut écartée. Restait alors deux options, l’avortement ou l’adoption, et c’est la première solution qui fut décidée.

Pourtant, l’avortement est illégal en Corée, mis à part dans certains cas de maladie génétique grave touchant le foetus, de viol de la mère, ou de complications mettant en danger la vie de cette dernière. La grossesse de Kim ne correspondait à aucun de ces cas de figure, mais ceci ne constitua en rien une dissuasion.

Car en dépit de cette restriction légale, l’avortement est pratiqué couramment en Corée, à en juger la facilité avec laquelle Kim trouva une clinique acceptant de la prendre en charge, et le taux d’avortement publié par le ministère de la santé lui-même : ce taux serait de 15,4 pour mille en 2011, contre 16,9 pour mille en France en 2007. On peut même raisonnablement penser que le taux coréen est sous-évalué dans la mesure où il s’agit d’une estimation issue d’un sondage sur 4000 personnes et que vu le caractère tabou et restrictif de l’avortement ici, il est probable que beaucoup de femmes l’ayant subi, préfèrent s’en cacher.

C’est en tout cas la réflexion que m’inspire l’expérience de Kim, qui une fois sa décision prise, prit rendez-vous le lendemain avec une clinique qui accepta de pratiquer l’intervention le surlendemain.

Les cliniques qui, comme celle qui prit en charge Kim, pratiquent clandestinement l’avortement ne manquent pas. Et les services médicaux coréens étant aujourd’hui réputés au point que le tourisme médical est devenu un secteur d’avenir (ils étaient déjà près de 400 000 touristes en 2013 à venir en Corée pour recevoir un traitement médical, dont une grosse partie pour une opération de chirurgie esthétique), ces avortements clandestins ne sont aucunement pratiqués dans un sous-sol lugubre par un médecin douteux.

Le règlement de cette intervention est par contre bien clandestin : 400 EUR environ, bien entendu non remboursés, payables en espèce et en intégralité au début d’une prise en charge qui durera environ un mois en comptant les consultations post-intervention.

C’est cette manne financière non déclarée qui constitue l’une des principales raisons de la pratique courante de l’avortement en Corée. Parce que finalement, celle-ci résulte de la banale loi de l’offre et de la demande. Du côté de l’offre, l’avortement permet à des cliniques de mettre du beurre dans les épinards. L’Etat aurait pu depuis longtemps fourrer son nez dans ce commerce non déclaré, mais jusqu’au milieu des années 80, il était plus préoccupé par l’explosion démographique du pays, à laquelle l’avortement apportait une solution, que par la chasse aux revenus non déclarés.

Certes les temps ont bien changé, et la Corée a depuis, plus qu’achevé sa transition démographique vu qu’elle est le pays de l’OCDE qui vieillit le plus rapidement. Les campagnes anti-avortement font partie aujourd’hui des mesures prises par le gouvernement pour tenter de faire repartir le taux de natalité du pays, mais timidement, car dans le même temps, il craint la réaction de la corporation médicale, dont la plupart des cliniques, à l’exception notoire de quelques-unes d’entre elles spécialisées en chirurgie esthétique, ne roulent pas sur l’or.

Du côté de la demande, il suffit de se pencher sur le cas de Kim pour constater que l’avortement est avec l’adoption, la seule issue envisageable d’une grossesse survenue en dehors du cadre d’un couple marié, ou sur le point de l’être. Kim est loin d’être un cas isolé : la Corée d’aujourd’hui compte de plus en plus de femmes actives, indépendantes, et célibataires. Un célibat plus subi que choisi, tant il est difficile d’échapper à la pression sociale imposant le mariage, puis des enfants aux hommes et femmes qui approchent de la trentaine.

Mais en Corée plus qu’ailleurs, se marier n’est pas chose aisée, et encore moins pour une femme : il faut d’abord que son fiancé dispose d’un capital de 20 000 euros environ pour financer une cérémonie suffisamment bling bling pour ne pas être la risée de ses pairs. Il faut ensuite obtenir l’accord des parents respectifs, pour qui l’écart d’âge, de diplôme, de milieu social, et parfois même de “goonghap”, c’est à dire l’incompatibilité astrale du couple, peuvent être autant de motifs de veto. Enfin il faut souvent pour la femme, faire une croix sur sa carrière professionnelle, tant gérer simultanément celle-ci et un foyer semble difficile, à moins d’être fortunée.

Kim fait certainement partie de ces nombreuses femmes qui, pour l’une ou plusieurs de ces raisons, restent célibataires la trentaine passée. Et même si ce mode de vie lui est plus imposé que choisi, elle se retrouve finalement à l’image de nombreuses femmes occidentales et urbaines : concentrée sur sa carrière, et indépendante, y compris dans ses relations sentimentales.

Mais si de nombreuses femmes revendiquent aujourd’hui le style de vie moderne de Kim, elles doivent composer avec une société dont les mœurs n’ont pas évolué à la même vitesse. Aujourd’hui encore, les problématiques liées aux pratiques sexuelles des gens sont souvent taboues, étouffées par le dogme des traditions qui impose que les relations sexuelles n’aient lieu que dans le cadre du mariage.

Et sous couvert de puritanisme, l’éducation sexuelle est souvent négligée, les Coréens en étant souvent réduits à s’informer sur des sujets aussi critiques que la contraception ou les maladies sexuellement transmissibles par le bouche à oreille. Voilà qui explique pourquoi par exemple, les enseignants étrangers doivent, à la différence de leurs confrères coréens, passer un test de séropositivité: parce que de nombreux parents d’élèves coréens pensent que le Sida est une maladie d’étrangers homosexuels ou dépravés.

Voilà également pourquoi l’avortement est largement pratiqué, mais peu débattu en Corée, alors même que la communauté chrétienne y est très active : parce qu’il y a peu de monde pour leur faire face. Le camp en faveur de l’avortement est balbutiant. Les femmes qui y sont contraintes s’y soumette à la manière de Kim : dans le silence, sous le poids d’une société qui les considérerait comme débauchées si elles s’affichaient, et qui donc, préfèrent taire leurs revendications et leurs souffrances avec.

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Grève et mouvement des indignés coréen

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Jeon Tae-il est une icône de la lutte syndicale en Corée du Sud. Né juste après l’occupation japonaise en 1948 d’une famille pauvre comme l’immense majorité de ses compatriotes à cette époque, Jeon n’eut d’autre choix que d’abandonner ses études très tôt pour rejoindre les ateliers clandestins de textile, jonchant le quartier de Dongdaemun du Séoul des années 60. Mais curieux et avide de culture, Jeon continua à lire pour s’éduquer et très vite, ne put rester indifférent au sort de ses compagnons de travail : la plupart des femmes adolescentes, voire pré-adolescentes, travaillant 15 heures par jour week-end compris dans des conditions d’insalubrité révoltantes, et gavées aux amphétamines pour certaines afin de travailler jusqu’à leurs derniers souffles avant de mourir parfois prématurément de tuberculose.

Jeon consacra toute son énergie à trouver les moyens de remédier aux conditions de travail épouvantables dont lui-même et ses collègues étaient les victimes. Il tenta de former un syndicat ; il alerta également les médias afin de sensibiliser l’opinion publique à l’exploitation de cette main d’oeuvre vulnérable, mais en vain : la bienveillance des pouvoirs publics, davantage concernés par la croissance économique à marche forcée qu’au respect du droit du travail, penchera en faveur des patrons de ces ateliers de textiles. En 1970, à 22 ans, Jeon Tae-il s’immole par le feu dans un geste ultime d’interpellation de l’opinion publique sur le sort des ouvriers sud-coréens. Il décédera quelques heures plus tard.

Si le sacrifice de Jeon n’a pas provoqué d’avancée sociale instantanée, il aura fait émerger une conscience syndicale coréenne, et de manière plus large, il aura inspiré les luttes pour le progrès social et la démocratie qui ont émaillé l’histoire contemporaine de la Corée. Parce qu’il était jeune, ouvrier et éduqué, Jeon fut un modèle pour les leaders syndicaux qui émergèrent par la suite, mais également pour les étudiants militants pour la démocratie, dont certains n’hésitèrent pas à mettre entre parenthèse, voire à abandonner complètement leurs études universitaires tant convoitées, pour trouver un emploi d’ouvrier dans les usines, éduquer leurs collègues tels Jeon en son temps, et ainsi aider à l’émergence d’un mouvement syndical structuré.

Et c’est certainement parce qu’au milieu des années 80 et à l’approche des Jeux Olympiques de Séoul, le général Chun Doo-hwan avait en face de lui un front uni de contestataires allant des ouvriers, bras armé d’un capitalisme coréen vrombissant, aux étudiants, fers de lance des mouvements démocratiques, qu’il dû céder aux aspirations populaires de libertés et de progrès social qui font qu’aujourd’hui, la Corée du Sud est l’une des rares démocraties établie d’Asie.

Etablie certes, mais l’actualité  nous rappelle à quel point les vieux réflexes peuvent avoir la peau dure et à quel point le combat entamé par Jeon n’est pas achevé. C’est en tout cas le sentiment qui doit habiter les 8 565 travailleurs de Korail, l’équivalent coréen de la SNCF, qui pour s’être mis en grève il y’a deux semaines, sont l’objet d’une procédure de licenciement.

Comme son homologue français, Korail est une entreprise publique tiraillée entre son devoir de service public et son souci de rentabilité. C’est pour répondre à ce dernier que sa direction décida de détacher l’entité qui exploitera une nouvelle ligne à grande vitesse partant d’une gare située à Suseo, au sud de Séoul, pour la confier à une société qu’elle possèdera à 41% aux côtés d’autres actionnaires, tous publics, qui détiendront les 59% restants.

