Comment on date un cadavre

C’est une mode macabre qui semble saisir les meurtriers ces temps-ci : découper et cacher les cadavres de leurs victimes, comme dans l’assassinat de Lætitia Perrais ou dans l’affaire, plus récente, de cette famille nantaise disparue, dans le jardin de laquelle au moins un corps démembré a été découvert ce jeudi 21 avril. La première question qui se pose, lorsque l’on retrouve des restes humains est : à qui appartiennent-ils ? Et, tout de suite après, les enquêteurs veulent savoir quand et comment la personne est morte.

Pour le savoir, il faut reconstituer ce que Patricia Cornwell a nommé la séquence des corps, titre de l’un de ses romans : la décomposition d’un cadavre se fait dans un ordre biologique bien précis et prend plus ou moins de temps suivant les conditions dans lesquelles elle se déroule. En découvrant un corps, la police scientifique peut remonter le temps et donner une date voire une heure du décès. Pour y arriver, il a fallu étudier toutes les manières dont un corps mort retourne à la nature. En général, ces travaux de recherche sont effectués sur des cochons, qui sont de bons analogues au corps humain. Mais il existe un endroit unique dans le monde où ces études sont réalisées sur de vrais cadavres humains : l’Anthropological Research Facility (ARF), à Knoxville (Tennessee), plus connue sous le nom de The Body Farm, littéralement “la Ferme des corps”, qui est aussi le titre anglais du livre de Cornwell que j’ai cité plus haut.

En lisant ce roman, j’ai senti que l’endroit dont parlait l’auteur n’était pas un lieu de fiction et j’ai décidé d’y partir en reportage. J’ai donc été le premier journaliste français à mettre les pieds dans ce lieu de science incroyable qu’est la Ferme des corps de l’université du Tennessee, laquelle est avant tout le domaine du chercheur qui l’a créée, le docteur William Bass, Bill pour ses invités. C’était en septembre 2000 et l’article est paru quelques jours après dans Le Monde. Voilà comment il commençait :

« Vous n’avez jamais vu de mort ? Eh bien, dans un instant, vous ne pourrez plus prononcer cette phrase ! » Les cheveux blancs coupés en brosse, jean, polo et tennis comme pour un pique-nique à la campagne, William Bass descend du pick-up climatisé qu’il vient de garer sur le parking étouffant de l’hôpital universitaire de Knoxville. Même en septembre, l’été a de beaux restes au Tennessee, et ce n’est pas la meilleure saison pour franchir la porte que le docteur Bass débarrasse de ses chaînes et cadenas. Un grand papillon jaune folâtre. Le grillage est doublé d’une haute palissade surmontée de rouleaux de fil barbelé.

Trois acres boisées à flanc de colline, surplombant la Tennessee River. La quarantaine de locataires que compte en permanence cet endroit si secret ne se lèvent jamais. A plat ventre, torse nu, la barbe éparse, un homme nous regarde. Arrivé récemment, il se parchemine au soleil. Les autres s’en protègent sous des bâches que le maître des lieux soulève sans répugnance. La cage thoracique de celui-ci (ou peut-être est-ce « celle-là », comment savoir ?) ne soutient plus rien, ne contient plus grand-chose. Chair, muscles et organes ont coulé entre les os, qui barbotent dans une bouillie brunasse. Ici dépasse un pied cramoisi. Là, un squelette blanc, presque poli, touche à la fin du voyage. Ils sont partout. Ailleurs, enfin, ne reste plus qu’un scalp, gisant sur une tache noire en forme de silhouette. Le cadavre a été emporté mais ses fluides ont empoisonné le sol, l’herbe a disparu, les arbustes alentour agonisent d’avoir aspiré la mort par les racines. Bienvenue à la Ferme des corps. « Si vous ne vous sentez pas bien, vous n’avez qu’à marcher un peu », avait conseillé Bill Bass. Marcher, pour aller où ? Ils sont partout, par terre, sous terre, peut-être dans le coffre de la vieille Chevrolet ou de l’Oldsmobile blanches qui rouillent près de l’entrée. Ils sont partout et surtout dans l’air. Car même si l’on réussit à fixer ses yeux sur une zone vierge, on ne peut faire abstraction d’une chose : l’odeur. Une pestilence insoutenable comme celle qui doit régner sur un champ de bataille quelques semaines après les combats. Contrairement aux autres sens, l’odorat n’a pas de transcription directe dans le langage. Il existe autant de référents qu’il y a d’odeurs. Cela fleure bon le jasmin, mais cela ne sent pas rouge, ni grave, ni amer, ni rugueux… Ici, cela sent plus que la charogne, parce que l’on sait qu’il ne s’agit pas d’un simple chien crevé. Une puanteur douceâtre, insidieuse et agressive à la fois, presque insoutenable, qui semble regrouper toutes les odeurs de la vie quotidienne et dont on croit retrouver ensuite un composant dans son eau de toilette, dans le papier d’un livre que l’on feuillette, dans la viande que l’on mange ou dans sa propre sueur.