Pour les représentants syndicaux, cette manœuvre constitue la première étape d’un processus visant à privatiser au moins certaines lignes ferroviaires. C’est pourquoi ils appelèrent à la grève pour tuer dans l’œuf ce projet qu’ils jugent néfaste pour les salariés autant que les passagers. Initiée depuis une semaine, l’impact de cette grève fut au début relativement limitée, mais elle affecte aujourd’hui un train à grande vitesse sur dix et un tiers du fret ferroviaire. Et elle continue de s’amplifier, avec une journée de grève organisée cette semaine par deux mille salariés du métro de Séoul, en signe de solidarité avec leurs collègues de Korail qui co-gèrent quatre de leurs lignes de métro.

Surtout, ce conflit ne risque pas de se régler par le dialogue social, vu que pour la direction de Korail, les soupçons de privatisation sont infondés. Celle-ci affirme que toute privatisation même partielle n’est à l’ordre du jour ni de son conseil d’administration, ni de l’agenda économique du gouvernement. Pour la direction de Korail, cette grève est donc purement et simplement illégale, car non fondée sur des revendications valables.

Et qui dit grève illégale, dit sanctions à l’encontre des contrevenants grévistes, ce que la direction a fait avec application : à ce jour, ce sont ainsi plus de 8 500 grévistes qui sont sous l’objet d’une procédure de licenciement. Cette décision a été annoncée par la patronne de Korail, Choi Yeon-hye lors d’une déclaration à la presse, où elle jugea utile de préciser qu’elle appliquait ces sanctions contre “ses salariés bien aimés, avec le même coeur déchiré que celui d’une mère qui doit brandir un martinet…”

Choi précisera plus tard que bien entendu, ces procédures de licenciement étaient suspensives et qu’en dehors des instigateurs de la grève, les simples grévistes pouvaient retrouver leurs postes s’ils décidaient d’arrêter la grève et de passer devant le conseil de discipline de l’entreprise qui saurait se montrer clément. Quant aux organisateurs de cette grève, la direction de Korail a déposé plainte contre 190 d’entre eux. Ces plaintes, jugées recevables par les tribunaux, permirent à la police d’effectuer une perquisition et la saisie de documents et disques durs dans les locaux du syndicat de Korail, tandis que 10 leaders syndicaux étaient l’objets de mandats d’arrêt.

Voilà donc où en est le droit de grève dans une des entreprises publiques majeures de Corée plus de 40 ans après le sacrifice de Jeon : des travailleurs infantilisés par leur patron, victimes de chantage au licenciement, et des leaders syndicaux recherchés par la police pour avoir organisé une grève jugée illégale sur des critères tout au moins flous. Et quand bien même les motifs de cette grève seraient infondés, les méthodes pour y mettre fin semblent bien loin du minimum de dialogue entre partenaires sociaux qui devrait prévaloir dans un pays reconnaissant pleinement le droit de grève.

Mais peut-être notre regard est-il biaisé par un tropisme français. Après tout, la France n’est-elle ce pas ce pays où, comme me le rappelait un ami coréen, même les footballeurs de la sélection nationale font grève en pleine coupe du monde ? La méthode de règlement de la grève par la direction de Korail est certes cynique, mais n’est-elle pas un moindre mal face aux impératifs économiques et de service aux passagers qui doivent primer? C’est en tout cas ce que semble penser l’opinion publique, dont une bonne partie reste assez indifférente au conflit social qui touche Korail et apparemment insensible au sort des grévistes, aidée en cela par la relative hostilité de la plupart des médias qui, lorsqu’ils choisissent d’en parler, penchent en général en défaveur des grévistes.

Au delà de l’opinion publique, c’est l’apparente indifférence de la jeunesse coréenne à l’actualité sociale de leur pays, qui aurait sûrement le plus déçu Jeon. Car c’est vrai que les préoccupations de nombreux étudiants sud-coréens d’aujourd’hui sont aux antipodes de celles de leurs prédécesseurs qui, jusqu’au milieu des années 90, étaient en première ligne de la lutte contre le régime autoritaire du pays, formant souvent une union sacrée avec les ouvriers dans leurs luttes pour le progrès social, et à qui la Corée démocratique d’aujourd’hui doit beaucoup.

Hasard de l’histoire: les étudiants d’aujourd’hui sont souvent les enfants de la dernière génération d’étudiants qui eurent à lutter pour la démocratie. Une génération à ce point emblématique que tout comme les Français ont leur génération 68, les Coréens ont leur génération “386”:  la génération des Coréens qui avaient la trentaine dans les années 80, nées dans les années 60, et qui ont goûté aux joies des premiers ordinateurs équipés du processeur Intel 386.

C’est cette génération qui occupe aujourd’hui la plupart des fonctions importantes de la vie politique et socio-économique du pays après lui avoir fait emprunter un tournant démocratique décisif à la fin des années 80. Et ce sont les Coréens de cette génération qui dans la vie privée, sont les parents des étudiants d’aujourd’hui, leur assurant un environnement de sécurité et d’abondance absolus et une éducation dont ils ont eux-mêmes souvent été privés.

C’est ainsi que les étudiants Coréens d’aujourd’hui sont sûrement mieux formés, plus choyés, mieux soutenus, bref mieux préparés à affronter leur avenir dans une société plus concurrentielle que celle de leurs parents mais avec des contreparties : celles de l’individualisme, d’une relative indifférence à l’actualité et au monde qui les entoure, et donc d’une apathie face aux enjeux qui autrefois, auraient mobilisé leurs parents. Car ce qui compte pour un étudiant d’aujourd’hui, c’est sa réussite personnelle matérielle et professionnelle, et celle-ci accapare toute son énergie, tout son temps, sans plus aucune disponibilité pour les causes collectives, surtout si elles peuvent nuire à son évolution personnelle.

C’est cet état d’esprit individualiste de ses camarades de classe qu’a voulu dénoncer Ju Hyun-woo, un étudiant de la Korea University. Et pour ce faire, il a décidé d’utiliser la méthode de ses illustres prédécesseurs: délaisser les réseaux sociaux prisés par les étudiants d’aujourd’hui, d’autant plus qu’ils seraient infiltrés par les services de renseignements coréens, pour coller un message sur le panneau d’affichage du campus de l’université. Celui-là même que les étudiants des années 80 utilisaient pour communiquer et se mobiliser.

안녕

Sous le titre “Est-ce que tout va bien pour vous?”, qui pourrait être interprété comme “Ca va? On ne vous dérange pas?”, Ju qui fait preuve d’un certain courage dans la mesure où ces messages virulents sont en Corée généralement émis de manière anonyme, explique dans son affiche du 10 décembre dernier, que des milliers d’employés de Korail sont sur le point d’être licenciés pour avoir simplement fait grève contre le risque de privatisation de leur entreprise. Puis dans un ton acerbe, concis et percutant, Ju enchaîne la liste des maux qui gangrènent la Corée d’aujourd’hui : malaise des campagnes, salaires de misère, disparités sociales et suicides des jeunes, etc. Et de conclure:

Ca n’est pas que nous ne sommes pas au courant des problèmes politiques et économiques, mais nous n’avons jamais été ni autorisés, encore moins incités à réfléchir par nous-mêmes ou nous exprimer sur ces sujets. Et nous nous sommes dit que nous pourrions continuer à vivre comme ça sans trop de problème.

Mais nous ne pouvons pas vivre comme ça, parce que le monde que je vous décris est celui dans lequel nous vivons. C’est pourquoi j’ai juste envie de vous demander: est-ce que tout va bien pour vous? Pas de problème particulier dans vos vies? Ca ne vous dérange pas trop d’être indifférents à ces problèmes sous prétexte qu’ils ne vous concernent pas ? Je veux juste vous demander si vous n’êtes pas en train de vous cacher derrière le prétexte : “la politique ça ne m’intéresse pas” Si jamais tout ne va pas si bien que ça, vous ne pourrez pas ne pas le crier, quel qu’en soit la raison. C’est pourquoi je demande une dernière fois: Est-ce que tout va bien pour vous? 

Il semblerait qu’en un message, Ju ait réussi à faire sortir de leurs léthargies ses amis étudiants: en quelques jours ce message, pris de nombreuses fois en photo, fit le tour des réseaux sociaux, puis déclencha une série de réponses par affiches interposées qui apparurent ça et là dans de nombreux campus des universités de Corée, dans la rue sur des pancartes tenues par leurs auteurs, dans quelques lycées même, et publiés pour la plupart sur une page Facebook créée pour l’occasion qui compte plus de 263 000 fans à ce jour.

Souvent intitulés “Non ça ne va pas” et partageant le constat de Ju, exprimant parfois un désaccord, ces messages sont rafraichissants parce qu’ils sont un dialogue grandeur nature et public sur ce que pense la jeune génération coréenne. Pour une fois, celle-ci prend la parole pour s’exprimer. La grève de Korail en a été le déclencheur, mais très vite le mouvement des affiches évoque des thèmes plus larges préoccupant les étudiants : leurs inquiétudes sur un avenir incertain dans une société de plus en plus compétitive et précaire, leurs frustrations face aux scandales politiques nombreux en Corée, et à l’incapacité des hommes politiques à répondre à leurs attentes, leur colère face aux suicides des jeunes, symptôme d’une génération surdiplômée mais malheureuse.

Les messages sont teintés de lucidité également, et leurs auteurs précisent bien qu’une affiche ne peut pas changer le monde. Certes, mais ces milliers de messages marquant l’émergence d’une conscience citoyenne d’une jeunesse jusque là silencieusement cloîtrée dans les salles d’étude, auront sûrement l’oreille attentive des dirigeants politiques.

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Ces préjugés tenaces dont sont victimes les femmes coréennes

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Avec les apparences émancipées que suggèrent les mini-jupes des  femmes dans les artères de Gangnam, et le cosmopolitisme grandissant de certains quartiers de Séoul comme Itaewon ou Hongdae, il est difficile pour un étranger de passage de réaliser l’ambiance de misogynie teintée de racisme dans laquelle évolue parfois la société sud-coréenne. C’est un aperçu de ces préjugés dont sont principalement victimes les jeunes femmes, que nous offre un article du quotidien Kukmin Ilbo que je traduis ici en Français.

N’oublions pas que la Corée d’il y’a à peine un siècle était appelée Royaume Ermite, tant elle refusait toute intrusion étrangère, sûre de ses traditions confucianistes parmi lesquelles celle qui prônait que la vertu première d’une femme était l’obéissance à l’homme. Il ne faut donc pas occulter les immenses progrès accomplis par la Corée en matière d’émancipation de la femme et d’ouverture à l’étranger. Mais l’article ci-après reste inquiétant parce qu’il montre à quel point c’est avant tout une certaine élite et une certaine jeunesse éduquée de la Corée d’aujourd’hui qui sont affectées par ces réflexes rétrogrades.

Si Lee Jiseon, provinciale de 25 ans récemment recrutée à Séoul, a renoncé à emménager seule pour choisir d’habiter chez sa grand-mère, c’est en partie à cause des prix de l’immobilier mais également par crainte que plus tard, cette expérience de vie en célibataire nuise à son profil auprès des agences matrimoniales. “Parce qu’avoir vécu seule peut faire croire qu’on a eu une vie sexuelle débridée” expliquait Lee le 27 novembre dernier.

Il s’avère que les craintes de Lee sont parfaitement justifiées et que ce qui ressemblerait plus à une légende urbaine se vérifie fidèlement dans la réalité. Ainsi les agences matrimoniales ont-elles tendances à refuser ou à réclamer des frais d’inscriptions plus élevés aux candidates ayant eu l’occasion de vivre seule ou d’être allées en accord d’échange à l’étranger. Dans les universités il arrive que les étudiantes membres d’associations en contact avec les étudiants étrangers soient traitées de filles faciles et victimes d’exclusion, tandis que sur internet les médisances et préjugés de certains internautes mâles à leur sujet deviennent un phénomène de société.

Lorsque Jung, 24ans et étudiante en 4ème année de l’université de Yonsei, a dû choisir sa destination pour un séjour d’échange dans un pays anglophone, elle a écarté d’emblée l’Australie. “C’est un pays anglophone certes, mais moins coté que les États-Unis ou le Canada et surtout j’ai entendu dire que les agences matrimoniales dévaluaient les candidates ayant séjourné là-bas parce qu’elles auraient la réputation d’y avoir mené un style de vie dévergondé” explique-t-elle. L’augmentation depuis quelques années de la présence de Coréennes prostituées en Australie jouerait également un rôle dans cette réputation qui fait qu’aujourd’hui, les amies de Jung sont  également réticentes à l’idée de partir en Australie.

Notre enquête auprès de quatre agences matrimoniales de Séoul et ses environs confirment que ces trois facteurs (avoir vécu hors du foyer parental, être allé en accord d’échange en Australie et avoir été membre d’une association d’échanges avec les étudiants étrangers) font l’objet d’un malus. Selon un représentant d’une agence matrimoniale du quartier huppé de Cheongdam dont les clients doivent justifier d’un patrimoine supérieurs à 15 millions d’euros : “les parents des futurs maris souhaitent souvent que leurs futurs belles-filles n’aient jamais vécu hors de chez leurs parents, ou qu’elles n’aient simplement eu aucune expérience à l’étranger. Parce qu’ils soupçonnent que les filles dans ces cas là auront eu des relations compliquées avec les hommes.” Pour une autre agence : “les frais d’inscriptions seront plus élevés pour une fille ayant séjourné en Australie et voulant trouver un bon parti.” Dans certains cas on expliquera même directement aux filles ayant vécu seules qu’elles auront dû mal à trouver un bon parti.

Ces préjugés concernant les femmes sont marqués dès l’université. En juin dernier, une association affiliée à une université privée et composée d’étudiants bénévoles aidant à l’intégration des étrangers en accord d’échange publia une annonce de recrutement sur l’intranet du campus : en quelques instants ce fut la pagaille dans les commentaires.

“C’est pas une assoc’ où se retrouvent les filles qui veulent rencontrer des blancs?” “Mais y’a encore des gens qui soutiennent ces endroits connus pour être des lieux de débauche?” ou encore: “J’ai déjà vu une fille de cette assoc’ boire avec un blanc puis fricoter avec lui dans un lieu public,” furent parmi les commentaires qui fusèrent.

Kim, 23 ans et étudiante à l’université d’Ewha fut également tentée de rejoindre une association d’échanges avec les étudiants étrangers, avant d’y renoncer, dissuadée par ses amies des promotions supérieures. Elle avouera même: “les associations en contact avec les étrangers ont tellement la réputation d’être des lieux de dévergondage que j’ai même fini par avoir une mauvaise opinion des amies qui en étaient membres.” Choi, 25 ans et étudiant à la Korea University partage le même sentiment : “Lorsqu’une étudiante me dit qu’elle fait partie d’une association d’échanges avec les étudiants étrangers, je ne sais pas pourquoi mais j’ai l’impression qu’elle fricote avec des étrangers.” Et d’ajouter qu’il a “tendance à éviter les “dates” avec les filles qui en sont membres.”

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Twittergate coréen

“Moon Jae-in s’interroge sur la contribution de Park Geun-hye à la démocratie en Corée du Sud, mais qu’est-ce qu’il a fait pour la démocratie lui ? A part nommer ses gauchistes d’amis lorsqu’il était à la Maison Bleue (ndlr: Palais Présidentiel), et affirmer que le sympathisant de la Corée du Nord Lee Suk-ki était un militant pour la démocratie?”

Voici un exemple parmi d’autres, de tweet publié à quelques semaines de l’élection présidentielle par les supporters de Park Geun-hye, contre son principal adversaire Moon Jae-in. Rien d’étonnant qu’à l’approche de cette échéance cruciale, les militants forcent le trait et l’agressivité, surtout sur Twitter, où il s’agit de rester concis et percutant. Et qui sait? L’auteur de ce tweet se dit peut-être que son activisme sur les réseaux sociaux a modestement contribué à la victoire de son camp conservateur, vu que Park Geun-hye est aujourd’hui Présidente, après une victoire d’un million de voies d’écart environ contre Moon Jae-in, le candidat de centre-gauche.

Nous serions donc tentés de tirer un coup de chapeau au zèle de notre militant, et nous lui présentons toutes nos excuses par avance s’il s’avère qu’il l’est effectivement, mais aujourd’hui, rien ne permet de l’assurer. Parce qu’en fait de militant, il pourrait s’agir d’un agent, voire d’un logiciel de la NIS, c’est à dire des services secrets sud-coréens, agissant sous les ordres de sa hiérarchie dans le cadre d’une opération visant à déstabiliser l’opposition de centre-gauche.

 

Des millions de tweets orchestrés par les services secrets ?

Tout débute il y’a un an, lorsqu’à l’approche de l’élection présidentielle et alors que la campagne bat son plein, des membres de l’opposition ainsi que des représentants de la Commission chargée de superviser le bon déroulement des élections, se rendent au bureau d’une agente de la NIS pour l’interroger sur des soupçons de manoeuvres électorales frauduleuses. En vain, car la fonctionnaire se calfeutrera durant 43 heures dans son bureau, refusant de recevoir la délégation et répondre à leurs questions. Attitude quelque peu suspecte, mais à trois jours des élections, l’enquête de police conclura à l’absence d’éléments probants pouvant établir une quelconque interférence de la NIS dans le bon déroulement des élections, ce qui permettra au camp de Park de dénoncer le harcèlement par l’opposition d’une honnête fonctionnaire au service de la sécurité nationale.

L’affaire rebondit après les élections, lorsqu’un fonctionnaire de police révèle que sa hiérarchie lui aurait demandé de retenir certains éléments d’enquête afin de couvrir la NIS. L’enquête est alors réouverte et les premières conclusions en juin dernier révèlent que plus d’un millier de tweets auraient bien été envoyés par la NIS dans le cadre d’une campagne de dénigrement des candidats de l’opposition. Le chef de la NIS durant les faits Won Sei-hoon, ainsi que le chef de la Police de Séoul soupçonné d’avoir fait entrave à la première enquête, sont alors mis en examen.

Won nie les faits et soutient que les publications de la NIS dans les réseaux sociaux font partie des opérations normales de cyberguerre contre la Corée du Nord. Le parti au pouvoir tente également de minimiser les faits, leur impact sur l’issue des élections et surtout de faire valoir que si elle était avérée, cette opération serait circonscrite à la NIS seule, avec éventuellement quelques liens indirects au sein de l’administration précédente, mais sans rapport aucun avec le pouvoir actuel. Bien entendu, les opposants à Park n’y croient pas un seul instant et se mobilisent sur les réseaux sociaux et dans la rue par des rassemblements organisés tous les weekends, notamment sur la place de la mairie de Séoul, tandis que la quasi-totalité des médias, dont l’allégeance au camp conservateur est un secret de polichinelle, préfère se désintéresser de cette affaire.

Le problème, c’est que cette affaire continue à prendre de l’ampleur : en octobre dernier, l’enquête révèle qu’en réalité, il ne s’agissait pas d’un millier mais de plus de 55 000 tweets provenant de la NIS et visant à décrédibiliser les candidats de l’opposition, principalement Moon Jae-in et le centriste indépendant Ahn Cheol-su. A peine l’opinion publique avait-elle le temps de digérer l’inflation qu’elle apprenait la semaine dernière, qu’il s’agissait en réalité de plus de 1,2 millions de tweets reprenant quelques 20 000 messages distincts tournant en général autour du thème de la faiblesse, voire de la sympathie des candidats de l’opposition vis-à-vis de la Corée du Nord.