Bill Bass a créé la première version de l’ARF en 1971 car la littérature scientifique manquait de données pour aider la police scientifique à déterminer la date du décès pour les cadavres en décomposition. Huit ans plus tard, après s’être aperçu qu’il devait multiplier les expériences dans toutes les conditions imaginables, il obtient un grand terrain proche du centre-ville où la véritable aventure scientifique de la Ferme des corps commence, ainsi que je l’écrivais en 2000 :

P OUR analyser les processus post mortem, les facteurs biologiques et environnementaux participant à la décomposition d’un cadavre, plusieurs centaines de corps ont séjourné sur l’ARF. Habillés, nus, enveloppés dans du plastique ou dans un tapis, au soleil, à l’ombre, sous l’eau, sous terre, dans le coffre des deux Américaines blanches, toutes les situations ont été testées et le sont encore. Grâce à ces recherches, la « séquence » des morts est désormais bien établie, explique le docteur Bass : « Cela commence de manière interne. Les enzymes du système digestif commencent par manger les tissus, ce qui engendre la putréfaction. La première chose que vous voyez, c’est la décoloration de la région intestinale. Puis le corps saigne et entame sa décomposition. S’il se trouve à l’air libre, les insectes vont y avoir ac1cès. Ils sont là pour aider à la disparition des tissus morts. Leurs oeufs vont donner naissance à des larves qui mangeront la matière. Au bout de trois semaines, elles seront devenues adultes. C’est pour cela que, en général, si vous découvrez sur un cadavre les cocons vides ayant contenu les pupes de ces mouches, vous pouvez dire qu’il s’est écoulé au moins vingt et un jours depuis la mort. »

Les habitants de la Ferme des corps y séjournent en moyenne une année. Et tels des Attila involontaires, là où ils ont couché, l’herbe ne repousse pas avant deux ans, en raison des acides gras qui l’empoisonnent. Le sol est ainsi analysé de manière à savoir, même en l’absence de cadavre, combien de temps celui-ci y a résidé. Idem pour l’odeur. Directement importés de l’industrie du parfum, des nez artificiels reniflent les arômes pestilentiels et dessinent les courbes de différents marqueurs chimiques au fil du temps. Si l’ordre des événements advenant après la mort ne varie jamais, la vitesse du processus, elle, est sujette à des fluctuations, avant tout en raison de la température. Un corps pourrit moins vite à Chicago qu’à Miami.

William Bass a pris sa retraite en 1998 mais, aux dernières nouvelles, il est toujours actif. Il a raconté ses souvenirs dans un livre co-écrit avec le journaliste Jon Jefferson et intitulé La ferme des corps. Les deux hommes ont poursuivi leur collaboration en publiant plusieurs romans policiers qui parlent beaucoup d’ossements. Après m’avoir montré son “domaine”, Bill Bass m’avait invité à prendre un verre chez lui. J’avais profité de ce moment de détente pour lui demander à quoi il rêvait la nuit. Il m’avait répondu : “C’est curieux, vous êtes le premier à me poser la question. Je ne l’ai jamais dit à personne – y compris à ma troisième épouse, Carol – mais, de temps en temps, je rêve que je tue quelqu’un et que je tente de cacher son cadavre dans la Ferme des corps.”

Pierre Barthélémy

7 commentaires pour “Comment on date un cadavre”

  1. Un épisode de la dernière saison de Bones se déroule dans La Ferme des Corps justement, avec un cadavre dissimulé parmi les ‘locataires’ !

  2. Toujours aussi intéressant, merci 🙂

  3. Vous faites un grand travail dans le domaine de la datation du cadavre.J’aimerais savoir si on peut dater le dernier souffle de vie de ce dernier.Merci

  4. Petite question: d’ou viennent les corps de cette ferme?
    Les gens donnent t ils leur accord de leur vivant?

    Je ne suis pas tres sur de vouloir terminer mon existence materielle en decomposition sur une pelouse surchauffee du Tenessee avec des larves dans le corps 😉

  5. @William Faulkner (le ressuscité) : au tout départ, Bill Bass récupérait les corps de personnes dont la ville ne voulait pas payer les frais d’inhumation. Puis, il a travaillé avec les cadavres de personnes ayant légué leur dépouille à la science. Par la suite, lorsque la Ferme des corps a commencé à être connue aux Etats-Unis, il a fait établir par un avocat un document par lequel les volontaires pourraient spécifiquement donner leur corps à l’ARF.

  6. Merci pour la reponse!
    Finalement, je suis tres bien installe au cimetiere d’Oxford, Mississippi: je ne bougerais pas! 😉

  7. Intéressant. J’imagine que cette ferme se situe assez loin de toute habitation, mais je me demande quand même si le fait de simplement humer cette pestilence est bien sain !
    Souvenir d’un bouquin de Fred Vargas qui abordait un peu le sujet, notamment quand aux différents insectes qui font tour à tour leur “apparition” sur le cadavre, et permettent sa datation. Genre, si “x” est présent, le cadavre date d’au moins 4 jours, mais si “Y” n’y est pas, le cadavre a moins de 7 jours…

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