Et il semble peu probable que le compteur s’arrête là vu qu’une enquête parallèle est menée au sein d’un service distinct de la NIS, rattaché au ministère de la défense: la Cyberwarfare Command, unité créée en réponse aux attaques informatiques avérées de la Corée du Nord contre son frère ennemi. D’après un procès verbal d’un responsable de ce service obtenu par un député du parti de l’opposition et révélé lors d’une conférence de presse le 22 novembre dernier, on apprend que l’objectif assigné aux équipes de cet agent à partir de 2010, aurait été la publication en ligne de 20 millions de messages soutenant la politique étrangère du gouvernement sur des sujets nord-coréens tels que les attaques de l’île de Yeonpyong-do et du navire Cheonan ou encore le sommet du G20 tenu à Séoul en 2010. Entre défendre les positions du gouvernement sur ces sujets et critiquer l’opposition qui ne partage pas toujours ces mêmes positions, la frontière semble floue, et l’on se doute que parmi les 23 millions de messages qu’auront publiés les équipes de ce responsable de la Cyberwarfare Command, certains auront enfreint la règle d’impartialité à laquelle un organe d’Etat devrait être tenu.

 

La Corée une nouvelle fois pionnière des usages numériques

Si partout ailleurs il a fallu la campagne d’Obama en 2008 pour réaliser l’importance des médias sociaux sur la politique, la Corée du Sud en est bien consciente depuis la fin du siècle dernier. D’abord parce qu’elle a été pionnière dans le développement et l’usage des technologies numériques : dès 1999, alors que le terme web2.0 n’était pas encore inventé, la Corée avait déjà Cyworld, un réseau social en ligne qui en 2004, au moment où Facebook se lançait à peine, comptait 7 millions de membres en Corée. Aussi parce que dans un contexte où le pluralisme de la presse est quasi-inexistant avec les principaux médias tous pieds et poings liés aux Chaebols et au camp conservateur, la toile a très vite été perçue comme un eldorado pour médias et militants progressistes. En 2002, la victoire aux élections présidentielles de leur candidat Roh Moo-hyun face à celui de l’establishment et du big business est grandement due à la mobilisation des électeurs autour de médias tels que Ohmynews, premier site au monde de journalisme participatif, et à une campagne SMS auprès des jeunes le jour de l’élection, pour qu’ils aillent voter.

Avec l’enquête judiciaire en cours, la Corée défriche une nouvelle fois les problématiques nouvelles que pose le développement des technologies et usages numériques sur l’exercice de la démocratie. Car c’est sûrement la première fois que la justice d’un pays doit se pencher aussi sérieusement, à la demande des élus et sous le regard d’une opinion publique dont une partie croissante se demande si l’expression de la volonté populaire n’a pas été déformée, sur l’impact réel que peuvent avoir les médias sociaux sur le rendez-vous le plus important de la vie démocratique d’un pays : comment un gros millions au moins de messages publiés sur les réseaux sociaux peuvent-ils avoir influé sur une élection nationale d’un pays comptant 40 millions d’électeurs et qui s’est jouée à un million de voies d’écart ? Quel sera le degré de coopération d’une entreprise privée telle que Twitter, agissant en dehors de la compétence territoriale d’une justice coréenne qui doit obtenir l’identité de millions de ses comptes utilisateurs ? Comment évaluer le préjudice que les candidats ciblés par la NIS ont subi lors des élections présidentielles mais qu’ils subiront par la suite également, vu que ces messages défavorables restent accessibles en ligne, sans qu’il soit possible de tous les supprimer ?

 

L’indépendance de la justice en question

Encore faudrait-il, pour que toutes ces questions soient éclaircies par la justice, que celle-ci puisse exercer librement. Or il est permis d’en douter, tant l’Histoire de la Corée du Sud a montré que s’il est une corporation au moins aussi corrompue que sa classe politique, c’est sa magistrature.

Les procureurs jouissent en Corée d’un pouvoir nettement supérieur à celui de leurs homologues français. Sûrement parce que ceux-ci sont pour la plupart passés par la “law school” de l’université nationale de Séoul, qui se trouve également être l’antichambre des futurs dirigeants politiques sud-coréens : un peu comme si en France, l’ENA et l’Ecole Nationale de la magistrature ne faisaient qu’un. Et comme cette law school, avec la business school voisine de cette même université de Séoul, sont également l’une des voies royales vers les postes de direction des Chaebols coréens, les liens d’amitiés entre futurs hommes de loi, hommes de pouvoir, et hommes d’argent, se nouent dans les amphis ou lors des pots qui les suivent, pour se transformer en liens de connivence quelques années plus tard dans l’exercice des fonctions respectives à chacun.

Ajoutez à cela le fait qu’en Corée c’est le procureur qui assume le rôle du juge d’instruction français, menant directement les enquêtes, assisté de policiers qui agissent sous son autorité directe, et vous mesurerez mieux l’étendu du pouvoir dont il dispose, d’autant qu’au regard du niveau de corruption dans la vie politique et économique coréenne, les affaires à traiter ne manquent pas.

D’où un certain sentiment de toute puissance qui par exemple, a poussé il y’a un an un procureur à abuser sexuellement d’une femme soupçonnée de vol dans son bureau. Ou cet autre procureur à accepter vers la même période quelques 600 000 EUR de pot-de-vin, suite à quoi l’un de ses confrères publia un appel à une réforme complète de la magistrature, qu’il s’empressa de compléter par un SMS à l’un de ses amis lui assurant que tout cela n’était que du pipeau destiné à apaiser un peu l’opinion publique… sauf qu’il envoya le SMS en question par mégarde à un journaliste.

Bref, la justice sera-t-elle à la hauteur des enjeux que pose ce “Twitter-gate”? La majorité fait valoir que l’évolution des événements est la preuve-même que l’enquête judiciaire suit son cours de manière indépendante et sereine. Park Geun-hye elle-même semble vouloir adopter une attitude conciliante et lors de son premier discours devant l’Assemblée Nationale le 18 novembre dernier, elle s’engage à prendre toutes les mesures punitives adéquates une fois les décisions de justice connues et demande aux parlementaires de se concentrer sur les projets de loi concernant les enjeux économiques et sociaux auxquels les Coréens sont confrontés le temps que la Justice fasse son travail. Mais l’opposition ne lâche pas prise. Elle ne croit pas à l’indépendances des hommes en charge de l’enquête et demande la nomination d’un procureur spécial en charge de l’intégralité de cette affaire.

C’est vrai qu’il y’a matière à douter : fin octobre, Yun Seok-yeol, le procureur en charge de l’enquête sur la NIS est démis de ses fonctions au motif qu’il n’aurait pas notifié à sa hiérarchie  la perquisition du domicile de quatre agents de la NIS, puis de l’arrestation de trois d’entre-eux. Or cette procédure serait obligatoire dans le cadre de l’arrestation d’agents de la NIS. Lors d’une commission parlementaire, Yun affirme pourtant qu’il aurait informé son supérieur, le procureur en chef de Séoul Cho, de son intention de procéder à ces perquisitions, mais que ce dernier, confronté aux pressions du ministère de la Justice aurait tenté de l’en dissuader. Cho dément bien entendu, affirmant que Yun aurait fait preuve d’insubordination se traduisant par un vice de procédure.

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Tout ceci se déroule alors qu’un nouveau procureur général vient d’être nommé par Park Geun-hye, alors que ce poste était resté vacant depuis le 30 septembre, suite à la démission du prédécesseur Chae Dong-wook. Ce dernier avait été l’objet d’une rumeur révélée au grand public par le quotidien conservateur Chosun, selon laquelle il serait le père d’un fils issu d’une relation extra-conjugale. La rumeur reste à confirmer mais le sujet est suffisamment grave dans le contexte très puritain imposé par le confucianisme coréen pour qu’il accule Chae à la démission. Bien sûr certaines mauvaises langues interprètent ce scoop du Chosun comme l’orchestration de quelques représailles politiques ou règlements de compte suite au zèle qu’aurait manifesté Chae dans le cadre de l’enquête sur la NIS.

Son remplaçant Kim Jin-tae n’est pas un incompétent, loin de là : il est connu pour avoir mené à bien des enquêtes judiciaires difficiles et fortement médiatisées, portant notamment sur des hommes politiques de haut rang et de tous bords. Mais pour l’opposition, les liens de Kim Jin-tae avec le directeur de cabinet de la Présidente nuisent à la garantie de son indépendance. Les deux hommes s’étaient en effet connu au début des années 90, lorsque Kim était jeune procureur travaillant sous l’autorité de l’actuel directeur de cabinet qui était à l’époque Ministre de la Justice. Epoque où la Corée du Sud était dirigée par Roh Tae-woo, ancien militaire fraîchement converti aux vertus de la démocratie et qui quelques années auparavant, prenait allègrement part aux répressions des militants pour la démocratie, sous prétexte qu’ils étaient des sympathisants de la Corée du Nord. Comme quoi, si les technologies progressent, les vieilles rhétoriques ont la dent dure.

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Vers un modèle agricole coréen durable et équitable

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Christine Ahn est une chercheuse, chroniqueuse, militante en matière de politique internationale, d’environnement et de condition féminine. Dans un article paru le 9 novembre dernier icico-écrit avec Anders Riel Müller, chercheur à l’université de Roskilde au Danemark, et qu’elle a gentiment accepté que je reproduise en Français sur ce blog, elle nous raconte comment les agriculteurs coréens en voie disparition, tentent d’inventer un nouveau modèle durable, bénéfique à la survie de leur activité, mais également à l’environnement et à la santé des consommateurs. Modèle dont les autres pays seraient bien avisés de s’inspirer.

Séoul : c’est sûrement cette métropole bouillonnante, dynamique et hyper connectée, que le monde connaît avant tout de la Corée. Aujourd’hui 15ème puissance économique mondiale, l’économie du pays est portée par les exportations d’entreprises telles que Samsung, Hyundai, LG et Daewoo. Ces Chaebols détiennent des parts de marché importantes au niveau mondial: 37% du marché des téléviseurs LCD, 33% de celui des téléphones portables, et 9% de celui de l’automobile. L’expression  “Nation Chaebol” est une description pertinente de l’économie coréenne : les 30 premiers Chaebols représentent 82% des exportations du pays.

Difficile d’imaginer qu’il y’a deux générations, l’agriculture était le moteur de l’économie. Durant les années 70, les agriculteurs représentaient la moitié de la population alors qu’aujourd’hui, ils n’en représentent plus que 6,2%. Cette transformation rapide de la Corée du Sud d’une économie agraire à une économie hautement industrialisée n’est pas due au hasard ; elle fut le résultat d’une politique de libéralisation commerciale et de développement planifié par un gouvernement qui, à partir du début des années 80, considéra l’agriculture comme un secteur du passé et non de l’avenir de la Corée.

L’un des principaux coups de boutoir à l’agriculture coréenne fut porté en 1994, lorsque la Corée du Sud adhéra à l’Accord sur l’agriculture de l’OMC, qui forçait de facto les gouvernements à supprimer leurs barrières douanières et tarifaires alors que dans le même temps, les puissances agricoles exportatrices telles que les Etats-Unis ou l’Union Européenne continuaient à subventionner leurs agriculteurs à coups de milliards de dollars. Conséquences de cette libéralisation: la Corée ne subvient qu’à 20% de ses besoins en céréales, alors qu’elle était autosuffisante à 70% dans les années 70.

Tandis que les Chaebols et les politiques sud-coréens obtenaient ce qu’ils souhaitaient, les petits agriculteurs, c’est à dire la majorité du secteur agricole coréen, étaient voués à disparaître sous le coup d’une logique selon laquelle ils manquaient de compétitivité dans un marché mondialisé, et qu’il serait beaucoup plus efficace pour la Corée de continuer à importer des produits agricoles bon marchés de pays moins développés, y compris en acquérant des terres en Afrique, ou en Asie du Sud-Est.

Et pourtant, malgré une série de mesures politiques nationales et internationales visant à les éradiquer systématiquement, les agriculteurs et paysans sud-coréens continuent de résister. Ils ont combattu l’OMC et les accords de libre-échanges bilatéraux durant les deux dernières décennies, servant de modèles aux paysans fermiers des pays du Sud dans leurs mobilisations contre les régimes de libre-échanges. En Corée, ils tentent de créer un mouvement de souveraineté alimentaire qui serait écologiquement durable, socialement équitable, et économiquement résilient, grâce à la fabrication de produits alimentaires sains, à la création de conditions de vie rurale dignes, et à la revitalisation des villages d’agriculteurs.

Au lieu d’être aveuglés par le bling bling high-tech de la Corée du Sud, nos regards devraient se tourner vers son mouvement de souveraineté alimentaire. Il nous offre une alternative solide au système alimentaire ultra-concentré, industrialisé, vorace en énergie, dépendant en produits chimiques et mondialisé, qui domine notre quotidien.

En août dernier, nous étions co-organisateurs et participants du Food First Food Sovereignty Tour au cours duquel nous avons pu visiter quelques exploitations agricoles biologiques et quelques coopératives d’agriculteurs – consommateurs progressistes à la pointe en Corée du Sud. Le pays est aujourd’hui  leader en matière de production en agriculture biologique au point que la Fédération International des Mouvements d’Agriculture Biologique a établi ses bureaux ici. Et bien que de nombreuses initiatives sont dignes d’être saluées, deux organisations attirèrent particulièrement notre attention : la Korean Women Peasants Association (KWPA) et Hansalim.

 

Korean Women Peasants Association

“Le système capitaliste vend la nourriture comme une marchandise et non comme un bien censé vous renforcer”, nous explique KIM Jeon-Yeol de “My Sister’s Garden”, un projet de la KWPA. “C’est pourquoi nous pensons qu’aider les agriculteurs à prospérer est le seul moyen de régler cette crise alimentaire, et le moyen pour y parvenir est de permettre aux consommateurs et à chaque citoyen de nous rejoindre dans cette démarche.”

Nous avons visité My Sister’s Garden situé dans le petit village de Bongang où 14 femmes paysannes proposent un “Gerubi” hebdomadaire, sorte de panier de produits cultivés et distribués en coopérative comprenant des produits frais en agriculture biologique et des produits conditionnés tels que du radis assaisonné et du jus de poire. la KWPA opère 26 communautés d’agriculteurs ruraux dans tout le pays. Le jour de notre visite, la communauté préparait l’envoi de 141 paniers à un centre de distribution pour enfants “Bluebird Children Center” situé en ville, où leurs parents pourront venir récupérer leurs paniers. “Aujourd’hui, les enfants n’ont plus de lien avec la campagne” explique Jeon-Yeol, “à la différence des générations précédentes, beaucoup d’enfants aujourd’hui n’ont plus ni grand-parent, ni famille vivant à la campagne, avec un lien quel qu’il soit avec l’agriculture. C’est pourquoi notre partenariat tente notamment d’exposer les enfants au processus de fabrication des produits alimentaires.”

D’après Jeong-Yeol, My Sister’s Garden a démarré la culture de ses parcelles en réponse à l’impact dévastateur de la libéralisation des échanges agricoles sur l’économie rurale. Elle explique qu'”en à peine 10ans, 10% des agriculteurs ont rejoint la ville ici en Corée.” La raison? Le système alimentaire mondialisé. “Nous pensons que la solution à la crise est de nous concentrer sur les petits agriculteurs et de leur offrir de solides bases pour que chacun d’eux puisse survivre.” Chaque agriculteur est en charge des besoins de 15 ménages, lui assurant un revenu mensuel de 1,5 millions de wons, soit 1000 euros. Lorsque de nouveaux ménages deviennent membres, ils favorisent la mise en culture de nouvelles parcelles, permettant à davantage de femmes paysans d’obtenir un revenu digne.

L’objectif n’est pas la maximisation du profit ; c’est avant tout le partage entre les agriculteurs et les consommateurs qui est au centre de la philosophie du projet. Leurs membres tentent de rassembler le maximum de gens possible au sein d’un système économiquement viable et socialement juste afin d’inverser le déclin des communautés rurales. Bien qu’elles soient en majorité dans l’agriculture, les femmes paysannes souffrent d’inégalité des droits et des chances, ce qui fait d’un projet tel que My Sister’s Garden un espace d’autant plus important pour l’autonomie des femmes paysannes et leurs capacités à prendre les décisions concernant tous les aspects de la production et de la distribution.

A quelques kilomètres de Bongang, dans le village de Uiseong, les membres de la KWPA ont démarré une culture de graines indigènes afin de les préserver des rachats par les multinationales. HAN Jung-Mee, cultivatrice, de prunes, de haricots mungo, de riz et d’ail et membre de la KWPA se lamente :”Beaucoup de graines indigènes coréennes ont été rachetées ou récupérée par Monsanto ou Syngenta. Il n’y a plus d’entreprises coréennes de culture de graines indigènes.”

“Nous cultivons toutes des variétés différentes” précise KIM Jeong-mi, présidente des Protecteur des Graines Indigènes de Uiseong, “parce que nous ne pourrions pas individuellement nous occuper de toutes les graines, chaque membre est responsable de la culture et la préservation d’un certain nombre de cultures.” Les membres distribuent également des graines à des paysans à bas revenu qui n’auraient pas les moyens de les acheter. “Nous ne faisons pas que préserver les graines” précise Jeong-mi, “nous établissons un traçage, un suivi et un partage des graines entre les agriculteurs, puis nous les vendons au niveau national afin d’augmenter la consommation de produits agricoles locaux.”

L’objectif de ces projets de la KWPA est de transformer radicalement la structure du système alimentaire coréen, et de “dé-mercantiliser” le lien entre consommateurs et producteurs. Cet effort ne fut pas en vain. En 2012, la KWPA fut récompensé de la Food Sovereignty Price pour son travail de défense des droits des agricultrices de petites exploitations en Corée et de préservation de l’héritage culturel des graines coréennes indigènes.

 

Hansalim

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En 1986, avant même que les marchés ou les paniers de producteurs ne se popularisent en occident, les agriculteurs et consommateurs coréens créaient Hansalim. “Han” en Coréen signifie “grand”, “un”, “entier”, ou encore “ensemble”, et fait référence à toute chose dotée de vie sur Terre. “Salim” fait référence aux activités ménagères nécessaires pour la bonne marche du foyer, de la famille, des enfants, de la communauté, ainsi que pour le renouvellement et la naissance de la vie.

Avec 2000 producteurs et 380 000 consommateurs membres, Hansalim fait partie des plus grandes coopératives agricoles au monde en terme de taille et de réussite, permettant une économie parallèle soutenant les producteurs en agriculture biologique et locale, et proposant par la même des produits sains et respectueux de l’environnement. Malgré la crise financière mondiale, les ventes de Hansalim ont progressé de 20% tous les ans.

“A l’époque, les agriculteurs se sont rendus compte qu’il allaient avoir besoin du concours des consommateurs de la ville”, explique PARK Woon-seok, un agriculteur membre de Hansalim. “Hansalim fut crée avec cette vision que les consommateurs et le producteurs pouvaient créer un mouvement dépassant la simple transaction commerciale, et tendre vers une compréhension mutuelle des conditions de chacun.”

Chez Hansalim, producteurs et consommateurs se réunissent tous les ans afin de décider quoi produire, en quelles quantités, et de délibérer sur les prix pour l’année suivante. La coordination à une telle échelle, couvrant la production, le prix, la récolte, la distribution et le conditionnement, est pour le moins qu’on puisse dire, remarquable.

Celle-ci a en tout cas profondément impressionné un agriculteur bio américain : David Retsky, de Country Line Harvest, dont les agriculteurs de Hansalim a fait réfléchir, “je viens de Californie, où j’essaie juste de faire marcher mon exploitation. Je suis en concurrence avec les autres exploitations, et de voir autant de producteurs en collectivité, c’est impressionnant de réaliser que cela fonctionne plutôt bien.” Afin de manifester davantage leur engagement au soutien des agriculteurs de Hansalim, les consommateurs ont établi un fonds de stabilisation des produits en cas de mauvaise récolte provoquée par des causes aussi multiples que la hausse du coût de l’énergie ou le réchauffement climatique. A la différence de nombreux agriculteurs qui ont dû jeter l’éponge ces dernières années, en raison de conditions climatiques extrêmes ayant entraîné de mauvaises récoltes, ce fonds a été une bouée de sauvetage pour les agriculteurs de Hansalim qui ont pu garder leurs exploitations.

Les agriculteurs de Hansalim sont conscients que le réchauffement climatique pose un challenge à la viabilité de l’agriculture en Corée. “C’est pourquoi nous n’exploitons que des produits locaux” explique Woon-seok, parce que “consommer des produits Hansalim est un moyen de combattre le changement climatique.” Pour autant Hansalim n’exclut pas les agriculteurs non bio de la coopérative. Tout en encourageant la production bio, la proximité reste le facteur le plus important en raison du coût écologique élevé du transport longue distance et souvent avec réfrigération des marchandises. Hansalim exploite également la seule usine à bétail utilisant exclusivement de la nourriture pour bétail fournie par les agriculteurs locaux. A la différence de la majorité des exploitations de bétail, celle de Hansalim est ainsi indépendante des importations de nourriture qui représente la majorité des importations de céréales en Corée.

Hansalim informe également ses consommateurs sur les bénéfices pour l’environnement de la production alimentaire locale. Sur chaque produit figure l’économie en distance et en carbone réalisée en consommant celui-ci plutôt qu’un produit importé. Et pour que ce chiffre soit parlant, il est traduit en nombre d’heures d’électricité consommés par une télévision  ou une ampoule fluorescente allumée.

 

Remplacer la concurrence par le partage

La KWPA et Hansalim sont des réponses à une politique gouvernementale ayant libéralisé l’agriculture coréenne et ses cultures au profit de l’expansion commerciale à export de ses Chaebols. Et ceci ne fait que commencer.

La Corée du Sud a signé 9 accords bilatéraux de libre-échanges, tandis que 12 sont en cours de discussion, dont un accord trilatéral avec la Chine et le Japon. L’accord le plus significatif est le KORUS FTA, signé avec les Etats-Unis malgré des manifestations massives en Corée du Sud en 2011.D’après HAN Doo-gong et KIM Kyung-min de la Korea University, la perte en valeur de production de l’agriculture coréenne s’élèverait à 626 millions de dollars (465 millions d’euros), tandis que 45% des agriculteurs seront déplacés sous l’effet des accords de libre-échanges avec les Etats-Unis.

Durant les dernières semaines, la Corée du Sud a également manifesté un intérêt pour rejoindre le Trans Pacific Partnership, qui constitue le projet d’accord de libre-échanges le plus ambitieux que le monde ait jamais connu et qui représenterait 40% de l’économie mondiale. Si Séoul décide de le rejoindre, la Corée serait la 4ème économie en taille de ce pacte après les Etats-Unis, le Japon et l’Australie.

Ces accords de libre-échanges sont invoqués comme un moyen de renforcer la demande en produits high-tech qui constituent le coeur de l’économie sud-coréenne orientée à l’exportation, et à ce titre, l’agriculture coréenne doit s’adapter ou mourir.

Pourtant, la KWPA et Hansalim démontrent que que la concurrence n’est ni inévitable, ni nécessaire, ni l’unique voie de progrès. Plus d’un million de foyers sont aujourd’hui membres de coopératives telles que Hansalim, prouvant la viabilité et l’intérêt croissant pour un système alimentaire alternatif. Par la mise en valeur du concept de partage et de la notion que “les producteurs et les consommateurs ne font qu’un,” ces coopératives ont montré qu’une autre économie était possible.

Le destin des campagnes sud-coréenne reste incertain, mais si l’Histoire nous enseigne quelque chose c’est que les paysans coréens savent endurer et résister. Lors de la légendaire rébellion de Donghak en 1894, les paysans fermiers se soulevèrent avec leurs lances de bambou contre le roi de Chosun qui levait de lourds impôts afin de développer l’industrie coréenne et de renforcer le pouvoir monarchique contre les envahisseurs étrangers tels que la Chine, le Japon, la Russie et les Etats-Unis. Les paysans étaient motivés par une philosophie qui dans son fondement, prônait l’égalité entre les hommes, une notion radicale en ces temps de féodalisme. La rébellion fut écrasée avec l’aide des Japonais, mais l’idée que tous les hommes sont égaux et que tous les êtres vivants ne font qu’un subsista, et continue d’inspirer les mouvements sociaux d’aujourd’hui.

Selon la tradition populaire coréenne, le haricot mungo, nokdu, symbolise l’esprit résilient du paysan coréen. Même dans les conditions les plus extrêmes, le Nokdu grandit et se développe afin de nourrir les affamés. Confrontés aux politiques nationales et internationales qui ont systématiquement miné leurs conditions de vie et endommagé leurs campagnes, les paysans et agriculteurs coréens continuent de grandir, de se développer et d’inspirer les Coréens et autres Citoyens du Monde en montrant qu’une autre économie et qu’un autre système alimentaire peut prospérer, même dans les conditions extrêmes imposées par le régime de libre-échanges favorable aux multinationales.

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Economie créative

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Pour comprendre l’ampleur du défi économique qui guète les dirigeants sud-coréens, il suffit de se pencher sur l’évolution du taux de croissance du pays au cours des trente dernières années : de 1983 à 1992 l’économie sud-coréenne a connu en moyenne une croissance annuelle digne des performances chinoises actuelles de 9,3% (source Banque Mondiale). Cette moyenne est tombée à 5,6% de 1993 à 2002, pour finir à 3,8% entre 2003 et 2012, année où la croissance n’aura “plafonné” qu’à 2%.

Bien sûr, il faut mettre en perspective cette évolution et rappeler que la Corée était en 1983, une économie émergente avec à ce titre, des taux de croissance reflétant un développement économique fulgurant qui lui aura permis d’entrer dans le club selectif des pays industrialisés en un temps record. Ceux qui aujourd’hui encore, parlent de la Corée comme d’un pays émergent, le font par habitude plus que par souci de coller à la réalité d’un pays où le PNB par habitant avoisine les 30 000 dollars (à parité de pouvoir d’achat) et où la taille de l’économie dépasse les mille milliards de dollars comme 14 autres pays seulement au monde. A l’échelle de l’Union Européenne, la Corée du Sud serait d’un poids et d’un niveau de vie équivalents à ceux de l’Espagne, soit la 6ème économie de l’Union.

Pour le pays industrialisé qu’elle est devenue, la Corée n’a donc pas à rougir de ses 2% de croissance, et encore moins devant nous autres modestes ressortissants d’un pays, qui sommes priés de nous réjouir d’une prévision de croissance de 0,2% pour cette année. Mais pour les dirigeants sud-coréens ayant à faire à des électeurs pour qui toute croissance annuelle inférieure à 3% est considérée comme une situation de morosité économique, le problème n’est pas si simple.

Lee Myung-bak, le prédécesseur de l’actuelle Présidente Park Geun-hye, s’y était déjà cassé les dents. Celui-ci arriva au pouvoir en 2007 avec la promesse d’une croissance annuelle de 7%, que n’importe quel économiste aurait jugé totalement ubuesque, même en période électorale, mais qu’il choisit néanmoins de proclamer, car il fallait bien faire rêver un électorat encore bercé de taux de croissance “à la chinoise” des décennies passées. Sa stratégie pour tenter d’y parvenir se porta principalement sur les technologies vertes : la “Green Energy Initiative” prévoyait un plan d’investissement massif de 86 milliards de dollars sur 20 ans, dont 11 milliards de dollars de deniers publics pour la R&D dans les secteurs concernés. Une crise financière mondiale et quelques projets controversés tel le “Four Major Rivers Project” plus tard, la messe était dite : Lee finissait son mandat avec un taux de popularité inférieur à 30% largement dû aux frustrations économiques et sociales des électeurs.

C’est en partie la nostalgie des années de croissance folle et de plein emploi initiées par le général Park Chung-hee, qui porta sa fille au pouvoir en 2012. Mais pour Park Geun-hye le défi reste de taille :  réformer un modèle économique coréen qui a réussi mieux que tout autre à sortir la Corée de la pauvreté, mais qui semble de moins en moins adapté aux enjeux du moment, aux aspirations d’une génération à une amélioration qualitative de leurs conditions de vie, et encore moins aux forces et faiblesses d’une économie sud-coréenne qui n’a plus rien à voir avec celle de l’époque de Park père.

Afin d’assurer à la Corée une trajectoire aussi ascendante que celle des décennies précédentes, Park Geun-hye propose d’ouvrir l’ère du “Changjo Gyeongjae” (창조경제), ou économie créative, comme le montre la teneur de son discours lors de sa visite officielle en Europe de cette semaine.

Pourtant, la Corée ne semble pas manquer de créativité au premier regard: après Israël et la Finlande, elle est le pays de l’OCDE à faire le plus d’efforts financiers en recherche et développement (source OCDE), tandis qu’en matière de dépôt de brevets, elle se classe au 5ème rang mondial, devant la France et la Grande Bretagne (source OMPI). Mais il suffit de se pencher sur la liste des déposants pour se rendre compte du problème : les performances coréennes sont essentiellement dues à quelques acteurs, Samsung et LG principalement, sans qui le pays rejoindrait l’anonymat des fonds de classement.

La Corée est à la pointe des efforts en matière de recherche et développement certes, mais il s’agit trop souvent de recherche appliquée, servant les intérêts de quelques puissants Chaebols, dictée par quelques-uns de leurs “Seniors VP” à une armée d’ingénieurs collaborateurs se concentrant sur quelques domaines stratégiques pour l’avenir de leurs entreprises. La créativité à laquelle fait référence Park Geun-hye n’exclut pas ce type d’effort, mais aspire à plus : une créativité non nécessairement technique ou industrielle, mais également culturelle. Celle-ci ne se limiterait pas à quelques filiales de conglomérats mais irriguerait l’ensemble du tissu économique et social coréen afin de dynamiser les PME et favoriser l’entrepreneuriat. Bref, Park Geun-hye aspire à une créativité que Jean Pierre Raffarin aurait pu qualifier d’en bas et que les anglo-saxons qualifieraient certainement de “bottom-up”.

Le problème, c’est que les Coréens ne sont pas encore très doués pour ce qui est de la créativité. Longtemps, celle-ci était d’ailleurs plutôt mal perçue, car sans même aller chercher l’argument du confucianisme prônant le respect de l’autorité, le pays doit jusqu’à présent sa réussite grâce à la discipline, au dirigisme, au labeur intensif, au collectivisme, ou encore au conformisme – suivisme : autant de valeurs en contradiction avec l’originalité, l’excentricité, l’individualisme, voire l’oisiveté qui sont les conditions favorables à la créativité.

Voilà pourquoi le défi auquel s’attaque Park Geun-hye est de taille : parce qu’en prônant une économie créative, elle demande aux Coréens non pas de devenir numéro un dans tel classement, ce à quoi les Coréens excellent, ni de rattraper puis de dépasser tel concurrent, exercice dont les Coréens se délectent, ni même de déplacer des montagnes, ce que les Coréens sauraient d’ailleurs très bien faire, mais de changer leur manière d’aborder les problèmes, d’abandonner les recettes et méthodes qui ont bâti leurs succès passés pour en adopter d’autres, totalement étrangères, voire suspectes. Ce que Park demande au Coréens finalement, c’est de changer leurs habitudes, leur mentalité.

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Et ceux-ci ont la dent dur, surtout chez les Chaebols qui n’ont aucune raison de sortir du confort d’un environnement économique et social dont ils sont les maîtres absolus. Pour s’en rendre compte, il suffit d’étudier la photo ci-dessus, où figurent côte à côte deux eaux pétillantes de marques différentes. L’une bien connue est l’un des leaders des eaux gazeuses que son voisin tente manifestement de singer: bouteille de taille, forme et couleur similaires, même variante arôme de citron et citron vert, même goût et sensations en bouche pour l’amateur d’eau pétillante que je suis… Seule la marque change : Trevi, pour donner une même sonorité européenne au produit, aux différences près que l’un sonne français et l’autre italien – ce qui pour un Coréen ne fait aucune différence – et que l’un, Trevi, est plus facile à prononcer pour un Coréen – ce qui fait par contre une légère différence. L’autre différence évidente, c’est le prix, Trevi étant sensiblement moins cher que son concurrent et qu’en plus, il fait l’objet d’une promotion “une bouteille offerte pour une achetée”.

Un coup d’œil à la contre étiquette d’une bouteille de Trevi montre que le producteur de ce ersatz de Perrier est Lotte Chilsung, filiale du groupe Lotte, 6ème conglomérat coréen avec un chiffre d’affaires annuel frôlant les 30 milliards d’euros. Si Lotte s’est senti la force de défier Perrier qui appartient quand même au groupe Nestlé, c’est parce qu’en Corée Lotte dispose d’un avantage de taille, même face à ce géant mondial de l’agroalimentaire : celui d’être présent et craint dans de nombreux secteurs d’activité au travers de filiales sœurs.

C’est ainsi que Trevi peut être mis en vente dans des conditions avantageuses dans le réseau de convenience stores 7-Eleven opéré par Lotte, ou dans les chaînes d’hypermarché Lotte Mart, ou encore dans tous les stands de boisson des Lotte Cinéma, sans oublier la chaîne de restaurants TGI Friday opérée par également par Lotte, ou les coffee shops Krispy Kreme, tous les restaurants et bars des Lotte hotels…

Imaginez ce qu’un Lotte, qui ose s’opposer à un géant comme Nestlé par des pratiques concurrentielles à la limite de la correction, se permettrait avec une PME coréenne, et vous avez un aperçu de l’immense chemin à parcourir avant que la créativité prônée par Park ne soit pas tuée dans l’œuf par quelques acteurs et pratiques bien ancrés, pour devenir le moteur de la croissance de la Corée de demain.

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Les riches et les faux riches

Garer sa voiture en double file et la laisser, moteur tournant, avec tous ses effets personnels à l’intérieur, le temps d’aller récupérer un café à emporter  dans le coffee shop d’en face serait pure folie à Paris. C’est pourtant mon rituel du matin à Séoul, ville 5 fois plus peuplée que Paris, mais où la petite délinquance est aussi inexistante que dans les petits villages reculés où tout le monde se connait.

Pour un Parisien, cette réalité est déconcertante : dans les rues, les boutiques d’opérateurs mobiles regorgent d’étales de smartphones derniers cris livrés à des passants indifférents, sans qu’aucune mesure de protection particulière n’ait été prise, et sans qu’aucun problème particulier ne survienne. Quant à la plupart des lieux publics à forte fréquentation tels que les couloirs du métro ou les halls de gare, ils sont recouverts d’écrans plats derniers cris, vierges de toute protection et de toute trace de vandalisme, alors qu’on imagine que leur durée de vie à la station Châtelet-les-Halles ne dépasserait pas l’échelle de la semaine.

Il m’a fallu du temps pour trouver une explication satisfaisante à cette qualité si appréciable de la société coréenne. Les Coréens sont-ils plus civiques par nature que nous autres Français ? Sont-ils mieux sensibilisés dès l’enfance et par la suite aux méfaits du vol ou du vandalisme ? Ou plus cyniquement, sont-ils dissuadés plus efficacement de voler du fait de l’omniprésence des caméras de surveillance, des policiers, et des peines encourues ?

Tous ces facteurs jouent certainement un rôle, mais j’en découvris un autre, peut-être plus fondamental que tous les autres, lors d’une rencontre avec des habitants d’un quartier un peu spécial de Séoul.

Ce quartier s’appelle Guryong, situé à deux pas du siège mondial de Hyundai – Kia Motors, et d’un quartier de Gangnam reconnaissable à ses grattes-ciel résidentiels, où l’on trouve certainement la densité de multi – millionnaires la plus élevée de tout la Corée du Sud.
Coincé entre ces deux emblèmes du capitalisme coréen triomphant, le quartier de Guryong a lui aussi émergé dans le sillage de la réussite économique fulgurante du pays à partir des années 80, mais plutôt comme une touffe coriace de mauvaises herbes qui repousserait sans cesse en marge d’un beau jardin anglais. Car c’est à cet endroit que les derniers pauvres de Gangnam dont les situations trop modestes ne convenaient plus au développement immobilier du quartier, ni à l’image d’une Corée sortie de la pauvreté que le pays voulait projeter à l’approche des Jeux Olympiques de Séoul en 1988, y élurent résidence.

Aujourd’hui, le quartier de Guryong a tout d’un bidonville de métropole du Tiers-Monde : ses ruelles sont faites de goudron cabossé, lorsqu’elles ne sont pas en terre ; ses habitations se résument à des amas de tôles récupérés ici et là, où l’eau courante n’existe pas, tandis que l’alimentation en électricité est assurée en détournant les lignes à hautes tension qui passent à proximité.

Discuter avec les habitants de Guryong, de leurs parcours et de leurs vies dans cette poche de misère cachée au milieu d’un océan d’opulence et de bling bling, n’est pas aussi délicat qu’il n’y paraît. Une fois les intentions non malveillantes clairement affichées, l’accueil des habitants, intrigués par la présence d’étrangers et pas mécontents de récupérer un peu d’attention sur eux, est chaleureux, et la discussion facile. Bien sûr, les vies de chacun ne sont pas livrées dans le détail : on devine les accidents de parcours non anticipés, les événements exceptionnels qui font basculer l’existence de gens trop modestes pour avoir des filets de sécurité.

On ne serait pas surpris d’entendre dans ces circonstances quelques manifestations de colère à l’égard d’un pays qui les a laissés sur le bas côté avec d’autres malchanceux, tandis qu’une minorité s’accaparait les richesses immenses produites par le développement économique fulgurant de la Corée depuis un demi-siècle. N’ont-ils pas travaillé eux aussi d’arrache-pied pour le développement de leur pays? On le devine. D’ailleurs, on se rend compte qu’aujourd’hui encore, les habitants de Guryong ne sont pas des fardeaux pour la société. Certes ils vivent dans une poche de pauvreté dont leurs voisins de Gangnam préfèrent détourner les yeux, mais pour le reste, la plupart des gens en âge de travailler ont un emploi, les rares enfants ou adolescents présents sont scolarisés, tandis que tous les habitants à quelques exceptions près, sont d’apparence digne, au point de se demander par exemple, si ces passants bien habillés, dont un homme en chemise, cravate et attaché-case, sont bien des habitants de Guryong ou quelques passants égarés.

Ces gens-là semblent tout faire pour mériter au moins l’eau courante et les égouts qui composent la base de toute condition de vie digne, mais ils n’y ont pas droit. Et malgré tout, les discours tenus sont plus proches d’un plaidoyer pour le modèle sud-coréen et pour le gouvernement conservateur actuel, qu’une critique du système en place. Bien sûr ces propos sont partiellement dus au patriotisme sans faille de chaque Coréen, toujours prompt à vanter les prouesses de son pays devant les étrangers, mais cette adhésion totale et semble-t-il sincère à un modèle qui les a broyés laisse perplexe. Les Coréens sont-ils moins enclins à se rebeller contre un ordre établi ? Est-ce pour cette raison que de l’autre côté du 38ème parallèle trois générations de dictateurs se succèdent sans que le peuple se soulève ? Le prétexte d’un peuple naturellement plus soumis serait confortable, mais ne convient pas, car dans ce cas, comment expliquer les multiples soulèvements des Coréens contre l’occupant japonais, puis contre les régimes militaires autoritaires de Syngman Rhee dans les années 60, puis contre le général Chun Doo-hwan dans les années 80 ?

Peut-être que si les habitants de Guryong semblent accepter leur sort, c’est parce qu’en Corée, pays dont la plupart des gens ne mangeaient pas à leur faim il y’a à peine 40 ans, et dont les traumatismes liés à la misère sont toujours vivaces chez les plus de 50 ans, être pauvre c’est faire partie de ces quelques attardés n’ayant pas su profiter d’une période où le pays tout entier se sortait de la misère. Etre pauvre, c’est n’avoir pas su participer à ce mouvement général vers la prospérité qui fait la fierté de tout un peuple, pour vivre encore dans la Corée d’il y’a un demi-siècle : cette Corée miséreuse, traumatisante, presque tabou. Bref, être pauvre pour un Coréen, c’est bien sûr une souffrance, une précarité, une faiblesse, mais c’est avant tout  une honte.

Voilà pourquoi, lorsqu’on est pauvre, on le cache. Il suffit d’observer les rues de Séoul pour réaliser que la Corée n’est pas faite de riches et de pauvres, mais de riches et de faux riches, qui même s’ils sont payés à coups de lance-pierre, et vivent dans un taudis, auront néanmoins les attirails de la richesse, en premier lieu desquels les berlines de luxe allemandes ou japonaises et les sacs de marque française ou italienne. Voilà pourquoi aussi, les habitants de Guryong tiennent ces discours et ces comportements: ils n’adhèrent pas forcément au système qui les broient, mais nient leur pauvreté en public en adoptant un comportement que l’on prêterait aux riches dont ils sont pourtant aux antipodes.

L’absence de vol participe peut-être du même procédé comportemental : voler renvoie à une époque pas si lointaine et peu glorieuse où les pauvres y étaient contraints pour manger. Le miracle économique coréen a bien sûr balayé ces pratiques dans les faits, mais il n’a pas tout à fait effacé l’image du voleur miséreux dans les esprits. En Corée, le voleur n’a rien d’un Arsène Lupin, gentleman cambrioleur, et tout de cette vermine crasseuse que l’on croise dans les romans de Dickens, ou dans les souvenirs d’une Corée que les Coréens préféreraient oublier.

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Désinformation

Rendre compte de la situation d’un pays aussi inaccessible que la Corée du Nord doit être le cauchemar de toute rédaction, et on imagine la démotivation du pigiste ou du stagiaire devant la médiocrité et la maigreur des informations à partir desquelles il va devoir pondre son article sur ce pays mystère. Mais ces difficultés ne devraient pas être prétexte pour traiter le sujet nord-coréen de manière désinvolte.

Or qu’apprenons-nous dans les rubriques actualité internationale de la presse en ligne française du 20 août? Que la pénurie de femmes vierges serait le grand sujet d’inquiétude du leader nord-coréen Kim Jung-un, la virginité étant l’un des critères de recrutement de la “brigade du plaisir” chargée de divertir le dirigeant et quelques privilégiés.

 

L’information, semble-t-il révélée en France par le blog hébergé par lemonde.fr Big Browser et reprise en coeur par une douzaine de sites d’informations, nous révèle que cette pénurie assez particulière serait en tête des préoccupations de Kim Jong-un, avant même les exercices militaires conjoints américano-sud-coréens.

Car le phénomène serait d’une ampleur majeure: poussée par la misère, la prostitution serait galopante au point que 60% des jeunes filles nord-coréennes de 16 ans auraient eu un rapport sexuel. Cette information a été jugée suffisamment fiable pour dispenser la plupart de ces sites d’informations de l’utilisation du conditionnel, car voyez-vous, ces chiffres seraient issus des examens médicaux effectués lors de la conscription.

Bien sûr ces révélations ne sont pas le résultat d’une quelconque enquête journalistique directement effectuée par l’un de ces sites d’informations qui d’ailleurs ne s’en cachent pas : ils ne font que rapporter les éléments d’un article publié par la version web anglophone du premier quotidien sud-coréen Chosun Ilbo, lui-même traduction d’un article initialement publié en Coréen.

Il n’y a jusqu’ici rien de choquant. Entre la barrière de la langue, le fait que la presse libre nord-coréenne soit inexistante, et le fait qu’aucun média étranger, à l’exception de l’agence de presse AP, ne dispose de correspondant basé en Corée du Nord, il est logique que les médias français n’aient d’autres recours que celui de se fier parfois à leurs confrères sud-coréens pour évoquer la Corée du Nord: mieux vaut cela que ne pas en parler du tout.

Le problème c’est que les reprises françaises de l’article coréen n’en sont pas. Elles s’en inspirent certes, mais pour ensuite broder une histoire qui colle aux attentes de lectures estivales légèrement racoleuses : un dictateur vociférant qu’on ne lui ramène pas assez de jeunes vierges, car celles-ci sont occupées à faire le tapin dès 16 ans.

Qui sait? Cette vision est peut-être proche de la réalité, mais elle n’est en aucun cas rapportée par l’article sud-coréen, ni sa version coréenne, ni sa version anglaise qui constitue l’unique source d’informations des articles français. A aucun moment n’est-il fait mention de Kim Jung-un, encore moins d’un quelconque mécontentement de sa part. Tout juste est-il fait mention en une ligne dans la version coréenne et en deux lignes dans la version anglaise d’un article qui en fait plus de 40, que d’après un réfugié nord-coréen, ancien membre gradé d’une antenne provinciale du Parti des Travailleurs, les autorités auraient du mal à recruter des femmes vierges pour cette fameuse “brigade du plaisir”.

La statistique concernant la virginité des jeunes femmes nord-coréennes relèvent du même fantasme, car d’après l’article du Chosun Ilbo, ce ne sont pas 60% de jeunes femmes nord-coréennes qui auraient eu un rapport sexuel à 16 ans, mais 60% des jeunes femmes de la municipalité de Chongjin. L’article précise par ailleurs que ce chiffre est une affirmation du même réfugié nord-coréen que précédemment.

L’article du Chosun Ilbo lui-même est à prendre avec des pincettes. D’abord parce que ce quotidien, tout comme la plupart de ses confrères sud-coréens, n’est pas un modèle d’indépendance journalistique, qu’il a lui même été l’instrument de propagande des régimes militaires sud-coréens des années 80 et qu’il penche toujours aujourd’hui en faveur des partisans d’une ligne dure face à la Corée du Nord.

Surtout parce que le journaliste qui a travaillé sur cet article n’a eu d’autre choix que de faire appel à des sources d’information dont la fiabilité est discutable: les services de renseignements sud-coréens d’abord, certainement parmi les organisations les mieux renseignées sur la situation en Corée du Nord, mais dont l’objectif est plus la désinformation concernant un pays contre lequel il est toujours techniquement en guerre, que l’information impartiale. Un article du Chosun concernant la Corée du Nord basé sur des sources des services de renseignement sud-coréen, c’est un peu comme un reportage de Fox News sur l’Irak de Saddam Hussein commenté par un officiel de la CIA, avec certes, la qualité en plus.

Les témoignages des réfugiés nord-coréens ne peuvent pas non plus être reçus sans une certaine précaution. Il ne s’agit pas ici de mettre en doute ni l’atrocité de leurs expériences, ni l’absolu cruauté du régime totalitaire en place en Corée du Nord. Mais les membres sud-coréens des associations d’aides aux réfugiés nord-coréens vous le diront eux-mêmes: si le parcours individuel courageux et admirable de chacun des réfugiés doit être loué et soutenu, leurs témoignages ne reflètent pas toujours la réalité nord-coréenne, parce qu’au travers de leurs témoignages, les réfugiés poursuivent eux-mêmes un agenda militant – bien évidemment louable – d’opposition au régime du Nord, ou de reconnaissance par une société sud-coréenne qui n’est pas toujours tendre avec eux. Et que ces objectifs peuvent parfois inciter certains à forcer le trait, voire à inventer.

Voilà quelques uns des filtres dont le lecteur devrait avoir conscience avant d’ingurgiter toute information sur la Corée du Nord: une situation déjà suffisamment compliquée pour qu’un média en quête de raccourcis sensationnalistes ne viennent en rajouter, même en plein mois d’août.

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